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Les Soeurs Vatard (1879)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XX.


A ÉMILE ZOLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


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Chapitre XIII

La soirée que Désirée passa, rue du Cotentin, valut trois jours de répit à son père. À défaut des chansons qui naguère filaient et battaient de l’aile contre les vitres, Vatard n’eut plus du moins à subir le han étouffé des sanglots, le silence irrité des gestes. Sa fille était devenue plus calme, bâfrant à peu près, buvant presque, ne regardant plus en dessous avec des yeux assombris ou rageurs. Elle s’était attendue, le lendemain matin, après que sa surexcitation de la veille fut tombée, à une avalanche de reproches. Son père n’avait fait aucune allusion à sa rentrée tardive dans la nuit. Elle lui en fut reconnaissante et son larmoiement cessa.

Mais cette douceur résignée ne dura point. Elle oublia vite la douleur du conscrit en marche, n’établit plus de comparaison entre son sort et celui des autres, et, de nouveau, elle gémit sur les entraves apportées à sa liberté, le soir.

Quant à Céline, elle persistait à être insupportable. Anatole avait cependant disparu. — Les bruits colportés à l’atelier le représentaient comme vivant en concubinage avec une corsetière — elle avait donc lieu de se tranquilliser ; elle était, en effet, moins épeurée, mais son humeur continuait d’être massacrante. C’était à son peintre maintenant qu’elle en voulait.

D’abord, il ne la sortait presque pas, ne lui procurait aucun amusement, la laissait se morfondre dans un coin, comme un animal qu’on sait être là et avoir mangé. Elle n’avait d’autres ressources que de tourner ses pouces, de se lever, de se rasseoir, d’épousseter un meuble, de rapiécer une culotte, de faire chauffer de l’eau. Ces distractions lui semblaient insuffisantes. Elle en venait à souhaiter que son amant eût besoin de quelque chose pour descendre se réveiller les yeux au grand air et jaboter, en remontant, avec la concierge.

Et puis, il était peu généreux et il devait cependant être moins panné qu’il le prétendait, car il rapportait constamment de vieux bouts de tapisseries, des lambeaux d’étoles, des faïences sans gueule ou sans fond, un tas de cochonneries et de loques bonnes à mettre au panier d’ordures. Il était vraiment pingre ! Aimant ses aises, ne se refusant rien, il ne s’occupait pas si elle enviait un bijou ou voulait une robe. Parfois, il l’emmenait dîner, lui payait une place au théâtre, mais de l’argent, de la main à la main, jamais ! On eût dit qu’il ne consentait à lui offrir un plaisir qu’autant que lui-même devrait en prendre sa part.

Un beau jour, il cessa de l’emmener au restaurant. Avec sa manie de commander du lapin et de s’aiguiser les dents sur la carcasse ; avec sa façon d’attacher sa serviette, de remplir les verres jusqu’au bord, de rire en se trémoussant sur une chaise, de patauger dans les plats, avec sa fourchette, pour y trouver des petits oignons, elle l’exaspéra.

Un autre beau jour, il cessa également de l’emmener au théâtre. Ses joies d’enfant, ses battements de mains, ses sauts sur la banquette, ses jets de corps sur la balustrade, ses coups de pieds maladroits dans les petits bancs, sa manière de troubler la lorgnette en la tripotant, ses achats de sucre de pomme et d’oranges, l’horripilèrent.

Puis, le lendemain, c’était pis encore. Elle jugeait nécessaire de lui narrer la pièce depuis la première jusqu’à la dernière scène, s’extasiait sur les formes de l’acteur chargé du grand rôle, sur l’héroïne et sa robe blanche, sur le château et la forêt du décor, sur les voisins qu’ils avaient eus, sur les loges, sur l’ouvreuse, sur tout. Les remarques saugrenues dont elle assaisonnait son récit le bouleversaient et il se ruait sur sa boîte à couleurs, en essayant de s’absorber dans le travail pour ne plus l’entendre.

Lorsqu’ils se promenaient ensemble, elle était peut-être encore plus lassante ; elle s’arrêtait à tout bout de champ, devant les mercières, mangeait des croquets et des chaussons, lui empruntait son mouchoir pour s’essuyer les doigts, le forçait à faire halte, à regarder ces interminables parties de volant que des boutiquiers en manche de chemise jouent, les soirs d’été, dans les rues pauvres. Parfois, elle le tirait jusqu’à des quartiers opulents, aimant à se promener comme une dame dans des passages pleins de boutiques, dans des avenues neuves. Le peintre exécrait le Palais-Royal et les grands boulevards, à cause d’elle surtout qui flânotait devant les étalages des joailliers, s’extasiait devant les articles dits de Paris, se livrait à d’odieuses réflexions sur le goût d’un flacon placé dans une petite voiture en bronze doré, sur une pendule surmontée d’une chasse, sur une réduction de la colonne Vendôme ou de l’obélisque, à dix-huit francs la pièce ; gloussait devant des chromolithographies en cadre, exprimait le désir de voir à la cravate de son homme une épingle comme celles qu’elle admirait, une tête de chien ou un timbre-poste en émail, montés sur une aiguille d’or.

Tout bien considéré, elle était moins sotte sur les boulevards extérieurs. Comme il n’y avait rien à voir, cela la dispensait de faire des observations. Mais, bien que souvent elle gardât le silence, tout chez elle l’irrita, depuis les cassis à l’eau qu’elle buvait, en s’essuyant la bouche avec sa langue, jusqu’aux bouffées de cigarette qu’elle implorait pour les souffler dans une pipe en sucre rouge, tout, jusqu’à sa manière de se pommader les cheveux, de remuer ses pendeloques de faux corail, de mettre en évidence une bague d’argent qu’elle portait au doigt.

Il prétexta des travaux pressés et se dispensa de la sortir. Alors Céline s’embêta formidablement. Ce qui la vexait peut-être le plus dans la manière d’agir de Cyprien, c’était le dédain bienveillant qu’il avait pour elle. Il la traitait comme un enfant à qui l’on met entre les mains un chiffon, une gravure, un jouet, pour le faire tenir en place. Quand elle avait fini de remuer un carton, il l’enlevait, lui en mettait un autre sous les yeux et, accablée, elle feuilletait, pendant des heures, des collections d’estampes et d’eaux-fortes, se mettait la mort dans l’âme à agiter tout ce deuil d’images, regrettait qu’on n’eût pas égayé ces gribouillis de noir et de blanc en les enjolivant de couleurs tendres, de vert-pomme ou de rose.

Mais cela n’était rien encore lorsqu’elle était seule avec son amant ; ce n’était qu’insupportable ; quand il y avait réunion d’amis, cela devenait humiliant.

Ils étaient là, un tas de gens qui riaient comme des oies quand elle se hasardait à lancer un mot. Elle raconta, un jour, avoir vu, dans la rue du Cherche-Midi, un bien charmant tableau : un petit garçon à genoux, en chemise, sur un prie-Dieu. Ils demandèrent à combien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommade rosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière. Quand ils se furent bien divertis, son amant lui avait baisé la main avec un respect qui n’était pas vrai, disant : — Céline, tu es admirable ! Tu es complète, ma fille !

Il n’y avait pourtant pas de quoi s’esclaffer ainsi ! Avec ça que ce pauvret en chemise ne valait point leurs toiles à eux, des maçonneries pas terminées où l’on ne voyait rien ! Est-ce qu’un tableau bien propret et bien lisse, ce n’était pas ce qu’ils auraient dû peindre ? Poussée à bout par tous ces hommes qui l’excitaient pour la faire parler, elle exposa, un soir, carrément ses idées sur la littérature et sur la peinture. Elles pouvaient se résumer en ceci : dans un roman elle voulait des crimes, dans un tableau des choses douces. Elle obtint un succès de fou rire.

