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Le Gaulois, juin 1880.


LES MYSTÈRES DE PARIS


’Tabatières et riz-pain-sel.’



Les militaires et les dames ne payent pas, — la blouse et la casquette sont interdites, — les messieurs en chapeau déposent, sur la planchette d’un guitchet, cinquante centimes.

Nous sommes à Grenelle, dans un bal, presque au coin de la rue Croix-Nivert, une rue pleine de cafés borgnes, de cabarets où on loge à la nuit, une rue où, vers les onze heures du soir, des filles en tablier bleu et des artilleurs roulent, bras dessus, bras dessous, en bandes.

Le lieu est convenable; ce n’est ni le sinistre bastringue de l’Ardois, ni les terribles guinguettes dites "la Victoire" ou "le Salon de Mars": c’est le bal où l’aristocratie populaire du Gros-Caillou s’assemble, le dimanche et le lundi, des que la nuit tombe.

Au fond d’une immense brasserie encombrée de billards, une porte s’ouvre, pavoisée de drapeaux tricolores et agrémentée de cartouches contenant, peintes sur carton, des lyres. L’endroit est spécial, unique dans Paris, d’une allure tout à la fois soldatesque et bonhomme. Les infirmiers de l’hôpital militaire voisin, des blanchisseuses, quelques couturières, des cuirassiers, quelques artilleurs et quelques tringlots et, en nombre infini, des ouvrières de la manufacture des tabacs, des tabatières, et les commis de l’intendance, les riz-pain-sel, se secouent, curieusement, en cadence, dans une longue salle.

Les types sont variés. Ici, les blanchisseuses, les poules d’eau, dit l’argot de Grenelle: des filles généralement un peu grosses, aux chignons ensevelis dans des résilles, aux robes bleu cru, vert rude, violet vif, rouge dur, aux gorges légèrement décolletées, aux mains crevassées, couleur de brique, aux doigts gonflés, sans ongles; là, les confectionneuses, en robes noires très pincées à la taille, avec des plissés en bas, en cheveux, avec une fleur qui penche du corsage fermé, des menottes plus blanches, piquées comme de poivre, au pouce et à l’index de la main gauche; partout des tapissières, moins commes il faut, plus débraillées, têtes nues, en filet, bruyantes et mastroques; partout des tabatières, le chignon retenu par des rubans clairs, le cou, les oreilles, le haut du ventre, criblés de bijoux qui étonnent, car ils sont, pour la plupart, sérieux, en or! Le grand chic des ces braves tabatières a malheureusement pris fin. Jadis, pour étonner la population de Grenelle, elles achetaient, chez le dégraisseur, quinze sous, des gants à huit boutons, vingt fois nettoyés et reteints, et faisaient ainsi de triomphantes éntrées, au milieu du bal.

Des tracas pécuniaire ont sans doute arrête ces élégances; le salaire des ces femmes, qui sont à leurs pièces, ne dépassant guère quatre francs par jour, a probablement interdit l’achat répété de ces gants mûrs


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En sus des militaires que j’ai énumérés à la suite, par corps, et dont il faut retrancher les officiers de toutes armes, déguisés en bourgeois, et les cuirassiers, qui abondent et boivent amplement, mais qui ne dansent pas, les valseurs se composent, pour l’élément civil, de quelques calicots de Grenelle coiffés de tuyaux de poèle qu’ils portent renversés sur la nuque; d’ouvriers de précision, habillés de complets comme eux, mais reconnaissables à leurs ongles usés, à leurs bouts de doigts noirs; de quelques employés du ministère, appartenant aux services de la guerre, surtout.

Le quadrille commence; dans la longue salle, semblable à une grange, toiturée de vitres où se réfléchissent les globes orangés des gaz, brûlant jadis dans des verres patriotiques, aux trois couleurs, un orchestre composé d’une contre-basse, une grosse caisse, de nombreux pistons et de trombones, verse une assourdissante soûlerie de cuivres.

