Le Musée des Deux Mondes, 15 février, 1877

EN HOLLANDE

La vie hollandaise diffère entièrement de la nôtre. A Paris, les habitants s’entassent à plus de quatre-vingts parfois dans de sombres casernes à six étages, et gravissent un nombre incalculable de marches pour gagner leur chambre; en Hollande, chacun possède une maison large et peu élevée, un jardin encapuchonné de pétunias et de glycines, et griffé par des houx aux bords jaunes. Comme les Anglais, les Brabançons s’enferment chez eux, dans leur home, et dépensent la majeure partie de leurs revenus à se dorloter, à bien manger et bien boire. Ah ! les joies des fines victuailles et des amples rasades, nul ne les dédaigne dans la Flandre du Nord, mais ce n’est pas sans une secrète appréhension qu’un Français, invité à dîner chez un Hollandais, contemple sur la table les mets qu’on y apporte :

Soupe aux boulettes de viande et au pourpier, potage au vin et à la cannelle, lièvre et canard à la marmelade de pomme, poulet à la purée de groseille, veau aux pommes cuites et aux endives, choux rouges à la graisse et au miel, fromage rude et poivré, gingembre, et en guise de cornichons et de pickles, des côtes de melons et des cerises confites dans le vinaigre. Voilà pour le manger. — Quant à la boisson, elle se compose de bière, de bordeaux alcoolisé et couleur d’amarante, et, dans les dîners de cérémonie, de porto doré et de vin pâle du Rhin.

Les repas occupent la plus grande partie du jour. — A huit heures, le matin, le thé fume dans les tasses, des sandwiches de pain d’épice et de beurre, de radis noir et de boeuf fumé, de pain de seigle et de pain tigré de raisins, défilent sur la table. — A onze heures, un nouveau déjeuner se prépare: du café au lait, des tartines beurrées et piquées de grains d’anis, du fromage de Hollande, du chapsigre râpé en une poudre verte; à quatre heures, dîner: soupe, trois ou quatre plats accompagnés de pommes de terre; à huit heures, enfin, souper où l’on boit à nouveau du thé et où l’on mord derechef dans des tartines de pains variés.

Si vous joignez à toutes ces mangeailles et à toutes ces boissons les apéritifs, les amers tels qu’ils les nomment: le skidam poudré de sucre, le bitter rouge ou jaune coupé de genièvre, vous pouvez dire que vous vous êtes levés devant une table et que vous regagnez votre lit derrière une autre.

La vie est bonne, au demeurant, dans ce pays des kermesses et des buveries ! — La propreté belge, qui n’est qu’un mythe, resplendit en Hollande d’excentrique façon; tous les samedis, il y a le branlebas du nettoyage: les servantes rincent les devantures des maisons avec des seringues, les cuisines luisent comme des salons, les vaches ont, dans l’étable, la queue attachée en l’air de peur qu’elles ne se la souillent des éclats de leur bouse; quant aux Hollandais eux-mêmes, ce sont gens obligeants et aimables, moins lourds et moins froids qu’on ne le suppose, mais presque tous sont d’une pudeur excessive qu’alarment sans relâche les romans réalistes de l’École française. — Les compatriotes de Jan Steen, le peintre joyeux des bons buveurs, le Villon des mauvais lieux, qu’il célèbre jusqu’au triomphe, considèrent nos hardies tentatives comme d’abominables turpitudes, et ils ne lisent plus guère que les romanciers pour familles: les Anglais Dickens et Thackeray et l’Allemand Freytag.

Eux, les voici de pied en cap, grassouillets, bedonnants, rouges, du bleu dans la prunelle et du rose sur les lèvres; elles, les voilà: grandes, blondes, blanches, un peu massives, vêtues, dans les campagnes, d’étoffes couleur de coquelicot et de violette, coiffées de casques d’argent et d’or sur lesquels, ô misère! elles plaquent d’horribles chapeaux de paille, ornés de rubans criards! — Je n’ose parler des enfants du peuple. Vous connaissez les galopins d’Ostade, ce sont eux sans exagération; ils semblent taillés grossièrement à coups de serpe et mal équarris. Mais, regardez, la toile va se lever sur la Hollande, voici les décors de la scène; le premier représente la capitale de ces joyeux compères: La Haye.

