Le Figaro

10 mai 1924.


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Un suprême dégoûté.


Après demain, le lundi 12 mai courant, les amis de J.-K. Huysmans commémoreront le 17e anniversaire de sa mort. Il fut question d'une plaque désignant, au 31 de la rue Saint-Placide, la maison où s'éteignit saintement, après de longues et indicibles souffrances, l'écrivain de A Rebours, de En route, de Là-bas et de la Cathédrale. Cette cérémonie sera sans doute différée mais l'heure reste opportune d'évoquer le souvenir d'un auteur si profondément original et qui évolua si rapidement du naturalisme le plus accusé au mysticisme recueilli, extatique et fervent sans rien abdiquer de cette misanthropie outrancière dont témoignent ses oeuvres si furieusement désenchantées.

J.-K. Huysmans fut un hypersensible sans épiderme suffisant pour le protéger du contact d'autrui. Son royaume n'était pas de ce monde. Vite meurtri et écorché à vif par les moindres chocs du panier a salade social il fut dolent, morose, hypocondriaque, il s'ulcéra, se contrista, cultiva l'atrabile et se complut dans l'anorexie, le fastidieux, la monotonie médiocratique des existences sans horizon, vouées à l'ennui, aux vulgarités, aux pitoyables à peu près dénués de tout réconfort.

Par un miracle inexplicable, aussi bien que providentiel, avec un tempérament aussi morbide qui aurait pu fair de lui un ce ces valétudinaires grognons, désespéré, enragés de ses vexations absolument impossible à vivre, cet extraordinaire désabusé avait hérité d'une âme sensible à l'art, éprise aussi bien de laideurs et déviations que de rebutantes perfections de la beauté. Son esprit, surtout volontiers ironique et blagueur, savait s'amuser de ses propres censures et vomiturations. Il s'en jouait avec une drôlerie surprenante. Il était le virtuose de intolérances qu'il rendait humoristique et pittoresques. Il restait maître de sa science de démolisseur anarchiste brisant toutes les cariatides des temples du succès et les bazars de réputations de camelote à la mode. Son vocabulaire critique de contempteur avait une certaine causticité satirique d'une raillerie verbale inoubliable. Il cuisinait la saveur de ses dénigrements avec des épices qui accentuaient l'incomparable ragoût de ses flétrissures sarcastiques.

Or, le pauvre Huysmans était de naissance dyspeptique flatuleux et pituiteux avéré. Cette source d'afflictions justifiait relativement ses états d'âme délabrée, ce coeur englouti dans les nausées, cet esprit inappétant aux ivresses collectives, ces dégoûts de tout et de tous, cette méconnaissance des harmonies et du pittoresque de la nature et cet incoercible besoin de dépréciation, de dévalorisation des talents ou des génies consacrés à son avis par la veulerie, la cécité, l'incurable sottise de la masse grégaire.

Il n'y avait en lui, cependant, nulle envie ni aucun symptôme de vanité. Il dédaignait toute ambition, n'avait d'autre directive ici-bas que celle de son labeur littéraire. Il acceptait sans révolte d'être un bureattcrate de ministère plutôt qu'un oisif à ventre doré. La fortune ne l'aguichait guère et la gloire tapageuse lui serait apparue comme la plus indésirable envahisseuse de sa vie solitaire et silencieuse.

Il n'y avait donc aucun sentiment mesquin, égoïste ou vulgaire à l'origine de ses exaspérations, lorsqu'il observait les ruées humaines vers les capitoles, les instituts, les estrades triangulaires et vers tous les mâts de Cocagne où se décrochent les timbales en plaqué.

Les dégoûts s'insinuaient peu à peu dans son penetrafia mentis, sanctuaire de l'inconscient. Ils s'y accumulaient. C'était, pour ce sybarite intellectuel une obligation de s'en purger, soit par le vomitoire de ses causeries, soit dans ses écrits, surtout dans les lettres familières. Ah ! ses épîtres intimes, ses moindres billets que je relis souvent sont, à ce point de vue, documentaires à l'excès ! La plupart se terminent par des formules brèves dépeignant ses dépressions : Ennui vaseux ! ou Quel temps mol et fade et, tout de même, que Paris pue ! ou encore: Je suis installé dans un hôtel chic, quel séjour émétique pour mes goûts !