Ici, chacun danse avec sa chacune qui est souvent sage: — chacune saute, en famille ou en pays de connaissance, avec un parent, avec un prétendu, avec un voisin. Un étranger qui inviterait, au hasard, une fillette, courrait grand risque d’être rembarré. Il faut être connu des parents, dont la pudeur m’a pourtant paru large, pour être admis à serrer dans son bras leurs filles.

Les vis-à-vis s’allongent d’un bout de la salle à l’autre, et aux sons enragés de l’orchestre, dont les joues, en soufflant, se ballonnent, le quadrille commence, moins dégingandé, moins pimenté que celui des grands bals connus; les ouvrières vont, viennent, passent, tenant leurs robes avec deux doigts, remuant un petit peu les hanches, renversant un tantinet leurs cous, battant de modestes entre-chats, l’air tout à la fois polisson et pudique, ne levant aucunement la jambe, mais s’abandonnant à leurs danseurs, tournant follement comme sur des pivots, avec de grands cris.

Du haut d’une estrade où l’on consomme, c’est une houle aveuglante, un tourbillon de jupes et de robes sur lequel roule le pantalon rouge qui se trémousse, et qui, moins discret que la blanche culotte de madapolam, se lève au ciel avec des grâces toutes françaises, tandis que les quatre boutons de cuivre cousus sur les basques de la tunique luisent comme des pièces d’or sur le drap bleu que la lumière a rendu noir.

Nini ! vl’à Nini! Une immense clameur à retenti, couvrant les mugissements de l’orchestre. L’étoile du bal, une tapissière, ni jeune ni vieille, musculeuse et grasse, ficelée dans une robe de cachemire noir, ornée d’un gilet en satin bouillonné, avec de rares cheveux gras empaquetés dans un filet à rubans roses, saute furieusement, jettant ses jupes à droite, à gauche; balayant le plancher, s’élançant en nage dans le flot de poussière que le vent de sa robe lève.

Tous les danseurs font cercle autour d’elle et d’un infirmier qui se tortille, en sueur, les jambes en ciseaux, le ventre en avant et les poings aux hanches; près de la table où je me trouve, des réflexions s’échangent entre femmes, et, si je crois les premiers potins qui se débitent, l’excentrique Nini m’apparaît comme une bonne fille, âpre à l’ouvrage, quittant le bal aussitôt que la demie de dix heures sonne, pour se lever le matin dès l’aube.

Puis l’étonnement que j’ai d’abord ressenti en entendant des femmes dire du bien de leur semblable s’apaise; le vinaigre coule dans la douceur des paroles, et Nini m’apparaît comme se livrant, avec des riz-pain-sel, à des noces de bâtons de chaise. Quoi qu’il en soit, déshonnête ou sage, elle est, dans ce bal, une autorité devant laquelle on s’incline, une gloire de province, de clocher, une danseuse célèbre dans le pays du Gros-Caillou.

Le quadrille a maintenant cessé; les cymbales jaunes et marbrées de noir comme des crêpes, reposent sur le dos de la caisse, et les coulisses des trombones se vident. Un homme se promène, arrosant le plancher avec de l’eau sur laquelle flotte une sorte d’huile qui, graissant le bois, permet aux semelles de glisser, mais tache irrémédiablement les robes.

Ou étouffe dans le bal; un maigre jardin longe la salle, près d’une fausse grotte où trois statues de plâtre rose se dressent, le dos appuyé à un mur sur lequel un paysage de la Suisse est peint; des tables boitent sur le gravier, emplies de cuirassiers qui s’ingurgitent, coup sur coup, des bocks. La foule s’épaissit dans l’étroit boyau, puis coule lourdement dans l’immense salle de la brasserie. Toutes les tabatières sont maintenant là, et tous les soldats de l’intendance sont assis près d’elles. Dirai-je toute la vérité? Au moment où le garçon réclame le prix des verres bus, quelques militaires, s’éclipsent sous le plausible prétextes, ou ferment, debout, attentivement, la boucle de leur ceinturons, pendant que la femme, tirant sa bourse, règle la dépense.

