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Les Soeurs Vatard (1879)

blue  Chapitre I-IV.
blue  Chapitre V-VIII.
blue  Chapitre IX-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XX.


A ÉMILE ZOLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


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Chapitre IX

Les deux mains derrière la tête, Désirée pêchait délicatement avec ses doigts des épingles à cheveux dans le paquet tremblant de sa tignasse. Tout en les posant les unes à côté des autres, sur le faux marbre de la cheminée, elle songeait aux Folies-Bobino, à la rue noire où Auguste l’avait embrassée ; ses yeux se noyaient, un frémissement lui courait le long du dos au souvenir des chaleurs humides qui avaient touché sa bouche. Qu’elle eût bien ou qu’elle eût mal fait de se laisser serrer de près ainsi par un homme, il n’en était pas moins vrai que ces bêtises-là, dans l’obscurité, produisaient de singuliers troubles. Seulement, toutes ces délices n’allaient plus durer. Vatard avait écrit, le matin même, que sa soeur hésitant à mourir il allait reprendre le train et retourner chez lui. La situation devenait fâcheuse ; Céline s’en moquait pas mal, tout lui était permis, à elle ! Elle déguerpissait du logis, les mâchoires encore émues, et le père la laissait libre ; mais jamais, au grand jamais, il ne consentirait à ce que son autre fille prît son envolée après la soupe. Elle avait bien cette ressource dont profitent les ouvrières empêtrées de familles peu austères, mais pratiques, qui les viennent chercher à la sortie, pour les prendre sous le bras et les ramener sans casse chez elles ; celles-là sortent pendant le jour, avec leurs amoureux, et ne rentrent à la boutique que dix minutes avant le moment du départ ; mais si la contre-maître fermait les yeux sur ces pillages quotidiens des heures, parce que celles qui se les offraient étaient des coureuses et des propres à rien, elle n’accepterait certainement pas que l’une de ses premières ouvrières allât se faire brasser, toute une journée durant, par un homme, dans un cabaret ou dans un garni. À coup sûr, elle avertirait Vatard. Les soirées de veille seraient, à la vérité, plus commodes. Elle s’échapperait de la maison Débonnaire, à sept heures, et, au lieu de retourner chez elle, elle irait dîner avec Auguste et ne reviendrait pour s’atteler à la tâche qu’à onze heures du soir. Le truc avait des chances de réussir, son père croyant qu’elle mangeait à l’atelier, la contre-maître qu’elle allait dîner chez son père ; mais depuis quelque temps les commandes faiblissaient dans la brochure et les veillées se faisaient rares.

A envisager la question de tel ou de tel côté, les réunions avec Auguste deviendraient forcément de plus en plus rares, à moins que le jeune homme ne la demandât en mariage et que, suivant ses promesses de ne pas contrarier sa fille, Vatard la laissât libre de se faire épouser par le premier venu ; mais c’était peu probable ; Désirée aurait bien des arguments à faire valoir : jamais un garçon ne lui plairait davantage ; il était le seul homme qui la tentait ; ses yeux la bouleversaient et ses mains quand elles serraient les siennes lui faisaient monter le sang à la tête. — Son père répondrait que le don de piper les femmes avec des clins d’yeux ne constituait pas chez un homme des qualités suffisantes pour faire un bon mari. — Il dirait crûment, entre deux bouffées de pipe : c’est un détestable ouvrier que ton amoureux, c’est un bricoleur et un faignant. Auguste n’était pas un ivrogne, c’est vrai ; lorsqu’une nouvelle bibine s’ouvrait dans le quartier et que le patron, en quête d’une clientèle, annonçait qu’il donnerait pour rien à boire, de telle à telle heure, tous les ouvriers, au guet de ces aubaines, filaient ; lui aussi d’ailleurs, mais il revenait avant les autres quand il avait dans le ventre une chopine ou deux. — C’était un mauvais ouvrier, mais c’était aussi un mauvais buveur.

Il était néanmoins évident que cette dernière circonstance ne semblerait pas atténuante au vieil homme, et puis il y avait encore une autre question ; rien ne prouvait qu’Auguste fût disposé à la demander en mariage. Plus Désirée pensait à cette situation et plus elle devenait irrésolue. À supposer qu’elle dise franchement à son amoureux : Auguste, voulez-vous vous marier avec moi ? et que lui ne répondît pas, alors tout était fini entre eux, et, à moins qu’elle ne consentît à faire des bêtises, il ne lui restait plus qu’à l’inviter à passer désormais son chemin. — Elle eut les paupières mouillées, en songeant que, le soir, elle resterait, seule, chez elle ; avant qu’elle n’eût connu ce garçon, elle ne pensait pas à s’amuser ; aujourd’hui, elle avait soif des câlineries d’un homme, des promenades à deux, des rires s’allumant dans les yeux qui se croisent. Elle s’apercevait pour la première fois que la maison de son père était triste comme un bonnet de nuit.

Le seul parti qu’elle eût à prendre, en attendant, c’était de se mettre sous la bâche, comme le disait élégamment sa soeur alors qu’elle était d’humeur gaillarde ; mais elle eut beau se tourner le nez contre le mur, faire de subites volte-face de l’autre côté, s’étendre en long, se contourner en chien de fusil, pousser des soupirs, des ho, des ha, bâiller, les mêmes idées lui trottaient par la cervelle, le sommeil ne venait point.

Sur ces entrefaites, la clef tourna dans la serrure et Céline entra.

Depuis une quinzaine de jours les deux soeurs causaient peu ; quelques mots, le soir, en se couchant, quelques mots, le matin, en enfilant leurs bas, et c’était tout. Mais ni l’une ni l’autre n’avait envie de dormir cette nuit-là, elles grillaient au contraire du désir de causer ; elles reprirent leurs conversations d’autrefois comme si toutes les rancunes et toutes les querelles qui les divisaient avaient pris fin.

Céline était d’ailleurs dans un drôle d’état. Les nerfs en mouvement et la langue sèche, elle arpentait la chambre de long en large. Elle avait des feux sur les pommettes et des lueurs mouillées dans l’oeil. Désirée lui demanda si elle avait la fièvre, elle eut un rire silencieux.

— Ça y est, dit-elle.

— Quoi ? répondit l’autre.

— Eh bien mais, je suis sa maîtresse !

— Tu ne l’étais donc pas ! s’écria Désirée stupéfaite.

— Non, imagine-toi, Cyprien n’osait pas. J’aurais pu me fâcher s’il avait été loin, tout de suite, j’aurais pu me rebéquer et lui dire : pour qui me prenez-vous ? Ah ! Ma chère, c’est égal, il ne faut pas en vouloir aux hommes qui se trompent en étant convenables ! Il y en a tant qui ne le sont pas ! Mais c’est égal, ça devenait assommant tout de même ! Je ne pouvais pourtant pas lui faire des avances, lui crier : mais, bête, vas-y donc, je suis ici pour cela ! J’aurais eu l’air de qui ? Je te le demande ! J’en avais pris mon parti, j’attendais qu’il se mît à bouillir. — Je t’en fiche, il ne bougeait pas. Je lui avais dit, une fois : j’ai un busc dans mon corset qui me gêne. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ? — Eh ! bien mais, il faut l’enlever, ma chère enfant, — et j’étais passée dans sa chambre à coucher, comptant bien qu’il me suivrait pour m’aider, ah ! Bien ouich ! Il continuait à mettre du jaune sur des arbres. — J’étais furieuse, tu comprends, j’avais délacé mon corset, et, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile, j’ai été obligée de l’envelopper dans un journal et de le rapporter sous mon bras.

Aussi j’étais décidée à tout, ce soir. Voilà huit jours que je mets, toutes les après-dînées, mes bottines du dimanche, pour aller chez lui, celles qui me chaussent bien, mais qui me font mal aux pieds. C’était plus une vie, à la fin du compte !

Écoute un peu comment je m’y suis prise. Quand je suis entrée, Cyprien était devant son tableau, avec une lampe et une machinette dessus qui rendait la pièce très sombre et sa toile très claire. Il peignait une femme, en balade, le soir. Il m’a embrassée, mais il ne s’est pas dérangé, il a continué à poser du rouge sur les lèvres de sa femme. Je l’aurais tué ! Je me suis dit : ça va claquer ; je crache sur le mastic, moi, j’en ai assez ; et puis j’ai réfléchi qu’il valait mieux ne pas brusquer les hommes timides, et comme j’étais embarrassée de mes mains et que je cherchais quelque chose à dire, j’ai tripoté ses tubes, je m’amusais à les dévisser et à les faire juter sur sa palette. Je me suis fourré de la couleur plein les doigts ; alors il m’a emmenée dans son cabinet de toilette, un petit cabinet grand comme un mouchoir, et il m’a versé de l’eau dans une cuvette. — Nous étions forcément serrés, l’un contre l’autre, puisqu’il n’y avait pas de place ; je lui jetais des gouttes avec les ongles, en riant ; il a crié : finis ou je t’embrasse ! — J’ai continué, il m’a prise à bras-le-corps et, pendant que je me débattais, il m’a collé une douzaine de baisers de tous les côtés de la tête.

Il me tenait par la taille lorsque nous sommes rentrés dans l’atelier, et puis, quand il a été assis sur son tabouret, je me suis mise sur ses genoux, je lui ai enveloppé le cou avec les bras, et comme j’avais la bouche près de son oreille, je lui ai soufflé du chaud là dedans. — Je glissais sur ses genoux qui tremblaient, nous ne parlions plus ; seulement il y avait dans la pièce un sacré vieux meuble qui pétait à tout moment ; tu n’as pas idée comme c’était agaçant ! J’étais lourde tout de même, il avait les jambes éreintées, j’allais tomber, il m’a retenue avec les mains ; il avait des yeux qui flambaient, de la sueur au front, et l’on ne voyait plus que le petit bout de ses dents entre ses lèvres. Je me suis dit : Toi, tu es fichu ! Il a fini par m’embrasser vite, là, sur le cou, près des frisettes qu’il mordait en grognant ; j’ai retourné un peu la tête, nous nous sommes touché le nez et la bouche ; il avait les yeux qui se fermaient et se rouvraient, l’air égaré ; bref, j’ai dégringolé en me cramponnant à lui. Ce qui est embêtant, dans tout cela, c’est que j’ai un des cerceaux de ma crinoline qui s’est rompu; mais baste ! ça n’est rien ; ce qui est drôle tout de même, c’est que ce bonhomme, qui était froid comme une glace, était après ça comme un chien qui a retrouvé son maître ! Il n’y avait plus de tranquillité possible avec lui ! Il allait, il venait, il m’embrassait, v’lan ! sur le nez, v’lan sur les yeux, sur la bouche en plein ! Ah ! je te prie de croire qu’il avait perdu toute sa timidité, et qu’il se moquait bien de son tableau, à ce moment-là !