Une seule fois, elle avait été écoutée avec quelque attention ; alors qu’elle s’était mise à raconter la querelle survenue entre son patron et le contre-maître.

Le patron était, paraît-il, un monsieur bien, qui s’occupait des affaires du dehors, mais ne connaissait pas du tout le travail de la brochure. Le contre-maître était un coquin de la pire espèce qui s’était rendu indispensable, en mettant tous les bons ouvriers dehors, en brouillant l’ordre des piles, cachant des feuilles, enfouissant dans des coins les couvertures. Quand il était absent ou malade, c’était un désarroi. — L’on ne trouvait plus rien. — Il abusait alors de la situation, réclamant des augmentations successives, imposant la présence de son fils, un affreux drôle chassé de tous les ateliers pour son inconduite et le patron cédait, très pâle, après ces disputes, préférant subir toutes ces avanies plutôt que d’assister à la déroute de sa maison. Les exigences du contre-maître croissaient comme de juste à mesure que l’ouvrage devenait plus pressé et plus nombreux. Le personnel était au courant de toutes ces misères. Les femmes donnaient généralement tort au contre-maître ; les hommes qui l’exécraient convenaient volontiers qu’il se conduisait comme une canaille, mais, au fond, ils étaient ravis des humiliations infligées au singe.

Bref, après avoir battu la capitale, en quête d’un ouvrier qui avait servi naguère et pendant plus de dix années, dans ses magasins, le patron l’avait découvert, et il avait pris sa revanche, en flanquant du même coup à la porte le contre-maître et son fils.

Céline, lancée dans son histoire, avait eu de l’éloquence, des éclairs dans les yeux, des gestes. — Avec des mots, elle faisait voir la tourbe des brocheurs s’agitant, dessinait d’un coup d’adjectif la silhouette du contre-maître, la figure du patron, faisait assister à leurs débats, à leurs colères, montrait tout l’atelier, l’oreille au guet, s’éjouissant et se rigolant à ces éclats. — Ça y est, s’écria l’auditoire, c’est nature ! Et le peintre avait paru charmé, il avait emmené, le lendemain, sa maîtresse en promenade ; il l’avait enfin traitée convenablement, comme une grande personne.

Céline se dit qu’elle avait été probablement très drôle sans le savoir, et elle voulut recommencer.

Elle se mit à bavacher tous les potins, toutes les parlottes de la brochure ; mais, ou la corde était usée, ou Céline n’avait plus cet accent et ces allures qui montrent. On l’écouta d’un air ennuyé, et, dès qu’on put croire qu’elle avait terminé ses récits, on parla d’autre chose, sans plus s’occuper d’elle.

Alors les soirées s’étendirent fastidieuses et mornes.

Le tête-à-tête devint tout aussi pitoyable que les réunions. Ils échangeaient à peine quelques mots. Certains soirs, ils se regardaient pendant des heures et, pour rompre le silence, Céline lâchait de ces questions auxquelles on ne saurait répondre.

Il jetait au hasard un oui ou un non.

Elle reprenait, cherchant ses phrases et s’étudiant à bien dire ; elle dégoisait d’innombrables bourdes, parlait du quart d’heure de rabais, des roses crémières, de l’oeil de larynx, du zèbre du Liban, citait des proverbes à rebours, vantait les singes de terre cuite déguisés en avocats et exposés dans les galeries du Palais-Royal, racontait qu’elle était parente avec un jeune homme de bien du talent, un artiste qui dessinait des portraits au fusain d’après des photographies, et elle demandait à son peintre s’il pourrait en faire autant : puis, changeant brusquement de conversation, elle l’interpellait : — Dis donc, mon petit homme, tu ne sais pas, la fille à Gamel, tu sais bien, celle dont je t’ai parlé, eh bien, elle se marie.

Il se bornait à hausser les épaules.

— Tu n’es guère aimable ce soir !

— Eh ! tu me débites un tas de choses sans queue ni tête, que diable veux-tu que tout cela me fasse ?

— C’est bien, on ne peut plus parler, alors ! Je ne dirai plus rien. — Et, très pincée, elle jouait du piano avec ses doigts sur ses genoux, regardait en l’air et, rognonnant, se suçait les ongles.

Ces scènes se renouvelaient presque tous les soirs. Les fureurs du peintre commençaient dès que Céline avait franchi sa porte. Pour la vingtième fois, il la suppliait de ne pas accrocher sa capeline sur le coin d’un cadre, et elle s’entêtait à ne pas la pendre à un porte-manteau ou sur le dos d’une chaise ; le cadre penchait forcément, dessinait des guingois sur la muraille et elle soutenait que c’était sans importance, que sa coiffe n’abîmait pas la dorure, qu’il n’était pas utile que le tableau fût droit.

Avec cela, elle n’était bonne à rien. — Quelquefois, lorsqu’elle avait ces jolis mouvements de femme qui se lève nonchalamment d’un siège, il lui criait : Halte ! Elle restait comme une hébétée, droite, sans grâce. Alors il remettait son carnet en place, disant d’un air découragé : va, ma fille, tu peux remuer ; je t’ai dérangée pour rien.

Généralement, la querelle s’envenimait et Céline, devenue bruyante, lui jetait à la face tous ses ennuis, toutes ses rancoeurs, lui reprochait de n’être plus comme après les premiers jours de leur liaison, et il avait l’impudeur d’en convenir ; elle se montait peu à peu la tête et versait des grossièretés. Alors, il la regardait de travers, éprouvant de grandissantes envies de la mettre dehors ; puis, avec une lâcheté des sens, une peur d’être contraint à aller quêter au dehors l’amour qu’il avait chez lui, avec l’habitude prise d’avoir, entre ses quatre murs, quelque chose qui remuât et fît du bruit, il se taisait, dévorant silencieusement ses rages. Elle était exaspérée d’avoir un pareil amant, mais elle tenait à lui malgré tout ; il lui imposait un peu et elle avait un quasi-respect pour sa tenue de ville, ses mains blanches, les draps de fine toile de son lit. Elle respirait, dans ce logement, une certaine senteur d’élégance qui la rendait fière. De bonne foi, elle se considérait comme très supérieure à toutes ses compagnes et elle n’avait plus qu’une pitié hautaine pour les amours populacières de sa soeur et d’Auguste.

Un jour, à l’atelier, elle avait négligemment retroussé sa robe pour faire voir les bas de soie que Cyprien lui avait donnés et les envies sourdes de ses camarades l’avaient charmée. Seulement, celles-ci s’étaient vengées à coups de langue, blaguant ses robes, ses cravates, qui n’étaient plus fraîches : — Tout ou rien, disait l’une. — Quoi que ça veut dire, criait une autre, des montants de soie dans de vieux ripatons ! Et Céline se répétait : il faut pourtant que je me fasse offrir une robe par mon homme. — Ah ! c’était vexant ! Il aurait bien dû lui éviter la honte d’une requête ! oui, mais il n’avait même plus l’air de s’apercevoir qu’elle était mal mise.

Un beau soir, elle appela tout son courage à son aide, et, balbutiante, elle laissait tomber : j’ai attendu, je ne voulais pas, ça m’ennuie bien, va, mais tiens, vois pourtant, le bas s’en va, elle craque aux coudes et sous les bras ; il y a si longtemps que je la porte ! Et puis, je n’ai pas d’argent, c’est la morte saison, on fait des semaines de rien !

