L’Éclair, numéro 14, septembre 1877.

’LE SOMMEIL DE L’AMOUR.’

Cette baraque avait installé ses enseignes et ses bûches dans une boutique qu’on n’avait pas louer. Son joyeux boniment, ses roulements de tambours, ses cliquetis de cymbales, jetaient un peu de gaieté dans le morne silence de la rue qui s’allongeait, interminable, dans cette dernière étape des vieux rentiers, l’arrondissement désolé de Vaugirard.

Dès le matin, l’attirail du ménage, en détresse devant la porte: fourneau de fonte sur lequel bouillonnaient des ratas inconnus, tables en bois, pliants, étaient soigneusement serrés dans l’arrière boutique et un homme et une femme surgissaient sur l’étal, alléchant de leurs longues harangues, un peuple de cuirassiers graves, de lignards ahuris, de rentiers et de commères qui formaient le cercle et bâillaient d’aise à leurs funèbres charges.

L’homme se promenait et se démenait sur le seuil de la hutte. Il avait le visage couturé de petite vérole et boucané par tous les soleils et par toutes les pluies, les lèvres tombant en pendentifs violâtres sur un retroussement de menton glabre. Il débitait son boniment, enfiévré, hagard, tandis que sa femme, une maigriotte, fringante et hardie, face blême et criblée de taches de son, yeux émerillonnés, dents luisantes, battait, silencieuse, de longs raflaflas sur une peau culottée d’un vieux tambour.

— Entrez, mesdames et messieurs, criait l’homme, venez voir le Sommeil de l’Amour. L’enfant est couché près de sa mère, la belle Vénus qui, nous raconte l’histoire, est sortie de l’écume de la mer; entrez, la vue de ce chef-d’oeuvre ne coûte que 15 centimes pour tout le monde, et 10 centimes, 2 sous, pour messieurs les militaires!

Et ce criant, il frappait avec une baguette sur la toile où était représentée, dans un jardin d’Armide, sous un ciel outrageusement bleu, semé, çà et là, de culbutis d’amours et de singes, de fleurs extravagantes et d’arbres impossibles, une femme à moitié nue, aux énormes appâts, aux cheveux couronnés d’un diadème d’or, couchée sur une peau de léopard dont le mufle dolent semblait mâchonner une touffe de roses. Dans le fond, tachant de noir l’outremer exaspéré un hideux moricaud tenait à la main un éventail de plumes et regardait avec un hébétement béat, la belle blanche qui dormait devant lui.

Les cuirassiers entraient, les commères entraient, les lignards se consultaient et s’entraînaient mutuellement, les rentiers montaient pesamment sur l’estrade, je les suivis et me trouvai dans une tente, doublée de rouge, occupée au milieu par une boîte recouverte d’étoffe de même couleur. En sus de cette boîte, ce réduit contenait des globes de verre, sous lesquels se tenaient immobiles et perchés dans des bosquets de fleurs artificielles, de malheureux oiseaux empaillés.

Le bateleur pénétra, à son tour, dans la tente, passa derrière les cages de verre, donna un double tour de clef et les petites bêtes furent agitées d’un long frisson. Bientôt les ailes remuèrent, les têtes frémirent, les becs se desserrèrent et se mirent à siffler avec des cuicuis prodigieusement aigus, un air que l’oiseleur nous affirma être une valise, puis le chant s’éteignit peu à peu, et soulevant légèrement le voile qui couvrait la boîte, l’homme s’écria: "Maintenant, mesdames et messieurs, nous allons avoir l’honneur de vous montrer le Sommeil de l’Amour!"

A ces mots, les cuirassiers se passèrent la langue sur les lèvres, les lignards se poussèrent du coude et rirent, les commères s’émurent, les rentiers clignèrent de l’oeil sous leurs verres bleus. Le voile se levait peu à peu.

D’abord parurent deux petits pieds mignons, puis les cuisses s’estompèrent dans un brouillard de tulle qui se tordait en fumée blanche dans le croisement des jambes, puis s’entrevirent deux seins rondelets, deux vagues crêtées de rose; enfin nous apparut la figure: traits réguliers, grands yeux havane, crinière brune ruisselant en boucles ondulées sur la pâleur du col, nez droit, bouche galonnée de soie rose, sourire niché dans le retroussis des lèvres.

Près d’elle, à ses pieds, sommeillait le divin enfançon, le même redouté, le petit Dardant! joues mafflées, tétins dodus, tignasse crêpelée, derrière grassouillet, bedon fosselu, cuissettes bouffies, épaules empennées d’ailes roses et vertes.

Cette pièce est unique, glapissait le cornac, et il a fallu gâter bien de la cire avant que d’arriver à un aussi beau résultat!

Une fois dehors, je pensai à toi dont je venais de voir la si grossière image, ô divine Cypris, glorieuse Cythérée! je te revoyais dans toutes tes formes, dans toutes tes splendeurs: Vénus de Milo, victorieuse et sublime, déesse de Rembrandt faisant saillir d’un fond de ténèbres rousses tes chairs poudrées d’ambre et d’or, Vénus de Rubens dont la gorge puissante fleurit et bouge, Vénus de Boucher, adorable et lascive, dont les yeux, incendiés, le regard troublant, les avances de chairs roses, retiennent et oppriment le regard, avec l’attirance des mutives langueurs, des mièvres paillardises.

J.-K. Huysmans.



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