Au fond, il était devenu aussi enragé qu’Anatole. Il n’y mettait pas plus de façons ; il m’appelait « poulette » avec le même ton que l’autre avait quand il me disait « ma gosse ». C’est étonnant comme tous les hommes se ressemblent ! Je suis sûre que l’empereur, quand il était dans leur position, ne faisait pas autrement qu’eux ; ils ont tous la manie de vous prendre la tête entre les mains et de l’embrasser avec des lenteurs ; enfin !

Ah ! et puis, tu sais, il a eu l’air de s’apercevoir que ma robe était usée ; il est probable qu’il m’en achètera une ; je compte aussi sur un chapeau, car j’ai bien vu que ça le vexait que je vienne toujours en cheveux. Il y a justement au Bon Marché des étoffes superbes, rayées, bleues et noires ; on en ferait une robe serrée, une de ces robes comme en a Rosine, qui font un bruit de feuilles lorsque l’on marche. Seulement, ça coûte cher ; enfin, tant pis, j’en veux une comme celles-là. C’est Rosine qui ragera lorsqu’elle me verra aussi bien nippée qu’elle !

— Mais, hasarda la petite, il ne doit pas être riche s’il est peintre, ton monsieur ; il ne pourra peut-être pas te payer une robe aussi belle ?

— Laisse donc, reprit l’autre, Cyprien doit avoir de l’argent, car il a chez lui un tas de vieilleries ! Moi, je n’en donnerais pas deux sous, mais je sais bien que ça vaut de l’argent, et puis il se privera sur autre chose, voilà tout ! Ensuite, ça m’est encore égal, il me donnera au moins l’étoffe et je ferai la façon moi-même. Ah çà, eh bien, et toi, où en es-tu avec ton homme ?

Désirée lui raconta la soirée. — C’est très gentil tout ça, reprit Céline, mais ce n’est pas sérieux ! Joue pas ce jeu-là, ma fille, tu y gâterais tes jupes ! Voyons, sincèrement, où veux-tu en venir avec Auguste ?

La petite ne répondait rien. — Tu n’as pas envie d’être sa maîtresse, n’est-ce pas ? Eh bien alors, il faut que tu prennes un parti. Tu ne peux pas rester ainsi, car enfin, est-ce que l’on peut prévoir ? Ça n’oblige à rien, on se promène, on est calme, puis une risette vous court dans le haut du buste et descend, — va te faire fiche, on est propre ! Si les hommes savaient, on serait perdue avant qu’ils ne croient que c’est possible ! Mais ils sont si bêtes ! Ils ne se doutent de rien, la plupart du temps ; c’est pas quand ils attaquent qu’il faut se défier d’eux, c’est lorsqu’ils ont des airs attendris, qu’ils vous serrent le coude, qu’ils vous font mal aux mains sans le vouloir. Tu n’es pas comme moi, je le sais, mais prends garde tout de même. On dit que c’est les soirs d’orage, c’est encore des blagues ! Ça dépend de quoi ? de ce que l’on a mangé, de ce que l’on a bu, de la fatigue pas reposée de la veille, de la manière dont on marche, des mots qu’ils chuchotent, de tout et de rien enfin ! Épouse-le ou fourre-le dehors, il n’y a pas de milieu. — Voyons, pense un peu, papa sera de retour demain ; Auguste deviendra très dangereux, car tu ne le verras plus que de loin en loin ; tiens, veux-tu que je lui parle, moi, si tu as peur ? Ce sera clair et net. — Voulez-vous du mariage ? Oui, — Allons-y, bel homme ; vous n’en voulez pas ? — des mouchettes alors ; vous faites de la poussière dans la chambre, je vas vous épousseter. — Ça te va-t-il ? Mais réponds donc, tu es là comme une empotée qui n’entendrait rien !

Désirée était mal à l’aise ; elle balbutia : je sais bien, voilà une heure que je me répète ce que tu me dis ; tu as raison, mais d’abord il faudrait savoir si le père voudra d’Auguste. — Ah ! ça, c’est autre chose, s’écria Céline un peu interloquée par cette observation qu’elle n’avait point prévue ; mais l’important, c’est de savoir d’abord si ton amoureux a des intentions honnêtes. Je m’en charge ; — et Céline dressa son plan de campagne, hésitant entre une explication immédiate avec le jeune homme et une autre idée qui lui était venue, en éteignant la lampe : patienter plutôt jusqu’au moment où Auguste, enragé de ne plus voir sa soeur qu’à de rares intervalles, serait assez affamé pour subir toutes ses volontés et tous ses caprices. — Et puis conclut-elle, j’ai bien mis mon peintre au pas, j’y mettrai bien Auguste ; et elle s’endormit sans même s’être doutée qu’elle était dans l’erreur la plus complète.

D’abord, elle n’avait jamais mis Cyprien Tibaille au pas. Ce gaillard-là ne péchait point par timidité, comme elle le croyait. Quand il l’avait connue, il était malade et, dans leur intérêt à tous les deux, il attendait qu’il fût complètement remis pour commencer l’attaque.

C’était d’ailleurs un homme dépravé, amoureux de toutes les nuances du vice, pourvu qu’elles fussent compliquées et subtiles. Il avait, à la grâce de Dieu, aimé des cabotines et des graillons. Frêle et nerveux à l’excès, hanté par ces sourdes ardeurs qui montent des organes lassés, il était arrivé à ne plus rêver qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques. Il ne comprenait, en fait d’art, que le moderne. Se souciant peu de la défroque des époques vieillies, il affirmait qu’un peintre ne devait rendre que ce qu’il pouvait fréquenter et voir ; or, comme il ne fréquentait et ne voyait guère que des filles, il ne tentait de peindre que des filles. Au fond même, il n’estimait vraiment que l’aristocratie et que la plèbe du vice ; en fait de prostitution, le bourgeoisisme lui semblait odieux par-dessus tout. Il raffolait de la tournure des filles du peuple, de leurs airs canailles et provoquants, de leurs gestes mettant à nu des plaques de chairs, sous le caraco, alors qu’elles lapaient du vin ou mangeaient de caresses la face ribotée de leurs hommes. Il raffolait plus encore des dépravations des ravageuses de haute lice ; leurs senteurs énergiques, leurs toilettes tourmentées, leurs yeux fous, le ravissaient. Son idéal allait même jusqu’à l’extravagance. Il souhaitait de faire du navrement un repoussoir aux joies. Il aurait voulu étreindre une femme accoutrée en saltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d’étoffes du Japon, pendant qu’un famélique quelconque viderait un orgue de barbarie des valses attristantes dont son ventre est plein. Son art se ressentait forcément de ces tendances. Il dessinait avec une allure étonnante les postures incendiaires, les somnolences accablées des filles à l’affût et, dans son oeuvre brossée à grands coups, éclaboussée d’huile, sabrée de coups de pastel, enlevée souvent d’abord comme une eau-forte, puis reprise sur l’épreuve, il arrivait avec des fonds d’aquarelle, balafrés de martelages furieux de couleurs, s’invitant, se cédant le pas ou se fondant, à une intensité de vie furieuse, à un rendu d’impression inouï. Il était élève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient en vain essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Il avait au plus vite craché sur ces rapiotages ; il avait fait escale aussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des cris de détresse devant ses théories. Ses vues de barrières, ses jardins de la rue de la Chine, ses plaines des gobelins, ses guinguettes à vices, ses sites souffreteux et râpés l’avaient fait honnir. Ayant même déclaré, un jour, que la tristesse des giroflées séchant dans un pot lui paraissait plus intéressante que le rire ensoleillé des roses ouvertes en pleine terre, il s’était fait fermer la porte des ateliers honnêtes.

Il va sans dire que Céline n’avait jamais rien compris au caractère d’un homme si excellemment désorganisé. Lui, la prenait pour ce qu’elle valait. Elle lui plaisait, bien qu’elle fût sans outrance et sans mystérieux ragoût ; mais il avait besoin pour un tableau d’une fille populacière, râblée, solide, d’une goton lubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Il méprisait avec raison ces modèles qui vautrent leurs nudités lavées du matin, dans l’atelier de chaque peintre. La Vénus de Médicis, pour se servir de son expression, lui semblait imbécile ; il n’admettait point que l’on posât dans un mouvement convenu, une femme fabriquée avec les bouts de corps de cinq ou six autres ; il fallait, selon lui, la saisir, la peindre, alors qu’elle ne s’y attendait pas, et quand, sans emphase apprêtée de gestes, elle se traînait ou sautillait avec la tristesse ou la joie d’une bête lâchée sans qu’on la surveille ! Au fond, la fille, jeune et vannée, au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les seins encore élastiques, mais mollissant et commençant à tomber, la figure alléchante et mauvaise, polissonne et fardée, l’attirait. Céline avait, à défaut de ces salaisons de vices qu’il savourait si friamment, une mobilité des traits, des hauts de corps qui l’amusaient. Elle n’était pas très bien bâtie, ayant, comme sa soeur, la taille ramassée et courte ; mais cela lui importait peu à lui qui n’avait comme idéal que de créer une oeuvre qui fût vivante et vraie !

Les formes irréprochables des tableaux dits de nu, avec leur modèle en serpent, sur un canapé, ou debout avec une jambe un peu pliée, une peau sans granules, crémeuse, bombée sur le devant d’une gorge ronde et crêtée de rose, l’horripilaient. Les anciens avaient réussi cela mieux qu’on ne le réussirait jamais ! Leurs souliers étaient éculés aujourd’hui, il fallait en fabriquer d’autres ! Il eût fait la femme en chair, lui, fanée comme la plupart de celles qui ont eu des enfants ou qui ont abusé des alcools et des luttes, il l’eût faite avec des seins lâches, un oeil qui fait feu, une bouche qui mouille ! Mais il aimait peu les nudités, préférant les attitudes si joliment incorrectes des parisiennes, s’attachant surtout à peindre les histrionnes d’amour, dans les lieux où elles foisonnent : bâillant, le soir, devant le bock d’un concert ; en piste à la table d’un café ; en chasse sur l’asphalte, riant à toute volée, pour une bêtise ; se faisant dormantes pour ne pas effaroucher les timides, désintéressées et câlines pour les mieux gruger ; s’injuriant et braillant, la trogne en l’air, par jalousie ou par pochardise.