Il la mena devant son tiroir, l’ouvrit et partagea avec elle les trente francs qui lui restaient. Elle lui sauta au cou et entra dans de longues explications sur sa robe. — Tout bien considéré, elle ne pouvait s’en payer une comme celles qu’elle avait vues au bon marché, c’était trop cher ; elle achèterait tout bonnement de la vigogne à quarante-neuf sous le mètre ; il lui en fallait huit mètres sur un mètre vingt de large ; pour éviter des frais de galons et de passementeries, elle se contenterait de faire des plissés avec la même étoffe ; et, joyeuse, elle comptait sur ses doigts, les yeux au plafond, l’air méditant et idiot.

Un flot de paroles lui jaillissait des dents ; elle étourdissait Cyprien avec son caquet de la rue, avec une profusion de détails qu’elle bavait à propos du corsage. Il regretta presque le bon mouvement qui l’avait amené à ouvrir son tiroir ; un soir, il n’y tint plus ; il envoya sa maîtresse à tous les diables !

Ces scènes se renouvelèrent. Après de nombreuses courses dans les magasins et des marchandages sans merci, Céline découvrit que sa robe lui reviendrait encore à un prix plus élevé qu’elle ne l’avait cru. Ce fut surtout alors qu’elle déversa sa bile sur toute la maison, sur son père, sur sa mère, sur sa soeur. Sa mère ne s’en aperçut même pas ; Désirée, qui avait la tête à bien autre chose, ne s’en émut guère ; seul, Vatard reçut en plein le fouet des douches. Il se résumait ainsi la situation :

— J’ai deux filles ; il y en a une qui ne veut épouser légitimement personne, et elle est encore plus insupportable que l’autre qui voudrait se marier et qui ne le peut pas. C’est vraiment décourageant, je ne sais quoi faire !




Chapitre XIV

En effet, qu’aurait-il pu faire ? Tout était contre lui. La mauvaise saison commençait. L’été touchait à sa fin. L’automne installa brutalement sur la ville fumante, ses ciels fanés, ses midis crépusculaires, ses soirs noyés de pluie. À six heures, il fallait allumer la lampe. Désirée et Céline revenaient de l’atelier, crottées comme des barbets, et elles se mettaient à secouer d’abord leur fange, à gratter leurs frusques, afin de pouvoir filer plus vite, après le repas.

Les averses dégoulinèrent sans discontinuer. Alors Vatard s’éternisa à table, ne voulant plus sortir, et Désirée dut attendre, le menton dans ses poings, qu’il lui prît enfin désir d’aller faire un tour. Quand par hasard il se décidait à quitter ses pantoufles, elle s’élançait derrière lui, courant tout d’une haleine au-devant d’Auguste qui cheminait, grelottant, depuis plus de vingt minutes, le long des murs.

Il emmenait la petite chez le marchand de vins le plus proche et ils convinrent, maintenant que les soirées devenaient mauvaises, de se rejoindre là, dans l’arrière-salle.

Mais ce taudis qui était presque vide, le soir où le conscrit avait payé à boire, regorgeait maintenant de loupeurs et de filles. Il devenait impossible de se parler et de s’embrasser. Ils changèrent d’endroit. Les mannezingues étaient pleins partout. Ils prirent le parti de chercher encore, et de visiter ensemble, à chaque rendez-vous, des salles plus désertes. Parfois ils déterraient des cabarets borgnes à peu près dépourvus de monde, mais ils s’emplissaient peu à peu et, bien qu’ils se réfugiassent dans les coins noirs, des rires les suivaient ; des hommes soûls turbulaient et en venaient aux prises ; d’ignobles ramassées blaguaient leurs délices ; ils finissaient, dégoûtés, par se quitter, d’un commun accord, plus tôt que de coutume.

Ces soirs-là, Désirée rentrait, agacée, inquiète, et Auguste, chauffé, malgré tout, par les propos turpides qu’il avait entendus, se trouvait bête. Se défiant de lui, il n’allait qu’apaisé aux rendez-vous ; il pensait tout de même qu’il était bien Joseph, que d’autres, à sa place, auraient été moins patients ; il essayait pourtant de se convaincre qu’aimant la petite comme il l’aimait, si elle lui avait cédé, ça n’aurait plus été la même chose ; il lui sembla que, s’il la possédait davantage, les baisers qu’elle lui laissait prendre auraient moins de goût.

En dépit de toutes ses précautions et de tous ses raisonnements, il la désirait charnellement, irrité par ces impossibilités de la voir et de causer, seul à seul, avec elle.

Désirée souffrait autant que lui, et, un soir, à bout de force, elle se serait abandonnée, s’il n’avait hésité et s’il n’avait eu peur au dernier moment.

Il l’avait enfin déterminée, après de longues instances, à venir dans une chambre d’hôtel qu’il avait louée pour deux heures. Elle se défendait encore d’y aller, appréhendant un malheur ; mais il bruinait et les débits de boissons débordaient. Elle se laissa entraîner ; — elle avait envie de pleurer en montant les marches. Quand ils entrèrent, Auguste déposa, sur une table ronde et plaquée de marbre, des biscuits et du vin. Le garçon leur apporta deux verres. Désirée s’assit près de l’âtre et elle se ratatina, se fit petite, la tête basse, les pieds juchés sur les bâtons de la chaise.

A l’aspect de ces murs qui avaient vu défiler tant de sabbats vagabonds, tant d’amours bestiales, tant de misérables nuits ; à l’aspect de cette cheminée qui se gerçait et brûlait sans tirage, de ces quelques flammes qui, se coulant derrière les bûches mal rapprochées, léchaient la plaque du fond que n’abritait aucune cendre, un grand frisson leur courut dans le dos.

Comme un psaume de lamentation, la sépulcrale horreur des hôtels meublés s’éleva de cette bauge sordide. Auguste et Désirée eurent dans l’âme comme un carnage de toutes leurs pensées de ferveur et de paix. Le jeune homme versa du vin à la petite, mais elle n’avait pas soif ; lui, s’engorgea précipitamment des rasades, puis il rapprocha son siège et, le sang aux joues, les mains tremblantes, brusquement il la troussa. Elle eut une lueur à ce moment. Elle se débattit criant : — Je ne veux pas, moi ! laisse-moi !

Il la lâcha, honteux de sa violence, et la supplia de lui pardonner, ne se doutant point qu’attisée comme elle était, elle se serait elle-même offerte, s’il avait seulement fait mine de vouloir la reprendre.

Cette soirée donna à réfléchir à Désirée. Malgré toutes ses belles résolutions des anciens jours, elle eût été perdue si Auguste avait été plus brave. Elle s’avoua qu’elle n’avait plus vu clair à un certain moment, et forcément elle se rappela le mot que Céline lui avait dit un soir : les hommes sont bêtes ; s’ils savaient, on serait perdue avant qu’ils croient que c’est possible. Dans tous les cas, maintenant que sa raison lui était revenue, elle se promit bien de ne plus s’exposer ainsi, de ne plus accepter de réunion que dans la rue ou dans les salles communes des marchands de vins.

Leurs relations devinrent gênées après cette tentative. Auguste n’osait plus la serrer de près et elle se tenait sur la réserve. — Un soir pourtant, ils purent passer une soirée complète ensemble. Vatard avait eu un billet de théâtre pour le Château-d’Eau et il ne rentrerait certainement pas avant minuit. Ils se dirigèrent vers le quartier de la Gaîté, mais cette joie qu’ils avaient espérée depuis si longtemps qu’ils en étaient privés, leur sembla morte. Ne sachant à quoi s’occuper, ils montèrent chez Gagny, au bal des Mille-Colonnes. La foule qui coulait dans le boyau réservé aux danses leur parut maussade.

Un quadrille d’Hervé commençait, une musique au poivre rouge, propre à vous faire pirater des femmes, une musique au salpêtre qui évoquait des roulis, des déhanchements, des jupons jetés par-dessus la tête, des jambes cabriolantes et piquant le ciel !