Je ne m’attendais guère à la rencontre que je fis, dans cette ville, dès le premier jour. Je passais, pour me rendre au Musée, par le marché aux poissons, quand je me trouvai vis-à-vis d’une cigogne qui marchait, l’air réfléchi, et qui, s’arrêtant devant moi, me dévisagea gravement. Je lui cédai le passage, mais deux, dix, se promenaient ainsi dans les allées, pêlemêle, avec les acheteuses et les marchands. J’appris alors que la cigogne, figurant, un serpent au bec, dans les armes de la ville, avait droit de cité et pouvait au besoin réclamer protection et aide contre les imprudents qui les voudraient bousculer ou cribler d’injures.

Si j’excepte cette coutume bizarre, La Haye ne présente aucun caractère pittoresque. — Les quartiers abondent de grands boulevards, somptueux et larges; mais ces curieuses ruelles, ces étonnantes maisons qui courent ou se dressent à Amsterdam et à Delft n’existent pas dans cette ville. Seul, le quartier des réprouvés, la juiverie, reconnaissable à la prodigieuse saleté de ses bâtisses, fourmille çà et là de bambins court vêtus et d’horribles vieilles qui semblent échappées d’un sabbat et grouillent sur le pas des portes ou dans le trou fameux des caves, toutes vives enlevées d’une eauforte de Rembrandt.

Mais si, pour voir un peu de couleur locale, les artistes doivent s’enfoncer dans les boues enténébrées du Ghetto, ils trouveront, en revanche, près de La Haye, une forêt séculaire, une armée d’arbres magnifiques, des batailles de chênes titanesques qui enchevêtrent leurs bras, à des hauteurs inouïes, dans des trous d’azur ; ils auront aussi, par les soirs étouffants d’été, la plage de Scheveningue, où déferle la mer, et ils pourront humer l’odeur salée des grandes vagues, en dégustant le thé qui bout, près de leur chaise, dans un seau de fer engorgé de braises roses.

Et puis, les environs de la ville sont charmants. Ici, des milliers de moulins à vent qui virevoltent et tournent, écrasant les baies des genévriers, c’est Schiedam, la grande distillerie du Nord, qui engraisse, par année, plus de 30.000 porcs avec le marc de ses pressoirs ; là, ce sont des bateaux tirés sur le chemin de halage par un cheval (le trekschuit) qui va trotter vers Delft, la ville des anciennes faïenceries, l’ancienne émailleuse des buires dorées et des grands plats polychromes, enguirlandés de chinois et fleuris de rinceaux. Que tout cela est loin! Delft ne fabrique plus de potiches; c’est un bourg commerçant, une comparse du théâtre des villes, une figurante qui s’efface dès l’entrée en scène du premier rôle, de la diva et de la Hollande, d’Amsterdam, la Venise du Nord, la cassette des éblouissants joyaux de Rembrandt et de Ruysdaël !

Amsterdam est un rêve, une débauche de maisons et d’eau; la rue, c’est un canal où dorment des navires, et au-dessus des toits denticulés secouent leurs flammes ; une activité prodigieuse règne dans cet immense port. Les steamers chauffent sans relâche pour les Indes et pour Java ; cutters, frégates, bricks, vapeurs, trois-mâts, goelettes de tous les pays dressent dans le ciel le treillis de leurs vergues et déploient au vent qui les ronge leurs pavillons, dont les couleurs ondulent. Amsterdam, c’est un étonnant fouillis, c’est un admirable spectacle, c’est, à chaque coin de rue, un renouveau pittoresque; c’est la terre promise, l’Élysée des marins et des artistes !

Deux musées sans pareils : le Trippenhuis et la galerie Van der Hoop; un troisième, plus moderne, mais plus pauvre, le musée Fodor, vont ouvrir leurs portes. On entre, en hésitant, dans le Trippenhuis; la radieuse vision de la Ronde de nuit est là, séparée de vous par un mur. On va enfin voir le Rembrandt tant vanté, le rêve souvent de toute une existence va se réaliser; que va-t-on éprouver devant cette toile ? Sera-t-on poigné ? sera-t-on déconcerté ? la fascination de cette oeuvre est-elle aussi opprimante qu’on l’assure ? le magisme de ses couleurs est-il aussi puissant qu’on l’a toujours dit ?