Le jury s’empressait de refuser ses toiles au salon de chaque année et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas. Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs de rente qu’il avait par mois, parcourant les quartiers excentriques à la poursuite des femmes qui ginginaient des hanches.

Mais, comme il le disait avec rage, il lui eût fallu une somme ronde pour fréquenter les mercenaires de haut parage et les peindre telles qu’elles sont, dans leurs boudoirs plafonnés de soie, avec leurs robes de combat et leur canaillerie frottée de grâce. Jamais il n’avait pu réaliser son rêve. Faute d’argent, il en était réduit à ne peindre que les dessertes des tables, le vice à bon marché.

Le champ était large encore, et il le défrichait à mesure. Puis il eut, le lendemain de sa prise en possession de Céline, une joie ; il découvrit que, lorsqu’elle était rendue de fatigue et dormassait sur le divan, elle prenait des allures de haute grue qui se pâme. Elle devenait extraordinairement tentante avec la dégringolade de ses cheveux paille sur un coussin, sa croupe tordue, une jambe jetée en l’air et l’autre pendante sur le bas du meuble. Il mit alors à exécution l’un de ses projets. Il déambula au travers du Temple et des boutiques de marchandes à la toilette et il acheta un lot de bas de soie. Il revint chez lui, très enthousiasmé, et examina son emplette à la lumière. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les nuances, des simples et des brodés, des bas qui avaient dû valoir, étant neufs, les uns de vingt à trente francs, les autres de trente-cinq à soixante francs. Cinquante centimes de nettoyage chez le teinturier et il en serait quitte. Céline arriva sur ces entrefaites et poussa des cris de merluche à la vue de ce déballage. L’autre les tendait, les retournait, les faisait papilloter aux bougies qui griffaient d’éclairs leur indigo foncé brodé de rouge-sang, leur turquoise rayée de gris, leurs damiers cramoisis et soufre, leur maïs, leur mauve, leur noir fenestré de blanc ; mais ce qui le faisait exulter davantage, c’étaient deux paires : l’une d’un superbe jaune-citron, l’autre d’un orange fumé, ajourée comme une dentelle, sur le cou-de-pied, pour laisser percer en sourdine la blancheur des chairs.

Céline voulait les mettre de suite. Il eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’ils étaient sales, qu’il fallait attendre au moins qu’ils fussent lessivés ; puis il ne sut résister lui-même au bonheur de voir leur effet sur la peau, et il lui enfila les bas orange qui montèrent jusqu’au milieu des cuisses. Céline était ravie. — Donne-m’en une paire, dit-elle câlinement. — Alors il eut l’habileté d’un prestidigitateur qui vous force à prendre une carte parmi les autres, et il lui fit choisir la paire d’un bleu pâle barré de gris-perle qu’il avait trouvée en double.

Deux jours après, Céline commençait à devenir amoureuse de Cyprien ; lui, ne recevait pas encore de coups de poing dans l’estomac quand, l’heure du rendez-vous étant sonnée, elle n’arrivait pas.




Chapitre X

— Ah ! nom d’un chien ! Ah oui, mes fifilles, je suis content d’être revenu ! Avoir les pieds dans ses pantoufles, retrouver de vieilles pipettes dans lesquelles on n’a pas fumé depuis longtemps, ça s’appelle une joie ! Ah zut pour leur bière au vinaigre et vive le vin ! Tiens, je vais en boire encore un verre !

Et, tout en dégustant ce nectar à treize sous le litre, Vatard répondait aux interrogations de ses filles : — Amiens, si c’est amusant ? Comme une porte de prison ! des rues, une citadelle, une grande église avec des sculptures rigolo, un ruisseau d’eau sale, des arbres comme partout, des pipes neuves en terre noire et des pots en cuivre pour les allumer, du genièvre comme qui dirait de l’eau-de-vie blanche dans laquelle on aurait trempé des allumettes, de la bière aigre et dure à laper, un bahut, mes enfants, un vrai bahut ! Et avec cela votre tante pas aussi malade qu’elle le prétendait, une vieille bougonne, un fil en quatre qui me sciait le dos, me répétant à tout bout de champ : ah ça voyons, Vatard, tu ne vas pas encore sortir ? — Ah ! je puis bien le dire, j’ai fait mon purgatoire dans cette sacrée ville. On n’est pas plus patriote qu’un autre, et ce n’est pas parce que je suis né à Montrouge, mais, voyez-vous, il faut d’autres endroits qu’Amiens pour dégotter tout ça ; et il montrait du geste, par la fenêtre ouverte, un horizon de tuyaux, de toits et de perches à télégraphe.

— Vous mettez votre galurin ? Ah, oui, c’est l’heure, je n’y suis plus, moi. C’est vrai, je suis en lambeaux, j’avais pris un billet de seconde classe pour aller là-bas, je comptais rapporter de l’argent ; mon oeil ! rien, pas un patard ! J’ai dû revenir en troisième, et la nuit ! Crédieu ! Ça manquait de capitons, j’ai les reins dans un état ! Eh ! bien, puisque vous partez pour l’atelier, je vais aller voir un peu Tabuche, savoir si son panaris ne lui a pas repoussé et pinter un verre à sa vieille santé. — Alors, à ce soir ; tâchez de ne pas rentrer trop tard, qu’on ait le temps de fricoter une petite cervelle au vin ; ça me remettra des côtelettes en papillote que l’on me forçait à avaler chez votre tante. Vous y êtes, vous n’oubliez rien ? Non ? Je ferme la porte. — Et il quitta ses filles, au bas de l’escalier, tirant sur sa bouffarde, faisant voltiger sa canne, s’arrêtant pour causer avec les boutiquiers qui se délectaient à écouter le récit de son voyage.

Quand les deux soeurs arrivèrent à l’atelier, toutes les ouvrières faisaient cercle autour d’une petite fille de quatre à cinq ans, une blondine maigriotte et blanche. Le matin, une femme était venue et avait demandé à la contre-maître si elle ne pourrait pas prendre l’enfant comme apprentie. La contre-maître stupéfaite avait déclaré qu’une petite fille aussi jeune était incapable de tout travail. Alors la femme s’était mise à pleurer, disant qu’elle était dans le malheur, que son mari était mort, qu’elle était obligée, pour vivre, de vendre, dans la rue, des nèfles et des pommes, que l’enfant était trop peu raisonnable pour rester seule à la maison, qu’enfin elle ne consentirait jamais à l’envoyer dans une crèche ou à la confier à des gardeuses ; et de ses mains qui tremblaient elle s’essuyait les paupières et les joues, suppliant, avec des hoquets dans la voix, qu’on voulût bien lui garder sa petite.

L’enfant, voyant tant de monde autour d’elle, se détournait, en faisant la moue, et avait de grosses larmes dans les cils ; la contre-maître, très apitoyée, la prit dans les bras, la mit sur ses genoux et, tricotant des jambes, elle chantonnait : à dada, sur mon bidet, prout, prout, prout cadet ! — La petite battait des mains et criait : encore ! Et quand la contre-maître, essoufflée, la remit à terre, elle lui tirait sa pèlerine, la priant de lui faire toujours à dada. La mère eut un regard de folle et, se précipitant sur sa fille, elle l’enlaça, la baisa éperdument. La petite se remit à pleurer ; alors la grosse Eugénie la fit danser en rond avec elle et, embrassant ses menottes, elle disait : c’est pas avec des pauvres petites mains comme celles-là qu’elle pourrait travailler ! Vrai, on n’y peut pas songer, ce serait un crime !

Tout le monde branla le chef en signe d’approbation. Enfin la contre-maître, après avoir consulté le patron qui ne s’y opposa point, dit à la mère que c’était une affaire entendue, qu’on aurait bien soin de l’enfant, qu’elle pourrait l’amener tous les matins, et venir la chercher tous les soirs. La pauvre femme murmura : Pauline, dis merci aux dames ; — mais Pauline avait pris peur et se cachait la tête dans les jupes de sa mère. — Alors, pendant qu’une ouvrière l’alléchait avec un morceau de sucre, la femme s’en fut doucement, la tête baissée, bégayant des mercis, avalant ses larmes.

Au bout de dix minutes, la gamine qui s’était remise à pleurer, criant : je veux voir maman, moi ! gigottait et riait aux éclats. On l’avait assise sur une table ! chacune lui donnait des débris de déjeuner et elle tendait avidement les doigts, bredouillant : nanan, pour Pauline, ça ? Sa joie fut au comble, lorsque Désirée lui façonna une poupée avec des rognures de papier jaune et elle fut presque aussitôt du dernier bien avec Moumout qui, mauvais comme une gale pour les hommes et pour les femmes, rentrait ses griffes et se laissait volontiers caresser par les enfants.

Les plioirs recommencèrent leur flux et leur reflux sur le papier des rames. — Eh ! Céline, cria l’ouvrière qui souffrait des dents, il est joliment chic le type avec lequel tu te baladais, hier au soir !

Céline fit la nigaude et feignit d’ignorer ce que cette question pouvait signifier ; mais l’autre, poussée par une sorte de taquinerie envieuse, continua : c’est vrai, ce que j’avance ; à preuve que le père Chaudrut t’a vue comme moi ; — et le vieil homme qui manoeuvrait des cisailles approuva du bec : — Un monsieur bien, un fils de famille, mâtin de chien, ce n’était plus de la petite bière ! Mais ce n’était pas une raison pour faire sa tête et passer à côté des gens sans avoir l’air de les reconnaître.

La femme Teston en bâillait d’ahurissement. — Eh bien, après tout, dit-elle, Céline n’a pas tort ; pourquoi donc qu’elle donnerait comme les autres sa jeunesse à un tas de galvaudeux d’ouvriers qui lui mangeraient tout ce qu’elle gagne ?

— Eh ! dites-donc, vous, cria Chaudrut, tapez donc pas sur l’ouvrier.

— Des galvaudeux comme vous, répliqua la mère Teston !

— Allons, allons, voyons, maman, laissez donc Chaudrut tranquille, gémit la contre-maître.

— Moi, ce qui m’étonne, ricanait la petite, tout en curant ses chicots avec des bouts d’épingles, c’est que, lorsqu’on se paie des messieurs aussi ficelés, on ne se fasse pas payer en même temps des robes neuves.

Céline fut piquée.