Les danseurs marchaient et tournaient d’un air ennuyé. En vain, quand les trilles des flûtes pirouettaient sur le chahut des cuivres, quand la caisse plaquait ses surjets de vacarme sur le tintamarre grandissant de l’orchestre, Auguste attendait un tourbillon de bras coupant l’air et tirebouchonnant le long des cuisses, des bustes jetés en avant, des pieds battant du beurre, patinant sur les planches, s’allongeant et retroussant le nez des danseuses. Les couples se tordaient à peine, se dégingandaient mollement, se défendaient de suer.

La galerie attablée sur les côtés et en haut de la salle semblait également navrée. Des familles entières se regardaient avec des airs dolents, buvaient sans enthousiasme, ne retrouvaient un peu de vie que pour calotter des moutards qui dansaient en rond et tombaient, les pieds en l’air, au milieu des couples.

Tout ce monde semblait engourdi ; on eût dit des gens ivres qui avaient le vin triste. Dans un coin, un municipal somnolait, debout sous son casque, et l’homme chargé de percevoir, annonçait d’une voix désolée les danses. Auguste et Désirée allèrent s’asseoir à une table et ils commandèrent un saladier. L’eau qu’on leur versa sur le sucre était trouble et le vin piquait. Ils n’eurent pas le courage de secouer leur mal-être en polkant ensemble. Ils partirent et, déroutés, se promenèrent, à lurelure, du boulevard de Montrouge à la chaussée du Maine.

Quatre jours après, Désirée très souffrante dut garder la chambre. Elle avait attrapé un gros rhume à patauger ainsi dans la boue des soirs. Elle avait beau avaler des boules de gomme et des pâtes, s’ingurgiter des tisanes de mauve et des quatre-fleurs, des sirops calmants et des loochs, la toux ne s’en allait point. Elle profita de ce repos forcé pour raccommoder ses frusques et aider sa soeur à bâtir sa robe.

Elle s’ennuyait considérablement, le dimanche surtout. Céline lui tint pourtant compagnie ; son amant était, depuis une huitaine, à la campagne, à l’affût de sites disloqués et dartreux et, elle aussi, voulut profiter de ce contre-temps pour travailler à son costume. Assises près de la fenêtre, elles coupaient, tailladaient, cousaient ; de temps à autre, elles levaient le nez et regardaient au travers des vitres. Un bout de soleil tachait la voie par places et trempait ses rayons pâles dans le ventre des flaques. Les parisiens abusaient de cette éclaircie pour aller encore à la campagne. Les trains de Versailles se succédaient de dix en dix minutes. Les impériales, bondées de monde, chantaient dans le vent qui cinglait le visage des femmes et secouait leurs jupes. Courbée sur la banquette, les yeux fripés, la main au chapeau, le parapluie entre les jambes, la floppée des voyageurs roulait dans un nuage de charbon et de poudre. Les fusées de cette allégresse indisposèrent les deux soeurs. Ce contentement de gens qui, après avoir pâti pendant toute une semaine, derrière un comptoir, ferment leurs volets le dimanche et délaissent le trottoir où, par les soirées tièdes, ils installent, du lundi au samedi, leurs enfants et leurs chaises ; cette manie des boutiquiers de vouloir s’ébattre, en plein air, dans un Clamart quelconque, cette satisfaction imbécile de porter, à cheval sur une canne, le panier aux provisions ; ces dînettes avec du papier gras sur l’herbe ; ces retours avec des bottelettes de fleurs ; ces cabrioles, ces cris, ces hurlées stupides sur les routes ; ces débraillés de costumes, ces habits bas, ces chemises bouffant de la culotte, ces corsets débridés, ces ceintures lâchant la taille de plusieurs crans ; ces parties de cache-cache et de visa dans des buissons empuantis par toutes les ordures des repas terminés et rendus, leur firent envie.

Elles jalousaient le bonheur de ces gens, ne doutant pas qu’ils ne fussent plus heureux qu’elles. Elles n’avaient plus de courage à rien, ne répondaient plus aux bonjours et aux huées des voyageurs huchés sur les wagons, détournaient la tête quand les paires d’amoureux souriaient, ravis d’aller manger en une ripaille l’argent gagné pendant la semaine.

Par désoeuvrement, elles observaient les moindres détails du chemin de fer, le miroitement des poignées de cuivre des voitures, les bouillons de leurs vitres ; écoutaient le tic tac du télégraphe, le bruit doux que font les wagons qui glissent, poussés par des hommes ; considéraient les couleurs différentes des fumées de machines, des fumées qui variaient du blanc au noir, du bleu au gris et se teintaient parfois de jaune, du jaune sale et pesant des bains de Barège ; et elles reconnaissaient chaque locomotive, savaient son nom, lisaient sur son flanc l’usine où elle était née : chantiers et ateliers de l’Océan, Cail et Cie, usine de Graffenstaden, Koechlin à Mulhouse, Schneider au Creusot, Gouin aux Batignolles, Claparède à Saint-Denis, participation Cail, Parent, Schalken et Cie de Fives-Lille ; et elles se montraient la différence des bêtes, les frêles et les fortes, les petiotes sans tenders pour les trains de banlieue, les grosses pataudes pour les convois à marchandises.

Puis, leur attention se fixait sur une machine en panne et elles regardaient le monstrueux outillage de ses roues, le remuement d’abord silencieux et doux des pistons entrant dans les cylindres, puis leurs efforts multipliés, leurs va-et-vient rapides, toute l’effroyable mêlée de ces bielles et de ces tiges ; elles regardaient les éclairs de la boîte à feu, les dégorgements des robinets de vidange et de purge ; elles écoutaient le hoquet de la locomotive qui se met en marche, le sifflement saccadé de ses jets, ses cris stridulés, ses ahans rauques.

Elles avaient des joies d’enfants lorsqu’elles en apercevaient une, une toute petite, réservée pour la traction des marchandises dans la gare et pour les travaux de la voie, une mignonne, élégante et délurée, avec sa toiture de fer pour abriter les chauffeurs et ses grosses lunettes sur l’arrière-train.

Celle-là était leur préférée. À force de la voir décrire ses zigzags et ses courbes et siffler gaiement aux aiguilles, elles l’avaient prise en affection. Le matin, dès qu’elles se levaient et entr’ ouvraient leurs rideaux, la petite était là, alerte et pimpante, fumant sans bruit, et elles lui disaient en riant bonjour.

Mais ce dimanche-là, la mioche, comme elles l’appelaient, était restée dans son écurie. Il n’y avait près des rotondes que d’énormes bêtes dont on curait l’estomac grillé avec des tringles. Céline et Désirée s’embêtaient à mourir. La petite était avec cela furieuse. Elle avait inspecté le pont en face pour s’assurer si Auguste ne venait pas. — Pas d’Auguste. — Elle lui garda rancune de ne s’être point dérangé, et, comme elle était reprise par un accès de toux, elle découvrit que c’était à cause de lui qu’elle était malade, et elle se dit qu’il n’avait vraiment pas eu de bon sens de la faire courir ainsi, au travers des rues, par tous les temps.




