Le Musée des Deux Mondes, 15 juin 1875.

Croquis et eaux-fortes.

’Le sommeil de l’amour.’

Cette baraque se dressait dans l’avenue de Saint-Cloud, à Versailles, et son joyeux boniment, ses roulements de tambours, ses cliquetis de cymbales, ses tumultes de foules, jetaient un peu de gaieté dans le morne silence de cette longue allée de maisons et d’arbres.

Sa bâche verdâtre, déroulée le long de mâts fichés en terre, était blasonnée d’une enseigne: sinople sur champ d’argent, retenue par deux cordes aux piquets enfoncés à droite et à gauche de la tente.

Vers quatre heures de l’après-midi, l’attirail du ménage qui traînait devant la porte, fourneau de fonte sur lequel bouillonnaient des ratas inconnus, tables en bois, pliants effrondrés, étaient soigneusement resserrés dans l’arrière-boutique, et un homme et une femme surgissaient sur les tréteaux, alléchant de leurs longues harangues un peuple de cuirassiers graves, de lignards ahuris, de rentiers et de commères inoccupés qui formaient ce cercle autour d’eux et bâillaient d’aise à leurs funèbres charges.

L’homme se promenait et se démenait sur ses planches. Il avait le visage couturé de petite vérole et boucané par tous les soleils et par toutes les pluies, les lèvres tombant en pendentifs violâtres sur un retroussement de menton glabre. Il débitait son boniment, enfiévré, hagard, tandis que sa femme, une maigriotte, fringante et hardie, face blême et criblée de taches de son, yeux émerillonnés, dents luisantes, battait, silencieuse, de longs raflaflas sur une peau d’âne noircie.

— Entrez, messieurs, criait l’homme, venez voir le sommeil de l’Amour! L’enfant est couché près de sa mère, la belle Vénus, qui, nous raconte l’histoire, est sortie de l’écume de la mer; entrez, la vue de ce chef-d’oeuvre ne coûte que quinze centimes pour tout le monde et dix centimes pour messieurs les militaires!

Et ce disant, criant, il frappait avec une baguette sur la toile où était représentée, dans un jardin d’Armide, sous un ciel outrageusement bleu, semé, çà et là, de culbutis d’amours et de singes, de fleurs extravagantes et d’arbres impossibles, une femme à moitié nue, aux énormes appas, aux cheveux couronnés d’un diadème d’or, couchée sur une peau de léopard dont le mufle dolent semblait mâchonner une touffe de roses. Dans le fond, tachant de noir l’outremer exaspéré un hideux moricaud tenait à la main un éventail de plumes et regardait avec un hébétement béat, la belle blanche qui dormait devant lui.

Les cuirassiers entraient, les commères entraient, les lignards se consultaient et s’entraînaient mutuellement, les rentiers montaient pesamment sur l’estrade, je les suivis et me trouvai dans une tente, doublée de rouge, occupée au milieu par une boîte recouverte d’étoffe de même couleur. En sus de cette boîte, ce réduit contenait des globes de verre, sous lesquels se tenaient immobiles et perchés dans des bosquets de fleurs artificielles, de malheureux oiseaux empaillés.

Le bateleur pénétra à son tour dans la tente, passa derrière les cages de verre, donna un tour de clef, et les petites bêtes furent agitées d’un long frisson. Bientôt les ailes remuèrent, les têtes frémirent, les becs se desserrèrent et se mirent à siffler, avec des cuicuis prodigieusement aigus, un air que l’oiseleur nous affirma être celui de la mère Angot; puis le chant s’éteignit peu à peu, et soulevant légèrement le voile qui couvrait la boîte, l’homme s’écria: "Maintenant, mesdames et messieurs, nous allons avoir l’honneur de vous montrer le sommeil de l’Amour!"

A ces mots, les cuirassiers se passèrent la langue sur les lèvres, les lignards se poussèrent du coude et rirent, les commères s’émurent, les vieux rentiers clignèrent de l’oeil, sous leurs lunettes couleur de fumée. — Le voile se levait peu à peu.

D’abord parurent deux petits pieds mignons, puis les cuisses s’estompèrent dans un brouillard de tulle qui se tordait en fumée blanche dans le croisement des jambes, puis s’entrevirent deux seins rondelets, deux vagues crêtées de rose; enfin nous apparut la figure, traits réguliers, grands yeux havane, crinière brune ruisselant en boucles ondulées sur la pâleur du col, nez droit, bouche galonnée de soie rouge, sourire niché dans le retroussis des lèvres.

Près d’elle, à ses pieds, sommeillait le divin enfançon, l’implacable archerot, le blondin redouté Eros! joues mafflées, seins dodus, tignasse crêpelée, derrière grassouillet, bedon fosselu, cuissettes bouffies, épaules empennées d’ailes roses et vertes.

— Cette pièce est unique, glapissait le cornac, et il a fallu gâter bien de la cire avant que d’arriver à un aussi beau résultat!

Une fois dehors, je ne pensai plus qu’à toi dont je venais de voir la si grossière image, ô divine Cypris, glorieuse Cythérée! Je te revoyais dans toutes tes formes, dans toutes tes splendeurs: Vénus de Milo victorieuse et sublime, déesse de Rembrandt, faisant saillir d’un fond de ténèbres rousses tes chairs poudrées d’ambre et d’or, Vénus de Rubens dont la gorge puissante fleurit et bouge, Vénus de Boucher, adorable et lascive, dont les yeux incendiés, le sourire troublant, les avances de chairs roses, les ondulements de hanches fines, retiennent et oppriment le regard...

J.-K. HUYSMANS.



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