— Mais certainement, que je vais en avoir, et comme tu n’en auras jamais des robes ! Va donc, hè, ton entreteneur à toi, c’est le général Pavé ! Et puis, tiens, sais-tu, au lieu d’asticoter les autres, tu ferais vraiment mieux de te mettre les joues sous la presse, ça t’aplatirait peut-être les ballons qu’on t’a fourrés dans les gencives !

La femme Teston s’égueulait le visage à force de rire et ses yeux lui rentraient sous le front.

— Attrape ça, toi, dit-elle.

Mais la contre-maître menaça l’autre de la ficher à la porte si elle ripostait.

— En voilà assez, cria-t-elle, ma parole, ça devient une vraie halle, ici !

Désirée, que toutes ces disputes n’intéressaient guère, se grattait la jambe sur laquelle folâtrait une puce. Elle s’interrompit soudain et eut un haut de corps ; Auguste venait d’arriver, dans la salle du fond, et il semblait avoir une poche noire sur l’oeil. Elle fut atterrée et se pencha un peu pour le revoir ; mais le jeune homme paraissait tenir à rester dans l’ombre, car il s’obstinait à tourner le dos au jour et à se dissimuler derrière une pile. Alors elle se leva et elle vit fort bien qu’il avait un oeil au beurre noir.

Elle s’en fut auprès de lui et fit à voix basse : Ah çà, qu’est-ce que vous avez ? Venez dans la cour, j’ai à vous parler d’abord ; papa est revenu et je ne pourrai aller au rendez-vous, ce soir.

— Il dit : Ah ! et baissa la main qui lui abritait la face.

— Vous vous êtes donc battu, reprit-elle, que vous avez l’oeil comme une pomme pourrie ?

Il prétendit être tombé et s’excusa de ne point la suivre, vu le travail pressé qu’il devait terminer avant son départ. — C’est bien, riposta la petite, d’un ton sec, en pinçant les lèvres, et comme Chaudrut passait, rattachant la ficelle qui sanglait sa blouse, elle s’enquit auprès de lui des motifs qui avaient fait pousser ainsi la paupière d’Auguste. Il déclara sur les cendres de sa défunte ne rien savoir ; elle n’apprit la vérité qu’une fois dans la cour.

Le marchand de rognures était venu ; le contre-maître avait fait l’appel des hommes et toute l’équipe était descendue dans la soute aux vieux papiers. Auguste était avec les autres. Quand on fut en bas et qu’on eut ouvert la porte de cette cave, le jour ne filtrait que par un soupirail sur le gigantesque amoncellement des rognures qui ressemblaient sous cette lueur jaune à un formidable monceau de choucroute frisée et blonde. Le père Potier s’écria qu’une lanterne était insuffisante et qu’il tenait à voir la qualité des marchandises qu’il achetait. Alors Auguste était remonté avec Alfred pour chercher d’autres lumières. Il devait de l’argent à ce copin. Celui-ci, le matin, tout en étouffant son pierrot de vin blanc, avait tiré de sa poche huit ou neuf bouchons et il s’était dit : nom d’un bonhomme, on a rien bidonné, depuis hier au soir ! autant de chopines mortes, autant de bouchons qu’il resserrait, — c’était l’étiage de ses crues. — En attendant, il était sans le sou et son ivresse devenait mauvaise. Il réclama à Auguste, qui avait trente-cinq centimes en poche, les deux francs qu’il lui avait prêtés pour conduire Désirée aux Folies-Bobino. La discussion avait duré tant qu’ils étaient en quête de chandelles ; une fois redescendus dans la cave et occupés à décroûter le tas des rognures et des maculatures pour les mettre en sac et les peser, la querelle avait recommencé et s’était close par la soigneuse tripotée qu’Auguste avait reçue.

Ce fut le contre-maître qui raconta l’histoire à Désirée ; elle revint tremblante s’asseoir à sa place.

Sa première pensée fut celle-ci : c’est un batailleur, ah bien merci alors ! Et puis, en admettant même qu’Auguste n’aimât pas à chercher noise à ses compagnons, quand on écoppe une pareille raclée, on est ou un homme pas brave ou un homme pas fort ; et elle se trouvait humiliée d’avoir un amoureux qui, contraint à se battre, ne roulait pas les autres. Puis, cette paupière gonflée lui fit peine, elle avait envie de pleurer ; Auguste ne disait rien, mais ça devait lui faire bien mal ! Il devait avec cela être joliment gêné ! Elle se figurait combien c’était vexant pour un homme de se montrer à celle que l’on aime dans un tel état ! Elle en vint à songer enfin au sourire goguenard du contre-maître lorsqu’il lui avait avoué qu’Auguste avait emprunté de l’argent pour promener sa belle. — Au fait, elle avait peut-être eu tort ; elle devait bien savoir qu’il gagnait très peu et que les parties qu’ils avaient commises avaient coûté cher. Il est vrai que si sa bourse qui n’était jamais bien grosse, puisque son père lui réclamait pour sa nourriture, son blanchissage et son logement, dix francs par semaine, avait aidé au paiement de ces réjouissances, jamais elle n’aurait pu faire honneur à son amoureux en achetant une capuche et un filet noeufs.

Elle pensa d’abord à aller trouver Alfred et à lui payer les deux francs, puis elle se fit la réflexion que cela la compromettrait par trop et qu’elle ferait ainsi passer Auguste pour un je ne sais quoi, et puis deux francs c’était une somme. C’est égal, le pauvre garçon était sans le sou ; peut-être n’avait-il pas de quoi fumer ! Elle eût voulu le savoir, et avec cette bonté imbécile qui souhaite des malheurs pour les réparer, elle aurait été satisfaite qu’il n’eût pas de quoi rouler des cigarettes, afin de pouvoir en chercher un paquet, et le lui offrir.

Quoi qu’il en fût, elle était prise d’un grand attendrissement et elle se reprochait le ton sec avec lequel elle lui avait parlé tout à l’heure. Elle n’y tint pas. Auguste était seul, dans son coin ; elle se leva et, ne sachant comment lui témoigner qu’elle n’était point fâchée contre lui, elle s’approcha et, sans lever les yeux, lui tendit la joue.

Auguste était aussi très ému ; il l’embrassa doucement, et, comme le baiser se prolongeait, Désirée, rouge comme une cerise, se sauva jusqu’à sa place et répondit que les oreilles lui cuisaient quand la contre-maître s’informa de ce qu’elle avait bien pu faire pour avoir ainsi le sang à la tête.

Céline avait suivi toute la scène des yeux. Elle se demandait toujours s’il fallait brusquer les choses ou les laisser aller ; elle se demandait encore si, avant de parler mariage avec Auguste, il ne vaudrait pas mieux consulter son père. Depuis qu’elle était arrivée à prendre d’assaut son peintre, toutes ses humeurs, toutes ses lubies avaient disparu et elle était pleine d’indulgence pour les amours de sa soeur. Autant les couples heureux l’avaient fait jadis sauter de rage, autant, maintenant, ils lui paraissaient mériter qu’elle s’y intéressât. Auguste ne lui plaisait toujours pas beaucoup ; il avait quelque chose de timide et de froid qui la gênait. Il manquait de rigolade et d’entrain, mais en fin de compte, elle n’avait aucun grief à lui reprocher ; il s’était même toujours conduit honnêtement avec elle, soldant ses consommations aussi bien que celles de sa soeur, lorsqu’ils se trouvaient ensemble. Il avait soutenu Désirée quand elles étaient en bisbille ; mais c’était naturel, chacun défendant son bien ; et puis elle était comme toutes les femmes qui, n’ayant plus rien à envier pour elles, s’intéressent aux affaires des autres, aiment à se mêler de ce qui ne les regarde pas, barbotent dans les écheveaux embrouillés, les embrouillent davantage et s’efforcent d’autant plus de les démêler qu’elles n’y ont pas d’intérêt sérieux.

Tout bien considéré, il eût peut-être été plus sage de laisser Auguste se morfondre sans rendez-vous, pendant des mois ; mais, d’un autre côté, la petite pouvait devenir quasi folle, le rejoindre quand même et culbuter. Le baiser qu’elle venait d’offrir l’inquiéta. — Elle conclut que mieux valait en finir, emmener Auguste, lui poser carrément la question, se débattre ensuite contre son père.

Elle avait l’air si étrange lorsqu’elle l’aborda, qu’Auguste craignit un malheur et la rejoignit aussitôt, dans la rue. Ils ne dirent mot sur le trottoir ; alors Céline le mena chez un marchand de vins et là, épaulés contre des lauriers en caisse, ils se regardèrent d’un air assez embarrassé, tout en tournant avec une cuiller de fer battu le barège de leur absinthe.

Malgré son assurance, Céline ne savait trop comment tenter l’abordage. Elle prit des chemins de traverse, parlant de la petite fille qui était à l’atelier, disant que c’était bien gentil les enfants, que si elle avait été mariée, elle aurait voulu en avoir.

Auguste gardait le silence ; d’abord parce que le subit enthousiasme de Céline pour les douceurs de la maternité lui importait peu ; ensuite parce que son oeil lui faisait mal.

— Est-il vrai, continua-t-elle, que vous ayez reçu ce coup de poing à cause de ma soeur ?

Il répondit que ce n’était pas précisément à cause d’elle ; c’était pour des affaires entre Alfred et lui ; il avait été frappé d’ailleurs quand il ne le prévoyait pas ; — c’est égal, si les camarades ne l’avaient pas retenu, son adversaire aurait passé un fichu quart d’heure ; il le rattraperait du reste !

Céline l’écouta patiemment exhaler ses menaces et ses plaintes.

— Tout cela, c’est bien embêtant, reprit-elle ; tout le monde à l’atelier est convaincu que Désirée est la cause de cette bataille ; ça lui fait du tort, on la regarde et l’on cancane. Ah ! et puis zut ! tenez, je vais vous dire la chose de suite, moi, ne lanternons plus. Voulez-vous l’épouser, oui ou non ?

Auguste devint cramoisi et son oeil poché se fonça. Il balbutia : — Mais oui, certainement, je l’aime bien, mais cependant, il faudrait avoir un peu de temps devant soi pour réfléchir.