Chapitre XV

Auguste était dans une désolation profonde. — D’abord les rendez-vous avec Désirée étaient interrompus, puis il avait d’autres sujets d’inquiétude. Sa mère devenait de plus en plus souffrante. Elle aurait eu besoin de reprendre haleine, de ne pas descendre chercher ses provisions, de ne pas cuisiner, avaler la vapeur des fumerons, aller au lavoir ; elle aurait eu besoin surtout de distractions. Elle prit subitement la rue du Champ-d’Asile en haine. Les croisées avaient vue sur le cimetière, et ces verdoiements d’arbres et ces blancheurs de tombes qui, l’été, lui avaient d’abord plu, avec leurs nichées ramageantes d’oiseaux et leurs fourmilles entrechoquées de plantes, lui jetèrent bientôt dans l’âme un incurable spleen. — Auguste était très embarrassé. La brave femme l’adorait comme on adore un fils unique, et lui, l’aimait avec l’affection reconnaissante d’un homme qui a souvenance des assauts enragés supportés contre la misère par une femme restée veuve toute jeune avec un enfant. Il devait prendre une résolution et se dépêcher ; le médecin le conseillait. Il se détermina enfin à l’installer chez une de ses tantes qui possédait une masure et un jardinet du côté de la rue Picpus. Le quartier était lugubre, mais la maisonnette ensoleillée et fleurie, et puis, là, ne devant jamais se trouver seule, elle ne serait plus exposée à manquer de soins dans la journée si par malheur sa maladie devenait plus grave.

Pour lui, par exemple, la vie allait être dure. La distance à franchir entre le quartier Picpus et le quartier Saint-Sulpice était longue, mais ce surcroît de fatigues lui importait peu. La grande difficulté à résoudre était celle des réunions. Elles étaient déjà si courtes, alors que tous les deux habitaient dans le même quartier ! Elles ne dureraient plus maintenant que quelques minutes ; le peu de temps dont ils pouvaient disposer devant nécessairement se passer en allées et venues. Ne pas dîner chez sa mère et s’attabler dans un bouisbouis quelconque jusqu’à ce que Désirée fût libre, c’était onéreux ; puis la pauvre femme était si malheureuse quand elle ne le voyait pas assis à côté d’elle, devant la soupe, qu’il ne pouvait vraiment songer, souffrante comme elle était, à la priver de cette dernière joie. Sa mère était d’ailleurs ainsi que les femmes âgées qui ont perdu l’appétit et sont dégoûtées de toute cuisine ; elle avait des hauts-de-coeur devant les plats et, malgré l’avis du médecin, elle n’aurait touché à aucune viande si Auguste ne l’avait doucement contrainte à sucer le sang d’une côtelette, quitte à recracher, si elle ne pouvait l’avaler, le morceau qu’elle avait en bouche.

Auguste fut comme tous les gens qui, après avoir longtemps oscillé, s’affermissent soudain. Il voulut que le déménagement s’effectuât sans retard. Il mit sur la porte un écriteau pour louer au demi-terme, emprunta une petite charrette, et, avec l’aide de ses amis, il la combla de meubles, s’attela à la bricole et les autres poussant et s’arrêtant à tous les coins de rue pour boire, il brimballa peu à peu, le matin, son mobilier et ses hardes.

Il avait facilement obtenu d’ailleurs, l’autorisation de venir à l’atelier deux heures plus tard. Le contre-maître l’estimait. À défaut des connaissances qui lui manquaient, dans la pratique de sa profession, il possédait du moins une grande qualité : celle de ne faire que très rarement le lundi et de n’être ni indocile ni rude ; puis ses amours avec la petite l’avaient rendu intéressant. Personne n’ignorait le refus de Vatard et tout le monde lui donnait tort ; non seulement les personnes peu scrupuleuses, mais encore les gens honnêtes comme la mère Teston et la contre-maître. Elles auraient eu une fille à marier qu’elles ne l’auraient probablement pas donnée à Auguste ; mais n’étant pas directement intéressées à la question, elles s’étonnaient qu’un père eût le coeur assez dur pour faire ainsi languir des amoureux. Un vieux fonds de romans et de chansons s’apitoyant sur les malheurs des couples qui s’aiment, surgit en elles, sans même qu’elles en eussent conscience. Le sentimentalisme pleurnichant du peuple se fit jour ; Vatard devint un monstre ; au besoin on eût aidé Auguste à le tromper.

L’on ne fut donc pas surpris qu’il jabotât pendant des heures, le matin, avec Céline qui servait d’intermédiaire, donnait des nouvelles de Désirée au jeune homme, expliquait qu’on lui avait mis un emplâtre sur l’estomac, qu’elle allait bien, qu’elle pourrait prochainement sortir et racontait à sa soeur, le soir, qu’elle avait vu Auguste, qu’il était très malheureux de ne pas la voir, qu’il était épris plus que jamais d’elle.

Céline lui fit aussi connaître le changement de domicile d’Auguste. Désirée fut un peu froissée qu’il eût agi de la sorte sans la prévenir. Elle ne comprit rien à l’aversion de la vieille femme pour sa demeure, fut injuste, s’alarma, craignit que son amoureux ne cherchât un prétexte pour la voir moins souvent, et elle eut cette mauvaise pensée que, n’ayant pu parvenir à la posséder, il voulait s’éloigner peu à peu d’elle. Mais toutes ses défiances s’évanouirent quand elle le revit. Il avait l’air si joyeux et il l’embrassa de si bon coeur qu’elle s’accusa de l’avoir soupçonné et qu’elle se fit pour lui plus charmante et plus douce. Cette intimité qui avait existé entre eux et qui, malgré tous leurs efforts, n’était plus la même depuis qu’il avait essayé de la pétrir dans un garno, reprit comme si rien ne s’était élevé entre eux.

Alors commencèrent les longues combinaisons, les projets ingénieux pour se rendre d’un bout de Paris à l’autre, sans frais et en quelques minutes. Auguste s’occupa du parcours des tramways, acheta, dans un bureau d’omnibus, un indicateur ; mais ce grimoire, avec ses accolades de grosses lettres et ses rangées de points ne leur apprit rien. Ils se tuèrent les yeux là-dessus, ne purent démêler l’écheveau des jonctions et des correspondances. Fatiguée de cligner ainsi des paupières et de suivre son doigt qui soulignait les lignes, la petite dit avec raison à son amant qu’une fois installée dans son nouveau quartier, il verrait bien les voitures et pourrait ainsi la renseigner sur la couleur de celles qu’elle devrait prendre. Auguste lui fournit toutes les indications désirables, mais comme, par tous les jours de pluie, les tramways et les omnibus étaient invariablement pleins, ils convinrent qu’ils n’auraient pas recours à ces véhicules qui, avec leurs détours et leurs arrêts, leur laissaient à peine le temps de s’embrasser et de repartir. Il demeura entendu que chacun ferait la moitié du chemin à pied, qu’elle tâcherait, pour son compte, d’aller jusqu’au quai de la Halle aux Vins, et qu’il l’attendrait là, le long du parapet ou contre les grilles.

S’ils avaient maintenant un temps moins long à rester ensemble, ils avaient, en revanche, un rendez-vous de plus, celui du dimanche. Depuis longtemps, les ouvriers faisaient une demi-journée ce matin-là ; mais le patron s’étant aperçu que cette ardeur à venir travailler tenait simplement à ceci : qu’ayant épuisé tout crédit dans les quartiers où ils habitaient et en ayant conservé toujours et quand même dans les environs de ses ateliers, ils arrivaient pour boire sans bourse délier, ne se livraient, au demeurant, à aucune besogne utile, pipaient dans la cour ou pionçaient derrière les ballots ; il avait résolu de ne plus ouvrir ses magasins le dimanche. Dispensé de monter une presse, ce matin-là, Auguste pouvait rejoindre Désirée vers les neuf heures.

Les réunions se succédèrent. Le temps se maintenait au froid, mais la pluie ne tombait plus. Désirée ne fut pas tout d’abord fâchée de franchir les limites de l’arrondissement de Montrouge. Cela la changeait, la rue du Cotentin commençait d’ailleurs à l’ennuyer avec son éternelle tristesse de rue délaissée ; elle eut, enfin, pendant les premiers jours, le plaisir de traverser des boulevards et des rues où elle n’allait pas d’ordinaire plus de deux fois par an.