Mais ce sont là des moeurs chères à Grenelle et autres lieux; passons et revenons à la salle, qui est un camp: toute l’armée française est là. Comme des trophées penent aux patères des casques à plumets et à crins, et des lattes dont les fourreaux d’acier éclairent. On ne voit, à gauche, à droit, en hat, en bas, partout, que des shakos et des épées, des sabre-baïonnettes et des képis rouges. Une grande rumeur, un bruit d’armes choquées, montent dans la vapeur des soupes à l’oignon et des choucroutes garnies; la salle semble vaciller, et soudain la porte s’ouvre et des femmes aux toilettes votantes, aux chapeaux extravagantes, empanachés de plumes blanches, font irruption, maquillées, plâtrées, décolletées, riant à pleine bouche pour montrer leurs dents poncées ou remises à neuf dans des gencives teintes; le roulement de bottes de la grosse cavalerie, qui court au devant d’elles, appuie comme d’une basse leurs jacasseries stridentes.

Ce sont les servantes de l’amour retenues dans les quartiers riches. Libres, elles sont venues retrouver les troupes préférées, et la danse recommence plus hardie dans la salle, sous l’oeil du municipal, qui dort, hypnotisé par le tournoiement continuel des couples.


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Le bal devient moins particulier et plus vulgaire. Laissons-le, et, puisque nous avons vu l’aspect, le dessus de la salle, tâchons de pénétrer, si faire se peut, dans les dessous. Je l’ai déjà dit, la plupart des jeunes ouvrières qui se trémoussent avec tant d’entrain aux sons des cuivres, sont sages; toutes ont une connaissance, un amoureux, toléré par la famille: mais cela se borne souvent, pendant longtemps, à des échanges platoniques de bocks et de fleurs.

La plupart, je dirais presque toutes, choisissent leur soupirant dans l’armée; quelques-unes acceptent les hommages des officiers, mais rarement; elles les trouvent poseurs, préfèrent le simple soldat et surtout le sous-off; l’infanterie de ligne est aussi peu prisées, et elles réservent leurs tendresses pour les ouvriers de la manutention, les infirmiers et surtout pour les riz-pain-sel, qui, par suite de motifs que je n’ai pu parvenir à démêler encore, sont, de tous, les plus chéris et les plus choyés.

Quant à la grosse cavalerie, si elle n’est pas recherchée par les fillettes, elles possède, en revanche, à cause de sa haute stature, sans doute, toute l’affection des filles que j’ai montrées, venant de l’autre côté de l’eau, retrouver les joies populacières du quartier natal.

Ces deux courants amoureux traversent non seulement le bal, mais tout Grenelle et le Gros-Caillou, puis se fondent ensemble, car la morale ordinairement usitée dans les classes bourgeoises n’existe pas ici, dans le peuple. Tabatières restées honnêtes et filles des boulevards sont bonnes amies, et les mamans, qui regardent leurs sages progénitures danser, les laissent causer et boire ensemble. C’est que toutes ont été élevées, porte à porte, sur les mêmes paliers, dans ces maisons, dans ces rues où tout le monde se connaît et, voisine.

De même que certaines manies de collectionneurs ou certains vices rassemblent des gens d’éducation disparate et de vie différente, une commune passion, celle du pantalon garance, réunit les filles de Grenelle, effacant toutes les distinctions et d’argent et de caste. On pourrait presque émettre cet axiome: l’amour, dans cet arrondissement, commence, pour les très jeunes filles, avec le riz-pain-sel, et finit, pour les femmes mûres dont la vie a éte trouble, avec les puissants cuirassiers, les gros lolos, comme on les nomme.

Terre promise de l’armée, Grenelle, il faut l’avouer, donne le jour à de bien adorables filles, à de petites polissonnes exquises, au nez retroussé et aux lèvres fraiches — presque toutes, dans ce bal,étaient d’une beauté parisienne spéciale, un peu populacière, qui ne fera peut-être pas long feu, mais qui donnerait, ma foi, en attendant que l’âge vienne l’éteindre, la folle envie de s’engager pour quelque temps dans le régiment des séducteurs, des irrésistibles riz-pain-sel!


J-K. HUYSMANS