— Réfléchir à quoi ? s’écria Céline. Voyons, pas de mots inutiles ; parlons peu, mais parlons bien. Voici la situation : Désirée n’est pas mal de sa personne ; elle a un oeil qui n’est peut-être pas très droit, mais peu importe ; d’abord, comme dit mon peintre qui l’a entrevue, un oeil qui tourne un peu, c’est comme une mouche bien placée sur un visage, ça attire ! — Auguste eut le regard ébahi d’un homme qui ne comprend pas. — Céline se hâta de poursuivre, craignant qu’il ne réclamât une explication qu’elle se sentait absolument incapable de lui donner. — La phrase l’avait tellement étonnée quand elle lui avait été dite qu’elle l’avait retenue et qu’elle la roulait, dans sa tête, sans comprendre ce qu’une mouche sur un visage pouvait bien avoir de commun avec l’oeil de sa soeur. Elle continua : — Je n’ai pas à parer ma famille, mais Désirée est une ouvrière hors ligne qui gagne parfois vingt francs par semaine. Dans ces conditions, ce ne sont pas les partis qui manquent, vous pouvez le croire ; ce n’est donc point l’embarras du choix qui me fait vous parler. Vous apportez quoi d’ailleurs ? De la conduite et vos deux bras, tout cela ne fait jamais que quarante centimes l’heure ; mince de fricot ! Mais peu importe, si vous vous aimez. Écoutez-moi bien : — papa est de retour, Désirée a dû vous le dire. — Vos réunions vont tomber dans l’eau. Ma soeur ne choppera pas, je suis là. — C’est pas la peine de me regarder ainsi ; moi je suis bâti autrement qu’elle ; si j’ai fauté, c’est que ça m’a fait plaisir ; je n’en suis pas moins une honnête fille d’ailleurs. Vous dites quoi ? Que vous le savez ? Parbleu, vous n’avez pas de mérite à le savoir, c’est connu ! Voyons, ce ne serait pas gentil : un petit ménage avec des enfants, une jolie chambre en noyer, des rideaux blancs, de l’amour plein le lit, des bouteilles dans l’armoire et, si l’on est sage, du rôti, tous les dimanches. Hein ! Ça vaut la peine qu’on y pense ; le père est un brave homme, la mère ne gêne pas, la soeur vous la connaissez, balocheuse, mais pas méchante ; reste à s’assurer si le papa ne dira pas non. Dame ! C’est une autre question, mais je m’en charge. Il faut d’abord que je sache à quoi m’en tenir avec vous ; — seulement dépêchons, il me faut une réponse avant que je m’en aille, et je décampe dans trois minutes.

Auguste suait à grosses gouttes. Il annona un oui sans enthousiasme.

— Alors tout va bien, continua l’autre, nous allons commencer la manoeuvre. — L’absinthe ça fait combien ? — Le jeune homme ne s’interposa pas ; il n’avait plus que trois sous, l’achat d’un cornet de tabac lui ayant raflé les quatre autres, et puis, comme disait Céline, en allongeant sa pièce, nous n’avons plus à nous gêner entre nous, nous sommes maintenant en famille.

Il resta très ahuri. Il eût à coup sûr mieux aimé rester garçon, préféré avoir Désirée comme maîtresse plutôt que de l’avoir tout de suite pour femme, mais il savait parfaitement que c’était impossible. Elle ne lui avait pas caché d’ailleurs sa façon de penser là-dessus ; mais c’est égal, il eût voulu pouvoir prolonger ainsi la situation, comptant sur un hasard, sur n’importe quoi. D’un autre côté ce n’était pas une vie que d’être toujours sans le sou ; or Désirée était un parti avantageux, puis cela ferait plaisir à sa mère qui, ainsi que la plupart des femmes impotentes et vieilles, aspirait à voir marier son fils. Il se ratiocinait toutes ces raisons, se ressassant : j’ai dit oui, je vais sauter le fossé, mais comment faire ? Et, malgré tout, l’idée qu’il allait perdre sa liberté le chagrinait. Il en venait à espérer par moments que Vatard s’opposerait au mariage et, une minute après, quand il se représentait le tableau dépeint par Céline : une chambre propre et claire, Désirée en caraco blanc, l’époussetant, toute fière de ses meubles, il avait peur d’être refusé.

Ballotté à gauche, à droite, ne voulant pas et voulant plutôt, il finissait par être très abasourdi. Il n’avait bu qu’une absinthe, trempée d’eau et de gomme, et il se sentait béatement soûl. Une réflexion traversa cependant la brume de ses idées et acheva de le convaincre qu’il n’avait pas eu tort de répondre oui. Des bruits circulaient dans la maison Débonnaire, on disait que le patron s’était disputé avec le contre-maître et qu’il allait probablement lui régler son compte. Si l’histoire était vraie, qui prendrait la place ? Personne à l’atelier n’était capable de la remplir. Le nouveau chef serait choisi dans une autre maison et il amènerait comme toujours avec lui des camarades. Les ouvriers médiocres seraient mis dehors et remplacés par d’autres ; ceux-là ne vaudraient sans doute pas mieux, mais ils seraient du moins les amis du contre-maître. Auguste ne se dissimulait point qu’au cas échéant, il risquait fort d’être congédié. La perspective de se trouver sans position sur le pavé lui fit courir un froid sur l’échine. S’il épousait Désirée, il était par cela même inattaquable, la contre-maître aimant la petite et la femme Teston faisant la pluie et le beau temps auprès des patrons.




Chapitre XI

— Et d’un ! murmurait Céline, très satisfaite ; passons maintenant à l’autre. Ici la victoire était moins certaine. Aussi Céline se résolut-elle à agir de concert avec la maman Teston. En raison de son âge, de ses vertus domestiques, de son incomparable habileté à cuisiner des fèves, cette femme exerçait sur Vatard une influence sans égale. À elles deux, elles avaient chance de pulvériser ses objections, de faire triompher Auguste.

Quand Céline eut appris à la camarade le service qu’elle réclamait de son obligeance, la mère Teston jubila, rit comme une hébétée et, joignant les mains, murmura : comme ça sera mignon ! — Elle était de ces femmes qui pleurent lorsqu’elles aperçoivent une première communiante ou une mariée en blanc. Cette couleur lui suggérait des idées touchantes, lui rappelait ses souvenirs chastes d’enfant, ses joies désirantes de vierge. — Auguste ou un autre, peu lui importait ; mais la pensée que sa petite Désirée trotterait, dans une église, avec une grappe d’oranger sur les cheveux et un voile balayant les dalles, lui causa une telle impression qu’elle plut des yeux à grosses gouttes, puis se pourfendit la bouche en un large rire, jura enfin qu’elle aiderait Céline à décider son père.

Un rendez-vous fut pris. Ce matin-là, Céline dit à sa soeur : Tu peux aller dîner, ce soir, avec Auguste, j’arrangerai cela. Tu pourras même t’en donner avec ton prétendu jusqu’à dix heures. Il est inutile que tu reviennes avant.

Désirée, qui était sevrée des rencontres, à la brume, et harcelée par les prières et les révoltes d’Auguste, bondit et, sans en demander plus, s’en fut trouver le jeune homme et lui annonça la bonne nouvelle. Celui-ci entama un chahut d’allégresse vis-à-vis d’une pile, et il invita la petite à venir dîner avec lui au restaurant de la Belle Polonaise.

A l’atelier, Céline et la mère Teston dressèrent leurs batteries. Il demeura entendu que la vieille ouvrirait le feu, que Céline se bornerait à la soutenir.

Vatard fut surpris de ne pas voir Désirée à l’heure du repas, mais Céline insinua qu’elle lui donnerait l’explication de son absence quand la mère Teston serait présente.

Vatard insista pour l’avoir de suite. — Sa fille refusa. — Vatard se mit en rage. Elle tint bon, mais pensa que l’aventure commençait mal ! Ils n’échangèrent plus une parole tant que dura la briffe. Ils étalaient sur une tartine du brie coulant, quand la femme Teston entra.

Céline lui jeta un regard de détresse et, s’approchant d’elle, souffla : — Allez-y, maman Teston, et ferme !

La vieille tira solennellement un pan de culotte, une pièce qu’elle voulait y coudre, des aiguilles, un dé, et d’une voix mal affermie, elle commença :

— Vatard, quand vous avez demandé au père Briquet la main d’Eulalie, il vous répondit quoi ?

— Il me répondit probablement : prends-la, mon garçon, mais je ne vois pas...

— Peu importe que vous ne voyiez pas ; alors qu’avez-vous fait ?

— Comment, ce que j’ai fait ? Est-ce que je le sais, moi ? Il y a des années que tout cela a eu lieu !

— Vous avez dû sauter en l’air, Vatard, et vous écrier : Quelle veine !

— C’est possible ! Mais je ne vois toujours pas...

— Eh bien, articula péniblement la femme, c’est à votre tour de crier : prends-la, mon garçon !

— Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Papa, jeta Céline, il s’agit de Désirée et d’Auguste.

— Désirée ! vous voulez marier Désirée avec Auguste ! Qui est-ce cela Auguste ?

Alors la charge donna bride abattue ; la femme Teston et Céline parlèrent ensemble. Auguste, c’est un brave garçon, un ouvrier de la brochure qui aime Désirée et que Désirée aime, c’est un garçon sobre, rangé, tranquille...

Vatard repoussa l’assaut par cette simple sortie : — Combien gagne-t-il ?

Les deux femmes eurent un moment de recul. Elles proférèrent plus bas : — Huit sous l’heure !

— Un sabot, quoi !

La femme Teston était désarçonnée. Céline vint à la rescousse et reprit : — Huit sous pour l’instant, mais dix sous, douze sous dans quelques mois ; c’est un ouvrier sobre, un ouvrier tranquille...

— Connu ! Tu l’as déjà dit — ne bavons pas, — j’ai toujours été un bon père, je m’en flatte, et ça n’est pas maintenant que je consentirais à faire le malheur de ma fille. Huit sous, mais c’est la débine, c’est la dèche en plein ! Huit sous, c’est des haricots toute la semaine et un franc soixante donné par moi, tous les dimanches, pour acheter du veau ! C’est le terme pas payé et des pleurs, tous les trois mois, pour me le soutirer ; c’est mes assiettes, mes casseroles, mes plats empruntés pour deux jours et ne me revenant jamais ; huit sous, c’est le pillage de mon mobilier, la mise à sec de ma bourse ! Oui, oui, je sais bien ce que vous allez me raconter, qu’ils s’en tireront tout seuls; ce n’est pas possible, je n’y crois pas !

— Mais ils s’aiment, papa ! gémit Céline.