Arrivée au boulevard Saint-Michel, elle le descendait lentement, quand elle n’avait pas de retard, badaudait devant les marchands de chaussures, s’extasiait devant des brodequins couleur hanneton et puce, devant des petits souliers bas, à hauts talons et à bouffettes, devant des bottines en étoffes grossières et teintes en vert, en bleu, en rouge crus, passementées et lacées de chenilles d’or faux, cherchant quelles femmes pouvaient bien les acheter, se faisant la réflexion qu’une personne non déguisée n’oserait pas se montrer dans la rue avec ; puis, elle contemplait les devantures étincelantes des cafés, les femmes peintes qui s’agitent aux tables, les marchands d’écrevisses et de bouquets, la grosse mère qui crie le plaisir, les bandes imbéciles des étudiants qui braillent, les mendiantes qui charroient des enfants trouvés et regardent, d’un air ahuri, la dorure des glaces.

Tout ce mouvement, tout ce bruit, la divertissaient ; elle musait, les yeux grands ouverts, ne marchait réellement qu’une fois arrivée devant les grilles du jardin de Cluny, était prise régulièrement de pitié pour la sentinelle en faction, sous la voûte obscure des Thermes.

Un soir, elle fut suivie par des jeunes gens qui, n’ayant probablement rien à boire, emboîtèrent le pas derrière elle et lui débitèrent des galantises. Elle accélérait sa marche, se défendant de leur répondre ; dès qu’ils aperçurent Auguste, mélancoliquement planté au tournant du quai, ils se retirèrent ; mais la petite qui, ainsi que toutes les femmes, n’était pas fâchée au fond d’être suivie, le fut moins encore, cette fois-là. Auguste pouvait voir que des jeunes gens du monde la jugeaient assez jolie pour la vouloir séduire. Cela ne faisait pas le compte du jeune homme qui maugréa tout bas, pensant qu’elle aurait bien dû les rembarrer, qu’elle n’était pas assez mécontente de ces invites.

Et elle riait, lui tapait sur les doigts, murmurait : que tu es bête, je me fiche bien d’eux puisque je suis là ! Et, très contente qu’il se montrât jaloux, elle lui reprochait, puis elle se pendait plus câline à son bras, toute penchée en avant et la tête relevée vers lui, pour lui voir les yeux.

Mais le temps coulait vite, ils remontaient lentement jusqu’au boulevard du Montparnasse. Un jour, ils avisèrent un joli bouchon, presque solitaire, où ils burent du cidre. — Le bouchon de leurs rêves leur sembla être celui-là : une petite salle enguirlandée de roses, avec des tables de bois, une bonne grosse maman ronflant dans son comptoir, les bras croisés, un garçon bâillant sur le seuil de la porte, un patron salivant et fumant derrière un journal. — Tiens, mais voilà un endroit utile à connaître, dit Auguste ; au lieu de descendre jusqu’au quai, tu t’arrêteras là quand il pleuvra. Je ne crains pas l’eau. Le temps pendant lequel nous remontions jusqu’à cette place sera perdu pour moi, puisque je ne t’aurai point ; mais cela vaudra toujours mieux que de te laisser tremper comme une soupe et de tomber de nouveau malade.

Bien leur en prit d’avoir découvert cet endroit tranquille, car les soirées où le ciel et les pavés sont couleur de boue, où les vitres buent, où les souliers s’enlisent dans la fange grasse, se succédèrent sans alternances d’horizons-clairs. L’heure venue, Désirée, les jambes recroquevillées devant la grille de coke, s’engourdissait, sentant ses paupières s’alourdir, se disait : il faut partir, — se donnait cinq minutes de répit, restait. — Elle se reprochait sa paresse, se trouvait lâche, s’apitoyait sur le sort d’Auguste qui n’hésitait pas à barboter, dans la pluie, pour elle, et, à la fin, elle sautait sur ses pieds, se secouait, mettait sa capuche, filait rapidement jusqu’à la boutique du marchand de vins.

Puis ces jours de malaise, ces jours où la femme devient irritable et déplore les rappels de son sexe, la laissèrent sans force. Ces jours-là, elle se débattait, gémissant : Je ne suis pas en train, je suis fatiguée, si je n’y allais pas, je lui dirai demain que j’ai été malade, — et elle se mirait dans la glace, se trouvait les yeux cernés, le teint blême, aspirait à se mettre au lit, s’essayait à tousser et se croyait perdue. Elle se disait : Allons voyons, un peu de courage ! Et elle espérait un coup de sonnette, une visite quelconque qui justifierait sa fainéantise, qui lui permettrait de croire qu’elle n’avait pu faire autrement que de rester chez elle. — Personne ne venait, alors elle se résolvait à ouvrir la porte, descendait, inspectait encore la rue à gauche, à droite ; aucune connaissance n’apparaissant, elle se déterminait enfin à prendre son élan.

Ces soirs-là, par exemple, elle était d’humeur contrariante, se laissait à peine embrasser, répondait à son amoureux, lorsque, la voyant si soucieuse et si pâle, il lui demandait : Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? — un non maussade, se mettait en colère quand il insistait, lui répétant : Mais puisque je te dis que je n’ai rien ! — Et elle se plaignait dix minutes après d’avoir froid, se secouait les épaules et, bien qu’il commandât du vin chaud pour la ragaillardir, elle se taisait, absorbée, n’insistait pas pour demeurer, quand, inquiet de la voir ainsi, le jeune homme lui proposait de la reconduire.

Après l’avoir quittée, il retournait chez lui, se sentait un grand vide. Il aurait voulu, en rentrant, avoir une chambre tiède, une femme dont le sommeil se réveillerait en une question affectueuse et douce ; il aurait voulu, en allumant la chandelle, voir sourire à son arrivée la femme qui s’était endormie, en l’attendant ; il se rappelait mot pour mot cette image de bien-être, de bonheur, que Céline avait évoquée, le jour où elle l’invitait à épouser sa soeur. Lorsqu’il croisait sur le boulevard de Mazas quelques gens attardés qui marchaient bon pas, il les enviait, pensant : Ceux-là vont retrouver un gentil intérieur, ils vont pouvoir raconter à celle qui est chez eux, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu. Il aspirait à la quiétude du ménage, à l’union reposante de deux êtres dont les intérêts et les pensées sont parfois les mêmes.

La nuit surtout, alors qu’il était couché et que la chambre était noire, toutes les pensées tristes l’obsédaient, et, bien qu’il fermât obstinément les yeux, il ne pouvait dormir. Il tentait quelquefois de rejeter tous ses chagrins, se disant : Mais en somme, je ne suis pas à plaindre, je suis heureux avec ma brave femme de mère. Il s’avouait pourtant que cette affection tranquille, que ces caresses tièdes de vieille femme le laissaient fâché ou froid ; — par moments, il s’épouvantait, craignant d’aimer moins sa mère.

Puis l’image de Désirée le hantait de nouveau et il se morfondait en regrets inutiles, se redisait : Ah ! si je n’étais pas allé au régiment, j’aurais aujourd’hui, comme tailleur d’écume, huit francs par jour, je pourrais me marier ; — et il cherchait à se consoler, se répétant que, s’il avait exercé un autre état, il n’aurait connu ni la maison Débonnaire ni Désirée. Il songeait à changer de profession, à en adopter une qui lui rapporterait davantage, mais il convenait qu’il n’était propre à rien, qu’il gagnait maintenant assez bien sa vie dans la brochure, que ce serait folie que de se lancer dans les hasards d’un autre métier.

Quant à Désirée, ses pensées étaient moins tourmentées et moins âcres ; elle glissait peu à peu à une sorte de langueur et d’apaisement. — Le boulevard St-Michel, qui l’avait amusée d’abord avec son luxe d’étalage et son bruissement de foule, l’ennuyait maintenant. Le coup de fouet donné aux rendez-vous par la mauvaise volonté de Vatard ne la cinglait plus ; depuis qu’il la laissait sortir, elle devenait douillette au froid, sensible au vent, inexacte aux réunions, y allait quelquefois très en avance, prise soudain d’impatience et d’un besoin de marche, presque toujours comme accomplissant un devoir qui s’imposait, très en retard.