Il l’est plus que je n’osais le croire. Oui, malgré les savantes attaques d’une critique injuste, la ronde du capitaine Banning Kook est admirable et sublime ! Éblouissement! merveille! Dans cette fumée d’or, des figures étranges descendent de la toile, une fillette, enroulée de soie laiteuse et casquée de cheveux d’or semés de perles, resplendit, étrange, en plein soleil. Quelle couleur dans ce tableau qui a le feu au ventre! Des hommes vêtus de rouge vif, des justaucorps d’un blanc qui s’échauffe et va toucher au jaune, des noirs de velours et de moires ! Les figures pâles, éveillées, fières, jaillissent, vont parler, vivent ! Tout cela remue, tout cela bouge ! Les hallebardes, les étendards luisent dans l’ombre, le tambour bat, les arquebuses font entendre leurs cris secs, les hommes se pressent, sortent de l’obscurité, se dressent dans le plein jour ; c’est un assourdissement d’ombre, un tohu-bohu de soleil, une poussée de foule, un vacarme de teintes; c’est la merveille du clair-obscur; c’est, par excellence, l’invincible et radieux chef-d’oeuvre !

Ah ! l’on sort de cette salle enfiévré et troublé! C’est à peine si l’on a jeté un regard sur le Banquet de Van der Helst, qui fait face à la Ronde de nuit; mais Rembrandt tue et écrase tout autour de lui! — Montez un étage: voici les Syndics des drapiers, un autre chef-d’oeuvre. — Quel homme, quel dieu que ce peintre! J’avais vu, à la Haye, la Leçon d’anatomie et le Siméon au temple; je ne croyais pas qu’il pût être plus grand et plus beau, et je reste atterré, frémissant, dans ce Trippenhuis, le réceptacle de toutes les gloires, le musée ou resplendit le victorieux génie du Van Rhin !

Il faudrait un millier de pages pour apprécier, même brièvement, ces immenses salons. — Les Govaert Flinck, les Teniers, les Metzu, les Ostade, les Terburg, les Ruysdael, les Steen, se pressent sur les murs, et un tableau trop peu connu de Zorgh, la plus belle marine que je connaisse, une Tempête sur la Meuse, bat son cadre d’or de ses vagues échevelées et glauques. Et ce n’est pas tout; à quelques pas plus loin, le musée Van der Hoop, installé dans l’ancien hospice des vieillards, renferme, lui aussi, d’incomparables toiles; il contient le plus beau Steen du monde: une femme, énorme, ventrue, dépoitraillée, soûle, une pipe dans une main, riant et battant des jambes, dans les bras d’un pochard qui rayonne, tandis qu’une affreuse mégère lui dérobe son manteau. Mais la perle, le joyau de cette collection, c’est un Moulin de Ruysdaël. Jamais paysage ne m’a ainsi ému, et il est fait avec rien! Un moulin à vent égratigne le ciel de ses bras et détache sa carcasse claire sur une tempête de nuages qui roulent et se bousculent, gonflés de pluie! Jamais la mélancolie du grand maître, ravivée encore par le navrement de la nature aux approches des sombres journées d’hiver, n’a été ainsi rendue! Jamais les angoisses de l’artiste qui s’attaque à la nature; jamais la douleur d’un site qui frissonne et se plaint, aux arrivées des neiges, n’a ainsi crié, n’a ainsi saigné dans une toile ! Ah ! tenez, j’excepte Rousseau, un vaillant peintre, mais je voudrais voir tous les paysages léchés et ensoleillés de nos gloires modernes ; je voudrais voir toutes les grisailles, tous les vains crépuscules, tous les faux levers d’aube de Corot, à côté de ce Ruysdaël, comme tout ce factice si réputé et vendu si cher tomberait en miettes ! Mais à quoi bon faire justice une fois de plus de certains des engouements d’aujourd’hui ? mieux vaut, à coup sûr, aller voir les trois Descamps du musée Fodor, et comme la faim commence à vous talonner, après s’être rendu à l’hôtellerie et avoir pris dans les caisses odorantes de Hayenius, sur le Dam, un pur havane, à la robe blonde et tachetée de points d’or, déambuler dans la grande rue de la ville, le Kalverstraat, et s’asseoir à la porte d’un estaminet. Ici encore, les moeurs hollandaises diffèrent des nôtres. Nous aimons les cafés flambants de gaz, le va-et-vient des garçons, l’entrée, la sortie des buveurs, le hourvari, enfin, des endroits joyeux. Dans la Néderland, rien de semblable. Un café se divise en deux parties: l’une est éclairée, celle du fond, où l’on joue la poule; l’autre, celle de l’entrée, est absolument noire, séparée qu’elle est de la première par un rideau de serge verte qui éteint la lumière. Rien de plus étrange que ces devants d’estaminets: personne ne se voit; çà et là, dans l’obscurité de la nuit, luisent les points de feu des pipes; l’on n’entend aucun bruit : les Hollandais digèrent. Enfouis dans l’ombre, ils boivent et regardent, sans être vus, tous ceux qui passent. Cela semble les divertir singulièrement; moi, je déclare, en toute franchise, que cela m’ennuyait fort de chercher à tâtons la tasse de thé qui me brûlait les doigts.