— C’est-il de ma faute ? Non, n’est-ce pas ? Et puis, tenez, si vous aviez pour deux liards de bon sens, vous auriez compris que Désirée ne pouvait se marier encore ! Ici, la mère est infirme, incapable de se remuer ; admettez que Désirée parte avec son mari ; Céline fiche le camp, tous les soirs, elle prend la maison pour une auberge, elle ne raccommode rien, ne nettoie rien, s’en va je ne sais où ! — Ne réponds pas, j’aime mieux ne pas savoir où tu vas. — Ah ! bien, il serait propre, le ménage ! Une vraie débandade, ainsi que chez Tabuche ! Où il faut que chacun rince un verre quand il veut boire, et encore, lorsque l’on met du sucre dans son grog, comme on ne retrouve jamais les petites cuillers, on est prié de sortir sa clef de sa poche et de piler son sucre avec ! Si vous appelez ça une perspective agréable pour un père, eh bien ! Vous n’êtes pas difficiles !

La mère Teston riposta avec une douceur aigre : — Alors, parce que votre femme est infirme, il s’ensuit que votre fille ne doit pas se marier ?

— Je ne dis pas cela, s’écria Vatard, je ne dis pas cela ! Je dis que si, au lieu de me proposer un garçon sans le sou et sans moyens pour en gagner, vous m’aviez présenté un ouvrier capable de rapporter une dizaine de francs par jour, j’aurais réfléchi, j’aurais vu ; je dis que, pour accepter la vie stupide que vous m’offrez, je veux que ma fille ne soit pas dans la misère, je veux une compensation enfin !

— Mais puisqu’ils s’aiment ! hurla Céline.

— Toi d’abord, tais ton bec, tu me soûles avec tes cris ! Ils s’aiment, ils s’aiment ! Comme c’est neuf ! tas de bûches ! si l’on épousait toutes les femmes qu’on aime, ah bien ça serait du propre ! Eh ! ça leur passera ! Tout le monde a aimé une femme avant son mariage et en a épousé une autre ! C’est-il vrai ? Oui ou non ? Tenez, vous, la mère, avant de vous unir avec Alexandre, vous aviez certainement raffolé d’un autre homme.

La femme Teston eut un soubresaut ; elle répondit avec dignité, une main sur l’estomac, à gauche :

— Vous vous trompez, Vatard, Alexandre a été le seul homme que j’aie aimé !

— Enfin, reprit le père, à bout d’arguments, en voilà assez ! Parlons de tout ce que vous voudrez, excepté de cela... nous ne sommes pas ici pour nous castiller, et puis d’ailleurs, comme la noce n’aura pas lieu demain, faites-moi pour l’instant le plaisir de me ficher la paix !

Alors la soirée devint morne. La femme Teston tira l’aiguille sans desserrer les dents; Céline remit, expectorant de temps à autre un long soupir, des boutons à ses camisoles.

Vatard ralluma sa pipe et la fuma, très sombre, prévoyant des querelles sans nombre, des ennuis sans fin.

Et tandis qu’ils se morfondaient, les uns et les autres, Auguste et Désirée riaient comme des fous. — Céline n’avait pas prévenu sa soeur de l’assaut qu’elle voulait tenter. — Auguste avait bien dit à la petite qu’il était décidé à la demander en mariage, mais elle, qui avait toujours craint un refus du père, avait repris courage, ce soir-là. Persuadée que son prétendu était très séduisant, elle ne doutait plus qu’après avoir un peu grogné, Vatard ne l’acceptât pour gendre. Elle était loin de croire au piteux résultat des démarches osées.

En attendant, le couple s’ébattait comme une volée de jeunes merles. — Auguste avait emmené la petite dans un restaurant fameux, rue de la gaîté, un restaurant où l’on fabriquait des repas de noce, et ils avaient dîné dans le jardin, sous une tonnelle.

C’était un endroit charmant, avec des bosquets étoilés de feuilles, des arbricules poussiéreux, des tables en bois et une balançoire dans des marronniers. Au fond, il y avait un rideau de cyprès et de pins, les cyprès et les pins du cimetière Montparnasse, qui s’étendait derrière cette guinguette. Il n’y avait pas grand monde ce soir-là. Un mari et une femme mangeaient, dans un coin, du maquereau et des pois ; un chien tournait sur lui-même pour attraper sa queue, puis, bâillant et levant le gigot, pissait quelques gouttes contre les pieds d’une table ; un homme et une femme étaient montés sur la planchette de la balançoire ; la femme s’était attaché les jupes avec son mouchoir et elle donnait ainsi que l’homme de solides coups de reins qui les envoyaient, à toute volée, dans les branches. Auguste et Désirée dînèrent bien et pour pas trop cher. Ils avaient eu une bouteille, une soupe, un fricandeau et du fromage pour trois francs soixante-dix centimes. Leur bonheur eût été complet si trois jeunes gens n’étaient venus s’installer près d’eux. Ils avaient été insupportables, soutenant qu’ils sentaient un parfum de cadavre et de lapin rôti. Le garçon qui les servait était positivement scandalisé. Il avait raison d’ailleurs ; quand on ne veut pas d’une chose, il ne faut pas en dégoûter les autres. Le fait est que Désirée en vint à croire que le cimetière envoyait, de temps en temps, des bouffées fades ; Auguste le niait, mais à la fin pourtant, comme les jeunes gens continuaient leur mauvaise plaisanterie, tout en fumant des cigarettes entre chaque plat, il s’avoua qu’ils avaient peut-être raison et que ce jardin fleurait l’odeur des tombes chauffées par l’outrance des soleils, l’été.

Désirée était très gênée. — Les trois jeunes gens la regardaient trop. L’un d’eux, un brun avec des yeux d’arabe et une barbe noire, en fourche, lui jetait des coups d’oeil polissons ; un autre, un maigre, blond, avec une barbe en éventail et un nez busqué, la détaillait d’un air narquois ; le troisième enfin, avec un pince-nez, des cheveux frisés et ramenés en arrière, une moustache en brosse, semblait pris de pitié pour Auguste. Elle hâta le repas et voulut aller boire le café ailleurs.

Auguste, lui, avait mieux pris les choses. Il était fier de son amie et il trouvait glorieux d’être envié par des gens bien mis. Ils sortirent et comme il était déjà tard et que la petite voulait rentrer chez elle, vers les dix heures, ils s’en furent simplement à côté, au café d’Apollon. Ils préférèrent, au lieu de rester sur la terrasse de plain-pied avec la rue et toujours bondée de monde, descendre dans la salle du bas, plus calme, et où l’on pouvait s’asseoir sur de larges divans et causer à l’aise. À l’étage au-dessus, où conduisait un escalier en vrille habillé de vieille algérienne pour abriter des regards indiscrets les tibias des dames, on tapotait sur un piano et l’on braillait. Une vague senteur de ripaille traînait dans les salles de cette buvette. Le patron offrait aussi de jolies surprises ; il apportait avec le mazagran un petit obus en sucre, et si l’on approchait une allumette de la pointe, un petit feu d’artifice jaillissait, une pluie d’étincelles s’éparpillait sur la table, mêlant son fumet de poudre à l’arome du tabac grillant et du café chaud.

Ils réglèrent le compte à eux deux, en dépit d’Auguste qui jugeait digne de protester ; mais comme involontairement elle jeta un coup d’oeil sur son pochon, il n’insista plus et, après quelques minutes de silence, il dit simplement que, lorsqu’ils seraient en ménage et quand, le dimanche, ils ne voudraient pas faire de cuisine, ils pourraient de même qu’aujourd’hui festoyer à la belle polonaise, ou en face, chez Gagny. Désirée l’approuva, tout en faisant observer qu’en prenant une seule portion pour deux et, au lieu d’une bouteille cachetée, un litre, ils pourraient dépenser moins encore. Puis ils continuèrent à parler d’avenir. — Céline devrait bien, soupirait Auguste, causer de moi avec ton père ; j’ai déjà prévenu ma mère, elle est enchantée d’avoir une belle-fille comme toi, car tu vas en faire une riche petite femme !

— Vous ne le pensez pas, méchant, interrompit l’enfant qui crut de son devoir de minauder.

— Mais si je le pense, je te l’ai dit, je vous trouve gentille, jolie ; — elle lui tapa sur les doigts pour l’obliger à se taire. — Et toi, reprit-il, tu diras quoi à ton père, lorsque Céline lui aura parlé de notre mariage ? — Mais je n’aurai rien à lui dire, je crois ; il n’acceptera peut-être pas du premier coup, mais deux jours après. Ne nous inquiétons pas, va, ça ira tout seul.

C’était juste à ce moment que Vatard s’écriait : — Un sabot, quoi !

Lorsque Désirée fut de retour, Céline, qui l’attendait, la regarda. Désirée lut dans ses yeux, devina tout, s’élança vers elle : — Tu lui as parlé ? Dis vite !

Céline baissa la tête, alors l’autre baissa aussi la tête et une grosse larme lui dégoulina des cils. Céline ne soufflait toujours mot, n’osant espérer la consoler ; elle commença pourtant quelques phrases, ne les acheva point, et, entourant de son bras le cou de sa soeur, elle la baisa sur les yeux et la fit coucher.




Chapitre XII

Vatard ne s’était pas trompé ; il allait être accablé par des querelles sans nombre, par des ennuis sans fin. Son refus eut pour première conséquence de rendre Désirée absolument possédée d’Auguste. Jamais elle ne l’aima tant. Ils se tutoyèrent, ne se disant plus comme autrefois, tantôt tu tantôt vous, éprouvant, dans leur malheur, une sorte de consolation, se trouvant plus rapprochés et comme s’appartenant davantage, depuis qu’ils se parlaient ainsi. Dans les coins isolés, dans la cour, près de la fontaine, ils se dévisageaient avec des joies contenues, bégayant des mots entrecoupés, riant sans motif, échangeant des bouts de rubans et des fleurs. Auguste se levait, le matin, plus tôt, courait au-devant de son amoureuse, se postait dans la rue, déchiffrant les affiches collées sur les murs, examinant ces charretées boueuses de fruits que des femmes dont les sabots clapotent poussent le long des trottoirs, et quand il l’apercevait au loin, trottinant, son sac de cuir au bras, il s’élançait au-devant d’elle, l’emmenait dans une des petites rues adjacentes, à moitié désertes, et là ils s’embrassaient en se laçant les bras autour des épaules. Ils n’avaient plus qu’un but, tromper la surveillance de Vatard qui, devenu très soupçonneux, venait chercher sa fille à la sortie de l’atelier, et ne s’absentait plus le soir de peur qu’elle ne décampât.