Les jours trempés de brume, elle ne dépassait pas, ainsi qu’ils étaient convenus, la boutique du marchand de vins ; mais les jours où les pavés sont secs, où le vent pique et invite aux courses, elle ne venait plus retrouver Auguste près du quai.

Quinze jours s’écoulèrent, quinze jours, où, heures par heures, il pouvait suivre les nuances dégradées d’un courage qui fuyait ; elle descendait jusqu’à mi-côte le boulevard St-Germain ; un jour ne franchissait pas le coin du boulevard St-Michel, un autre allait de moins en moins loin à mesure que les soirées se déroulaient. Quelque temps qu’il fît, elle arrivait enfin à ne plus le rejoindre que vis-à-vis la boutique du marchand de vins.




Chapitre XVI

Quand Céline eut achevé sa robe et qu’elle l’essaya, elle s’ébaudit comme une toquée, sauta dans la chambre, se démancha le cou pour se regarder le dos, se trouva une tournure ravissante, voire même un certain chic. Cyprien eut moins d’enthousiasme lorsque, jaillissant dans son atelier, elle se campa devant lui en quête de compliments. Il se borna à lui faire observer que cette robe ne lui avantageait pas la taille, que l’autre, tout élimée qu’elle fût, la moulait mieux, la rendait plus onduleuse et plus ployante.

Ces remarques, formulées d’un ton convaincu, produisirent à Céline l’effet d’une paire de gifles. Elle demeura abasourdie, puis elle lui lança une réponse aigre. Comme il n’était pas en veine de disputes, il se borna à lui déclarer qu’il s’était moqué d’elle. — Elle reprit alors sa bonne humeur et se pavana de nouveau, très satisfaite, devant une glace.

Cette robe devint un perpétuel sujet de discussions et d’injures.

Céline arrivait le dimanche matin, disait : Je m’aboule pour une balade. — Lui, continuait à prétexter des travaux pressés, s’ingéniait, ainsi qu’il se l’était promis, à ne pas la suivre. Alors elle s’allongeait sur le divan, grommelait, remuait, jusqu’à ce qu’impatienté de ces manigances, il consentît enfin à la sortir.

Elle voulait se promener dans des endroits bien, aux Tuileries, aux Champs-Élysées, quelque part où elle pourrait montrer sa robe. Il s’y refusait, proposait d’aller au Moulin de la Galette, à Montmartre, sur le boulevard d’Italie, près des Gobelins, dans un quartier bon enfant où il pourrait fumer sa pipe.

— C’est pas la peine d’avoir une robe neuve pour visiter des endroits comme ceux-là, répliquait Céline.

Il répondait : — Pourquoi n’as-tu pas mis celle de tous les jours ?

— Merci ! eh bien quand donc alors que je ferais prendre l’air à ma jupe propre, si c’était pas le dimanche ?

Il tenta de lui faire comprendre qu’il n’y avait pas de raison pour se mieux habiller le dimanche que les autres jours. Il se butta contre un entêtement de borne.

Une après-midi, il se décida pourtant à la traîner aux Champs-Élysées. Il la fit asseoir dans la poussière sur une chaise, le dos tourné à la chaussée, et ils regardèrent cette tiolée de nigauds qui s’ébattent dans des habits neufs, de la place de la Concorde au Cirque d’Été. Il eut des écoeurements à voir houler ce troupeau de bêtes. Elle, arrondit des yeux énormes, s’imaginant qu’on admirait sa vêture, son maintien, ses charmes.

Il jura bien de ne plus la conduire dans cette foire aux toilettes, et il la remorqua sur des bateaux-mouches jusqu’à Bercy, l’emmena près de la place Pinel, derrière un abattoir, lui vanta, sans qu’elle sût s’il se moquait d’elle, la funèbre hideur de ces boulevards, la crapule délabrée de ces rues.

Tout cela la réjouissait fort peu, — elle n’avait nul besoin d’un amant propre pour aller voir ces quartiers sordides ! Il leur était décidément bien difficile de s’entendre. Elle devenait sans indulgence pour ses lubies d’artiste, et il avait des désirs de la fuir, quand, avec ses manières de fille du peuple, elle ne pouvait supporter les gens à lorgnon, examinait le doigt de chaque femme assise à côté d’un homme pour voir si elle avait l’anneau et disait tout bas à Cyprien : — Elle n’est pas mariée, tu sais !

Et pourtant, certains jours, il était harcelé comme par un remords. Il se promettait d’être plus aimable pour Céline et il la prenait dans ses bras lorsqu’elle entrait chez lui, jouait avec elle comme avec une jeune chienne, fumait une cigarette qu’ils se partageaient bouffées par bouffées, et, assis près du poêle, il la laissait narrer les histoires de sa famille, les débats qu’elle avait eus avec ses camarades.

Quelquefois elle exhalait de gros chagrins, pleurait à petits coups et Cyprien, malgré sa résolution d’être calme, finissait par la piquer de mots aigus. Elle lui répondit, une fois qu’il la suppliait de réserver ses larmes pour les jours où elle ne viendrait pas chez lui : — A qui veux-tu que je raconte mes peines si ce n’est à toi ?

Mais, où leur amour craquait, c’était par ces jours de grande tourmente quand le peintre s’habillait pour aller à une soirée ou à un bal. Pour elle, un salon était une sorte de bastringue de luxe, où on levait des femmes. Il avait beau lui dire : mais ce n’est pas cela ! — Elle hochait la tête d’un air défiant, et la haine de la plébéienne pour la femme bourgeoise éclatait avec des mots crus. Le coeur gros, elle aidait son amant à se parer, rôdait autour de lui, admirant sa cravate blanche et son habit à queue d’aronde, considérant avec respect son chapeau à claque, le faisant détonner et s’aplatir, s’extasiant sur la doublure de soie noire, sur les lettres en or qui y étaient cousues.

Ces soirs-là, elle voulait à toute force coucher chez lui, afin d’être plus sûre qu’il reviendrait, et elle ne comprenait rien aux fureurs du peintre qui, contraint à se rendre chez des gens disposés à lui acheter ses toiles, sacrait comme un charretier, se débattant contre les boutons de ses gants, contre l’empois de son linge. Elle lui disait : — N’y va donc pas ! — Tu verras, nous nous amuserons ! — Et Cyprien criait exaspéré : — Eh que diable ! T’imagines-tu donc que c’est pour mon plaisir que je vais dépenser deux francs de voiture et m’embêter chez des bourgeois ! Mais elle ripostait : Laisse donc, je m’en doute bien, tu vas retrouver des femmes. — Eh bien, j’aimerais mieux ça, finissait par répondre le peintre. — Alors elle le tapait furieuse ; il finissait par s’aigrir parce qu’elle lui froissait sa chemise, et il partait accablé par la perspective de rester, deux ou trois heures debout, sans fumer, auprès d’une porte.

Il ne dansait ni ne jouait, avait l’air d’un imbécile, faisait partie de cette lamentable cohue de gens qui contemplent les plafonds et, pour se donner une contenance, vérifient, toutes les dix minutes, l’attitude de leur cravate. Généralement il se réfugiait dans la salle des joueurs, où des hommes ignorant comme lui les délices des cartes et des danses, soupirent, regrettant leurs pantoufles et leur coin du feu, songeant qu’ils ne pourront plus appareiller un fiacre et devront traîner à leur bras, dans un quartier lointain, une femme agacée et lasse.