Le voyage d’Amsterdam à Haarlem se fait en quelques heures. Haarlem est charmante ; c’est la patrie des tulipes, la ville qui vendit, jadis, un oignon de cette fleur, le semper augustus, 13.000 florins ! et c’est elle aussi qui a donné le jour à Laurent Coster et à Hais !

Huit pages de ce peintre crèvent les murs du Stadhuis, huit tableaux de corporations, dont deux inachevés et bâtis et maçonnés Dieu sait comme! à coups de pouce, à coups de truelles, pan ! la pâte s’écrase et la figure vit d’une vie intense; elle s’élance, furibonde, de la toile, ou rit, narquoise, dans le cadre qu’elle déborde !

Hais est un magnifique artiste, et, cependant, dans ce musée de Haarlem, qui ne contient environ que cent quatre-vingts tableaux, d’autres maîtres, presque inconnus du public, hélas! luttent avec lui! Jan de Bray, un grand portraitiste qui a brossé avec moins de fougue, mais avec un admirable talent, les régents et les régentes de l’hospice des enfants pauvres et des lépreux; Johannes Verspronck, qui expose un portrait d’homme d’une fière tournure et peint dans les tons du gris d’argent; Pieter Latsman, qui jette, comme Rembrandt, son élève, la poudre d’or du soleil sous les noirs arceaux; Pieter Breughel le jeune, qui, je ne sais trop comment expliquer cela, dans une toile intitulée les Proverbes flamands, interprète de cette façon l’adage populaire : « En jouant, on perd le monde », par un paysan déculotté, battant les cartes, assis sur le rebord d’une fenêtre et souillant une boule terrestre qui dégringole sous la pesanteur de cette... plaisanterie. Et je ne parle que des plus curieux !

Mais, la place me manque, et pour en finir avec les musées de Hollande, je citerai encore Rotterdam, qui possède, entre autres beaux tableaux, un Hobbema, un David de Heem et un Cuyp ; Bréda, qui cache dans sa basilique un tombeau sculpté par Michel-Ange ; Utrecht, une ville bizarre avec ses labyrinthes de canaux et sa cathédrale gothique, dont la nef écroulée se trouve séparée par une grande place du transept et du choeur. Utrecht ne possède pas de collection publique, mais l’archevêque a réuni dans son palais un petit musée de Cluny, orné des plus belles et des plus rares pièces: étoffes anciennes, soies griffées d’étincelles, vieux velours frappés, bijoux d’un goût sauvagement baroque, et des tableaux des primitifs allemands, des christs émaciés, exsangues, tordus tout pantelants sur le bois du gibet; des vierges longues et frêles, abîmées de douleur et convulsées dans des angoisses d’agonisantes, s’enlèvent avec l’éclat livide de leurs chairs sur les fonds d’or unis ou guillochés d’emblèmes.

Ah ! la Hollande est le pays des arts! oui; mais, vous, les artistes qui raffolez de la couleur, et vous les touristes qui aimez les vues singulières, hâtez-vous! Le Brabant du Nord va périr! les costumes trempés de vermillon, les orfèvreries splendides des riches paysannes disparaissent de jour en jour, les villes seront bientôt parées au goût de Paris, les trekschuit rejoignent déjà, dans les décombres du passé, les pataches mortes; les bourgmestres et les échevins n’exultent plus devant les flammes diaprées des tulipes; les carillons tintent moins gaiement; les longues pipes chaperonnés de grillages ne se fument plus guère; hâtez-vous, la patrie de Rembrandt et de Steen ne sera bientôt plus la joyeuse et la pittoresque Hollande !

Joris-Karl Huysmans



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