La vie était devenue insupportable pour les uns comme pour les autres. À table, Désirée ne desserrait plus les dents, mangeait à peine, chipotant sur chaque morceau, laissant son verre toujours plein, rêvassant, soupirant des Jésus-mon-Dieu, des hélas ! qui vous coupaient l’appétit. Céline grognait, et, lorsqu’elle crachait un noyau de prune, elle le jetait véhémentement dans l’âtre, se levait et, avec un regard de défi, faisait claquer les portes. Vatard baissait les yeux, craignant d’entamer une querelle ; alors Désirée se levait à son tour, pliait sa serviette et, droite, sans se retourner, entrait dans sa chambre qu’elle fermait à clef.

Vatard relevait le nez, se crispait les poings, invoquait le ciel et il ne bougeait, contemplant Eulalie dont le ventre jetait sur les murs une ombre de bonbonne. Il crut toujours que ce parti pris de Désirée de s’enfermer dans sa chambre était une protestation muette contre son refus. Il se trompait. Il y avait bien un peu de cela, mais le véritable motif était autre. L’enfant se mettait à la fenêtre et regardait le pont suspendu ; Auguste venait s’y installer, et là, trop éloignés pour se parler, ils se faisaient des signes, se lançaient des baisers, des clins d’yeux, des rires. Cela durait jusqu’à ce que la nuit tombât et parfois leurs signaux étaient interrompus par le passage des trains. Auguste disparaissait tout à coup, comme dans un nuage, puis, quand la fumée s’envolait, s’écardant comme des flocons d’ouate, le jeune homme continuait à lui envoyer des bécots avec les doigts. Si fureteur qu’il pût être, Vatard n’avait pas encore éventé ce truc, mais il connaissait en revanche Auguste et son oeil. À voir toujours le même individu rôder autour de sa demeure, il lui avait été facile de deviner comment s’appelait cet homme.

En attendant, le mutisme obstiné de Désirée, ses allures anonchalies, son indifférence toujours croissante à soigner les plats, jetèrent Vatard dans des rages sourdes qui compromirent ses digestions. Assis devant la soupe, n’ayant autour de lui que des regards larmoyants ou hostiles, il s’affaissait sur lui-même, furieux et craintif, laissant s’embourber sa cuiller dans la soupe qui se figeait.

Alors que le veau mal cuit saignait sur un lit de carottes, il était envahi par de bondissantes colères que la mine hargneuse de Céline lui faisait rentrer. Le soir, il demeurait seul ; la mère Teston même ne le visitait plus, et, après deux pipes silencieusement fumées, il couchait Eulalie, et, revêche, bâillait jusqu’à dix heures.

Puis, un beau soir, la situation empira. Céline revint de ses escapades avec des gestes de folle, bouleversa tout, jeta les portes, ferma les croisées à coups de poings, fut à ne plus oser toucher avec des pincettes. Vatard crut que sa réponse aux propositions qu’elle lui avait soumises d’unir Désirée avec Auguste était cause de ces bourrasques. En cela, il se trompait encore. Céline était bien assez ennuyée pour son propre compte, sans persister encore à prendre comme elle l’avait fait jusqu’ici la défense de sa soeur.

Elle avait revu Anatole. Celui-ci n’avait pas emporté d’assaut la fillette qu’il comptait réduire. La malheureuse l’ayant congédié à temps, il regretta de n’avoir pas giflé Céline, le soir où il lui avait gouaillé ses théories et ses adieux. Il avait de plus appris par de bonnes camarades de l’atelier que son ancienne maîtresse allait subir un somptueux emballage dans de la soie. Il en avait conclu qu’elle était richement entretenue et qu’il ne serait que bien juste qu’il participât à une telle aubaine. Il avait donc guetté Céline et, un soir, il l’avait hélée : Hé limande ! Céline avait filé à grands pas, mais il l’avait rejointe, lui avait pris le bras et il continuait avec de grands gestes.

— Alors tu t’étais dit comme cela : Anatole il est dans les combles ! Il m’a oubliée, ce marquis de mes deux ! C’est une autre maintenant qui vendange ses grâces ! ô les hommes, les hommes ! C’est-il lâche ! — Tu errais, mon coeur, Anatole pensait toujours à sa petite Céline. Ce que ce souvenir lui a coûté de chopines, par exemple, pour tâcher de l’oublier, c’est incalculable ; des quarante sous de crédit par jour ! Tu seras cause de la ruine de bien des mastroquets ! Voilà ton ouvrage. Si c’est pas une pitié ! Eh bien ! Je t’adore tout de même ; puisque je t’ai retrouvée, je ne te quitte plus !

Céline fut désolée. — Voyons, laisse-moi, dit-elle, tu sais bien que tout est fini entre nous, j’ai un amant, tu as une maîtresse, je ne t’en veux pas, moi, d’en avoir pris une...

— Je l’ai lâchée, cria triomphalement Anatole ; elle était bête comme un litre vide, et laide ! De la gorge ? Oui, deux lentilles sur une assiette ! Des yeux ? Des pruneaux dans du blanc d’oeuf ! Et avec cela, quand elle ouvrait la bouche pour jaser, elle faisait l’absinthe ! Merci bien, si c’était un bijou, il n’avait pas le poinçon de la monnaie ! J’aime pas le toc, moi, je veux du vrai ! Elle était point comme toi, qui as des appâts à vous crocheter le coeur ! Parole ! Je flambe rien qu’à te regarder. T’as des pétards dans la prunelle, faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas le reconnaître ! Oui, je sais bien, tu as un nourrisseur qui te vésuve des jaunets quand tu lui dis : mon prince. — Combien qu’il te donne, à propos ! — Rien ? — Tu serais assez bête ! ... oh ! C’est pas croyable, je t’estime trop pour penser que tu ferais le bonheur d’un monsieur sans qu’il lui en coutât rien ! S’il en était ainsi, je m’y opposerais, d’ailleurs ; je veux que tu sois heureuse, moi ! Mais c’est des fichaises ! Passons, j’ai assez de coeur pour ne pas vouloir que tu lui fasses des crasses, à ce pèlerin-là ! Je t’autorise donc à ne pas le lâcher ; ce serait manquer de savoir-vivre. Non, non, poulotte-le, mon ange, dorlote-le, cherche-lui ses puces, dis-lui qu’il est beau comme un boulevard, que tu l’aimes quand il se lève, que tu l’adores lorsqu’il se couche ! dis-lui qu’il a du chic quand il se remue, qu’il a du maintien lorsqu’il ne bouge pas, crie-lui dans les oreilles : C’est toi, t’es le premier, t’es l’unique, t’es le seul qui m’ait jamais plu ! Du bonheur en rôti, du bonheur en fricassée, du bonheur à toutes les sauces ! Je serai le garçon qui apporte, moyennant pourboires ; réponds, cela te va-t-il ?

— Je ne veux pas ! s’écria Céline.

— Ah ! tu ne veux pas ! Tu as cassé l’agrafe, tu as bien réfléchi ! Tu ne veux pas y venir faire une soudure, là, sur le zinc, en face. — Faudrait donc alors que je te tape sur le réverbère ? Non, là, sincèrement, ça me coûterait. — Voyons, décide-toi, restant de malheur, ou je cogne !

Céline jetait des regards éperdus autour d’elle ; elle eut peur, prit la main d’Anatole et se fit douce.

— Ah ! tu n’es pas raisonnable, tu sais bien qu’il ne m’est pas possible de te contenter, je n’ai pas le sou, il ne vend pas ses tableaux, il ne me donne presque rien, non, là, vrai, je ne peux pas !

— Tout ça, c’est des mots pour ne rien dire, reprit Anatole. — Tiens, je fais bien les choses, et il lorgnait du coin de l’oeil deux sergents de ville qui poignaient au loin; je te donne trois jours pour réfléchir ; d’ici là, je vais faire chauffer la colle qui doit nous réparer. Elle sera forte, je t’en réponds, et t’auras beau crier au vinaigre, elle t’arrachera la peau si t’essaies de l’enlever ! Et il claqua du jarret, se mit au port d’armes, s’inclina comme s’il ouvrait une voiture, et sifflotant, partit avec cette allure débringuée qui le rendait irrésistible auprès des femmes.

Céline se fit alors accompagner par son amant, le soir, dans les rues. Anatole les suivait à distance, mais le jonc plombé du peintre lui imposait sans doute, car il ne les abordait point. Céline ne pouvait néanmoins reprendre courage. Son amant se bornait à lui faire observer qu’il était insupportable de sortir par tous les temps, la nuit, et que la perspective d’une lutte à main plate avec un voyou le ravissait peu. Elle le trouva peu dévoué, mais comme il chantonnait, en écrasant ses pâtes dans un godet, toutes les fois qu’elle se préparait à l’injurier, elle bridait sa colère et ne la laissait s’échapper qu’une fois de retour chez son père. Impatienté par ces chamaillis et ces disputes à propos de rien, Vatard se fit cette réflexion, que la maison n’était plus tenable, qu’il ne pouvait s’astreindre à rester au logis comme un cloporte, et peu à peu la surveillance qu’il exerçait sur Désirée se relâcha. Parfois cependant, une défiance soudaine l’assaillait et alors, dans un accès de zèle qui l’éreintait et lui faisait gémir, en se mettant au lit : — Si elle tourne mal, ce ne sera vraiment pas de ma faute ! Jamais père n’a eu autant de souci de la vertu de sa fille ! — il la suivait, la guettait, ne songeant plus à cette idée philosophique que Tabuche avait émise : — Si tu embêtes ton enfant, si tu es toujours sur son dos, tu peux être assuré qu’elle chaloupera ; il serait plus simple alors de la pousser tout de suite dans les bras de son amoureux, tu t’éviterais au moins des pertes de temps et des ennuis. — Qu’il eût ou qu’il n’eût pas reconnu tout d’abord la justesse de cet axiome, il n’en fut pas moins vrai que Vatard cessa de pourchasser sa fille. Elle put donc revoir Auguste, mais leurs rendez-vous étaient forcément écourtés. Désirée attendait qu’une demi-heure se fût écoulée, après le départ du père, craignant qu’il n’eût omis d’emporter son mouchoir ou sa pipe, et elle revenait de très bonne heure, avant son retour.