Il s’esquivait le plus tôt possible, rentrait et, quelque précaution qu’il prît, Céline se désendormait et l’interpellait avec rage.

— Tu sens la poudre de riz ! Tu m’en as fait, j’en suis sûre, — et elle clamait : — Va donc, va donc les retrouver tes filles du monde ! Ah oui ! elles sont chouettes ! C’est rien que de le dire ! De jolies carcasses avec leurs airs godiches et les bassins qu’elles ont dans les épaules ! faut voir ça, le matin, quand ça se réveille ! en v’là du joli taffetas ! ça tousse, ça geint, ça avale de l’huile de foie de morue, ça se loue de la santé à la petite semaine !

Et quand il essayait d’interrompre ce flot de grossièretés, elle déjectait, plus furieuse :

— Je sais ce que je dis, tiens, bougre de bête ! regarde-moi, il n’y a pas de toilettes, il n’y a pas de bijoux qui tiennent ! si elles étaient là, comme moi, en chemise, ah bien ça en serait une fête ! Tu verrais ! Elles ne nous valent pas ! Non elles ne nous valent pas, quand elles n’ont plus tous leurs affutiaux c’est des fanées, t’entends ? Et elle tapait sur sa gorge qui était charmante, criait : Hein ? v’là qui les dégotte ! gesticulant, dans le lit, les yeux en braise, les cheveux croulant comme une gerbe de paille sur ses épaules nues.

Enfoui dans un fauteuil, Cyprien fumait des cigarettes sans répondre. Il fut obligé, pour avoir la paix, de la menacer de ne plus rentrer du tout, ces soirs-là. Alors elle se tut, mais elle avait des tressauts, des commencements d’attaques de nerfs, elle était plus incommode encore que lorsqu’elle se dressait et aboyait devant lui.

Il adopta un autre système. Il lut, la laissant se démener, se tordre, déchirer son mouchoir avec ses dents.

Son indifférence eut pour résultat de faire cesser ces crises ; devenue tout à coup dolente, mais bénigne, Céline s’ingénia, par tous les moyens possibles, à plaire à son amant, à s’en faire aimer.

Lui voyant toujours peindre des figures maquillées, un soir qu’il était absent, elle se secoua sur la tête une houppe à poudre, s’enfarina le nez, prit un crayon de pastel et se farda de rouge. Cette peinturlure exécutée sans habitude et sans goût la fit ressembler à une femme sauvage. Le peintre se mit à rire quand, rentrant, il la vit ainsi bigarrée ; elle se fâcha, se mit à pleurer et elle s’essuyait avec ses doigts, écrasant les couleurs sur ses joues, barbouillée et grotesque, les mains tachées, les lèvres fraîches, malgré tout, dans ce gâchis de boue rose.

Alors elle désespéra de réduire cet homme. Il était cependant devenu plus bénévole et plus patient. Pourvu qu’elle ne gémît ou ne criât point, il s’estimait heureux. Une sincère commisération lui était venue pour Céline ; seulement il s’aperçut au bout de quelque temps qu’il avait tort de n’être plus sur le qui-vive. Céline avait un coeur d’or, mais elle avait besoin d’être mâtée ; ne sentant plus sa laisse, elle redevint comme naguère, plus turbulente, plus rebiffée.

Cette sorte d’amitié craintive qu’elle éprouvait pour le peintre commençait à tourner d’ailleurs. La fierté qu’elle avait eue à posséder pour amant un monsieur bien s’était évanouie. L’attrait d’un amour nouveau était perdu. Elle pensait maintenant aux fêtes de ses vieilles liaisons ; les jours de tumulte, quand, après avoir jappé aux oreilles du peintre, elle râlait à bout de voix, affolée par son silence et son mépris, elle revenait à Anatole.

Cet homme qui l’avait si profondément blessée en la quittant sans lui avoir laissé la satisfaction de partir la première, lui apparaissait maintenant comme un beau luron, comme un joyeux compère. Les rigolades à la bonne franquette qu’ils s’étaient données, l’enchantaient, avec leur douceur ranimée d’une souvenance lointaine ; les brutalités dont il les salait parfois ne la répugnaient déjà plus ; elle les excusait comme les inévitables suites d’une passion sincère. Il l’avait exténuée par ses violences, et par ses rapines, mais, somme toute, il valait mieux que Cyprien. Avec lui, au moins, on riait, on disait zut ! quand on voulait ; on sautait dans la rue, on rossignolait, on cancanait, on lichotait, il n’y avait ni tenue ni gêne. Et puis, après tout, elle n’avait guère gagné au change. Cyprien ne lui donnait pas de quoi s’entretenir ; l’autre, il est vrai, la pillait, mais enfin, coûte que coûte, pour accepter cette vie de déboire encore aurait-il fallu des compensations ! De l’argent ? pas. — Des joies à en bâiller comme avec Anatole ? pas. — Des caresses, des câlineries, des attentions même ? Pas davantage ! Ah ! Anatole pouvait la poursuivre maintenant le soir, elle n’aurait certes plus réclamé l’assistance du peintre !

Elle arrivait peu à peu à ce point où l’on souhaite, tout en ne possédant pas encore les moyens matériels de le faire, de tromper l’homme avec lequel on vit, de se venger de ses dédains ou de ses bontés, de prendre une revanche. — Ces désirs devinrent plus arrêtés, plus vifs, un certain dimanche. Après une lutte de plus d’une heure, elle avait brisé Cyprien qui la sortit. Ils se tiraillaient au bras l’un de l’autre, dans la rue. Il lui jetait des mots désagréables tout le long du chemin ou bien il répondait au hasard, lui laissant ainsi voir qu’il ne l’écoutait même pas. Elle se taisait, examinait d’un air affligé les boutiques devant lesquelles elle n’avait même plus la permission de s’arrêter, quand un couple dévala sur l’autre trottoir. Elle demeura pâmée. — C’était Anatole qui, d’un air vainqueur, se penchait amoureusement sur le visage d’une femme avenante et remise à neuf. Ils paraissaient très heureux. Des intonations grotesques d’homme qui sait comment amuser une fille, et des rires provoqués par ces farces grasses, s’échappaient du couple. On devinait une journée de godailles à la flan, dans les cabarets, de régalades sans prétention, dans les bastringues. Anatole aperçut Céline ; il la choya d’un oeil en coulisse, d’un oeil invitant, et il se dandina, avec ses faucilles de cheveux sur les tempes et sa casquette infléchie sur la droite, très satisfait que son ancienne maîtresse pût voir qu’il moissonnait des femmes mûres et bien nippées.

La vue de cette fille jeta la désolation dans l’âme de Céline. Si elle avait été une pauvre souillon, vêtue de bribes ramassées chez un frelampier, si elle avait eu les joues creusées par la noce et comblées par les plâtres, Céline n’eût certainement pas été torturée par cette jalousie qui la poigna. Sa rivale étant avenante, elle aurait voulu la supplanter auprès d’Anatole.

Le peintre ne fut point sans s’apercevoir de ce changement. Le premier symptôme auquel il reconnut que sa maîtresse pouvait le trahir fut un silence absorbé, une ardeur à lui désobéir, une propension à ne plus venir régulièrement chez lui.

Mais le jour où il eut vraiment peur, ce fut celui où Céline lança un mot qui lui ouvrit des horizons. Dans l’espoir d’exciter sa jalousie, elle lui avait parlé de ses amours éteintes, s’appesantissant davantage sur ses relations avec Anatole. Elle disait : — Celui-là, c’était du peuple comme moi, nous nous entendions ; il me grugeait, il me volait, mais c’est égal, il était aimant ; il était pas comme d’autres qui sont des glaces, qui vous considèrent comme de pauvres gnolles, comme des rien-du-tout qu’on ne battrait même pas !