La rue où ils se rejoignaient était heureusement peu éloignée, une rue faite exprès pour les amoureux, la rue du Cotentin, une grande route à peine éclairée, bordée à gauche par le remblai du chemin de fer, des gares à marchandises, le poste des landiers, les messageries ; à droite, par quelques bâtisses, des dépôts de pavés et des palissades. Ils se promenaient, de long en large, rencontrant à peine une ou deux personnes, un enfant en course, un chien flairant ; arrivés au milieu du chemin, à l’endroit où s’ouvre, vis-à-vis de la rue de l’Armorique, l’entrée des docks, ils passaient vite devant les trois lanternes qui éclairaient la caserne des douanes et ils se renfonçaient dans l’ombre. Ils s’arrêtaient presque toujours à mi-chemin et fouillaient d’un regard curieux au travers des palis d’une porte. Un champ immense s’étendait, arrêté au loin par la masse noire des maisons allumées d’un point rouge aux vitres. À perte de vue, des entassements de pavés s’élevaient, des pyramides grisâtres qui bleuissaient quand la lune, écornant leurs pointes, étalait la froide eau de ses lueurs sur l’ombre diminuée des rues. Au fond, dans un vague crépuscule, entre deux cônes gigantesques de pavés plus gros, des arbres bouffaient, subitement retroussés par un coup de vent ou voilés par les flocons tourbillonnants d’un tuyau d’usine. Près de Désirée, derrière la haie des planches, une charrette gisait, les quatre fers en l’air, un tombereau faisait étinceler les menottes de cuivre de ses bras, des scintillements s’accrochaient au fer d’une pelle, au croissant d’une pioche. — Un silence de mort planait sur la rue, réveillée soudain par la strideur d’un sifflet de machine, par le rire épanoui des gabelous au poste.

Ces amoncellements de pierres se dressant dans la nuit, donnaient la chair de poule à Désirée ; elle se serrait plus étroitement contre Auguste, et, la tête appuyée sur son épaule, elle marchait doucement et, comme toutes les amoureuses au clair de lune, elle levait, sans savoir pourquoi, le nez en l’air, admirait les étoiles, puis un peu penchée, pressant à petites secousses le bras de son homme, elle le pinçait du bout de l’ongle pour qu’il la regardât et la vît sourire. Mais l’heure du départ approchait et ils restaient là, l’un devant l’autre, silencieux et ne se quittant point. À la fin elle murmurait, en rattachant les brides de sa capuche : « Je m’en vas, » et ils s’embrassaient longuement, soupiraient, se donnaient rendez-vous, pour le lendemain, à l’atelier. Alors elle détalait comme une rate, le long des murs, se retournait au coin de la rue pour revoir Auguste, et lui, après quelques minutes, regagnait, tout en mâchonnant une cigarette qu’il ne fumait point, son logis de la rue du Champ-d’Asile.

Leurs réunions se renouvelèrent, mais ces quelques minutes, conquises à grand’peine, ne les contentaient plus. Ils étaient devenus aussi affamés l’un de l’autre que jadis, lorsqu’ils se voyaient dans la journée seulement, près de la presse à eau ou derrière des barricades de papier et de livres. Ils aspiraient à passer maintenant à eux deux toute une soirée, dîner à la même table, rire l’un à côté de l’autre, aux couplets blafards d’un concert, rentrer ensemble par des chemins allongés exprès. Ce rêve les obsédait et quand, après avoir épuisé la phraséologie des caresses, ils déploraient en de monotones complaintes l’ardeur inassouvie de leurs voeux, ils ne tarissaient plus. Le quartier de la Gaîté leur sembla autre qu’il n’était. Vu au travers de leurs désirs, il devint pour eux une terre promise, un paradis d’enchantement et de joies. — Il n’y a pas, il n’y a pas, disait Auguste, il faut absolument que tu découvres un joint pour être libre, un jour ; en attendant, ils lantiponnaient, bras dessus, bras dessous, et récitaient à mi-voix, au fil des murailles, les litanies balbutiantes des tendresses. Un soir, la rue ne fut plus à eux seuls. Un autre couple marchait à petits pas, et il prit l’habitude de venir régulièrement, dès que la nuit tombait. D’un commun accord, et sans dire mot, chaque paire d’amoureux errait sur un trottoir différent et afin d’être plus isolé allait en sens inverse, Auguste et Désirée remontant vers la rue des Fourneaux tandis que les autres descendaient du côté de la rue Vandamme.

Ils faisaient ainsi la navette et lorsque, revenus à leur point de départ, ils s’arrêtaient, puis, se tournant le dos encore, reprenaient le vice-versa de leur marche, les gazouillis, les soupirs d’un couple cessaient à peine de vibrer qu’ils renaissaient chez l’autre, comme si, bondissant sur une raquette, ils avaient volé, au travers de la chaussée, sur le trottoir, en face.

Il advint, par exemple, qu’après s’être embrassé et s’être répété mille fois qu’on s’adorait, personne ne trouvait plus rien à dire. C’est alors que les femmes commençaient à s’examiner du coin de l’oeil.

Un soir, les hommes firent connaissance. Tous deux s’impatientaient après leurs belles qui ne venaient point ; Auguste n’avait pas d’allumettes et l’autre fumait ; ils se mirent à causer pour tuer le temps. Auguste pensa que le camarade était un gentil garçon. C’était un tout jeune homme, gringalet et maigre, l’air maladif et triste. Il lui raconta qu’il adorait sa cousine, qu’il devait rejoindre sous peu de jours son régiment, qu’ils se voyaient pour les dernières fois. Il lui dit aussi qu’il exerçait l’état de peintre sur porcelaine, qu’il travaillait à ses pièces, gagnait huit francs, et il ajouta tristement qu’après cinq années de garnison, il serait sans nul doute incapable de reprendre son ancien métier. Auguste en savait quelque chose. — Leur conversation fut interrompue par l’arrivée des femmes qui débouchèrent en même temps de la rue du château. À la vue des deux hommes qui causaient, elles restèrent interdites, se dévisagèrent, mais leurs amoureux étaient déjà près d’elles et chacun des couples, séparément, commença la longue allée de ses va-et-vient.

Désirée exigea aussitôt d’Auguste des renseignements sur les gens d’en face, et l’autre femme devait faire à son amant une question semblable, car elle jetait à la dérobée un regard curieux sur les promeneurs.

Un jour que la femme tardait plus que de coutume, Auguste et Désirée tinrent compagnie au jeune homme. Sa promise arriva enfin. Alors tous causèrent et, après qu’ils eurent bien bavardé ensemble, les couples, peut-être lassés de leur tête-à-tête, se suivirent sur le même trottoir et continuèrent, tout en se baisotant entre eux, à deviser de rubans et d’amour.

Le moment approchait où le jeune homme devait se mettre en route ; la veille de son départ, il offrit à Auguste et à Désirée de venir prendre un verre, et tous les quatre furent s’attabler non loin de là, dans l’arrière-boutique d’un petit marchand de vins.

A la pensée que le lendemain matin, il devait quitter Paris, délaisser la femme qu’il aimait, abandonner son ouvrage et ses amitiés, et que, le soir même, il ne s’appartiendrait plus, qu’il serait une chose, un n’importe quoi, placé et déplacé au hasard d’un ordre, le jeune homme eut le coeur gros. Assis devant son verre, les yeux baissés, il gardait le silence. Auguste lui donnait sur le métier de soldat des indications précises, mais peu consolantes ; à la fin de chacune de ses phrases revenaient, ainsi qu’une ritournelle obstinée, les mots de clou, de salle de police et d’ours. À l’entendre, c’était un odieux supplice pour les gens débiles, mais pour les gaillards solides, pour lui, par exemple, et il se tapait de grands coups dans la poitrine, c’était une blague et voilà tout. — Il ajouta cependant : il y avait des jours où j’étais crevé, ce n’est pas pour vous décourager que je le dis, mais parce que c’est la vérité pure. — Et comme si, malgré leur dessein de le désapeurer, ils avaient juré de lui enlever toute consolation, la femme reprenait en sourdine, disait en montrant les poignets frêles de son amoureux : il a les bras si mignons ! ça l’a toujours empêché d’apprendre un état fatigant ! Jamais il ne pourra porter son fusil !

Lui ne soufflait mot — il n’écoutait même plus. Il était hanté par cette idée fixe : il faut partir — et il se voyait déjà au régiment. Il quittait sa blouse pour la tunique aux boutons de cuivre, on lui mettait un flingot entre les doigts et là, au soleil, à la pluie, au vent, il devait s’évertuer à jongler avec ! Puis il songeait au temps du repos, aux flânes limitées par l’heure, dans les rues, le soir, sans le sou pour se payer un verre ou casser une croûte ; il songeait aux chambrées nauséabondes, aux couchers sans adieux d’amie, aux réveils sans espoirs. Mais la vie de garnison lui semblait moins pénible encore ; devant lui, se déroulaient maintenant des étapes sans fin. Il se voyait, exténué de fatigue sur une route, las, brisé, suant sous le harnais, se traînant à l’arrière du troupeau autour duquel couraient des chiens de garde ; il s’entendait appeler propre à rien, faignant ; il se voyait tombé dans un fossé, ramassé et jeté dans le coffre d’un fourgon et, avec l’exagération qui naît des transes, il se figurait couché dans un hôpital, y crevant, tandis que ses camarades grogneraient, embêtés par le râle de son agonie !

Désirée était très émue ; elle lui tendit son verre pour trinquer, mais leurs mains tremblèrent et le vin dansant s’éparpilla sur la table en de larges gouttes. Ils mirent leurs verres au repos, sans avoir le courage d’y tremper les lèvres. Ils étaient décontenancés, ne savaient plus que dire. Auguste fixait le bout de ses ongles, Désirée contemplait les mains frêles du jeune homme et ces mains de demoiselle lui faisaient peine. L’idée qu’elles devraient supporter des charges aussi lourdes que des poings d’hommes forts la révolta.

L’autre femme embrassait son amoureux, le consolait, lui essuyait le nez avec son mouchoir, lui jurait un éternel amour, et elle était sans doute de bonne foi à ce moment-là.

Ils n’eurent plus le courage de boire un second litre à la santé du patient, et Désirée, qui était déjà très en retard, partit, l’âme en deuil, pleine d’apitoiement pour ses nouveaux amis.

Quand elle rentra, Vatard déboutonnait mélancoliquement ses bretelles. Un autre jour, elle eût tremblé devant son père ; ce soir-là, elle affronta, sans même y prendre garde, son regard qui appelait les colères du ciel, et enfermée dans sa chambre, avec cette joie inconsciente qui résulte du malheur des autres, elle se dit qu’elle avait bien tort de se plaindre, que, somme toute, elle était heureuse, puisque, si peu qu’elle le pût voir, Auguste restait au moins à Paris, près d’elle, ne s’en allait pas comme l’autre dans le fond des Landes.