Certain jour, il s'écriait : « Que la littérature m'ennuie et que les éditeurs ont le crâne épais ! De la dynamite et des trépans ! »

Il serait impossible d'échantillonner toutes ses façons d'excréter ses écoeurements, de dégorger ses supputation nauséeuses. Elles étaient infinies, drolatiques dans leur disproportion avec le sujet qui les provoquait et d'une fantaisie malicieuse, d'un inattendu qui les rendait funambulesque au suprême degré. Le panmuflisme contemporain, la politique des voyous, le cabotinage littéraire, les nauséabondes vaselines des peintures de nos annuels Salons, étaient pour lui ses thèmes préférés.

Bien à tort, selon moi, on affirma que sa littérature était moins dépendante de la pathologie que son individualité même. Chez ce naturaliste mystique, très embrumé de pessimisme, l'homme et l'oeuvre ne font qu'un et sont indissolubles ou plutôt indivisibles. Entendre la causerie de Huysmans ou lire ses livres, c'était tout un pour ceux qui le fréquentèrent par direction réciproque. Ses romans offrent à la fois la même unité que sa vie. Ils présentent au même degré que leur auteur le désabusement, l'ennui pesant, I'insipide répugnance des joies humaines, cet oedium vitae, en un mot provoquant un sempiternel bâillement.

L'écriture en est aussi artiste, aussi pittoresque, aussi désopilante, en certains points, par ses sarcasmes exagérés ou ses analytiques dissertations que le fut le verbe même de l'écrivain, lorsque, en confiance, il se soulageait abondamment de ses haut-le-coeur, de ses impitoyables mépris pour tous les paltoquets, les goujats, les faquins et plats valets, qui encombraient les accès des temples, où il n'aurait voulu voir que d'honnêtes et respectables dévots communiant à la Sainte Table en toute humilité.

Le principal protagoniste de chacun de ses ouvrages, que ce soient M. Folantin, des Esseintes ou Durtal, sans parler des autres, c'est toujours Huysmans en personne qui s'exprime, se raconte et se met en scène. Il s'avouait démuni de toute imagination, inapte à confectionner des fictions compliquées, à chercher des avatars psychologiques, c'est-à-dire animer d'un caractère, d'une âme d'emprunt, des héros d'aventures n'attirant pas son intérêt. La forme de ses oeuvres est toujours identique et ne varie pas. Son guignol encadre toujours un unique type désorienté, déprimé, flapi, ayant, à son exemple, des troubles de sensibilité générale et des désordres gastriques: prompt à encaisser les humeurs chagrines de l'hypocondrie et à s'enliser dans des marécages de nausées pour fuir éperdument les méfaits inqualifiables de la jungle sociale. Ses créatures ne songent qu'à s'évader des bassesses ou trivialités du milieu médiocratique où les confinent l'universelle sottise et le marasme des saumâtres soucis domestiques. C'est grâce à la verve endiablée du maître écrivain qui sut tirer de ses horripilations des effets tragico-comiques et qui revêtit son style d'une originalité puissante, que ces êtres falots, vacillants, maupiteux et maladifs vivent et s'installent dans notre souvenir avec une autorité indiscutable, tels les prototypes des meilleurs romans de notre classique littérature.

Certes, cet extraordinaire insatisfait qui souriait davantage à ses déceptions qu'aux petites joies quotidiennes qui sont la rosée rafraîchissante de la vie normale et moyenne de l'homme-plante organisé en société, avait surtout le goût du bizarre, de l'artificiel, du biscornu, de l'excentrique et de l'hétéroclite. Il se plaisait à subodorer les émanations de l'art faisandé, des fleurs perverses et monstrueuses. Il recherchait les paysages arides, les terrains épilés de toute verdure, encombrés de déchets ménagers, tout ce qui sent la désolation, le vice, l'abjection. Il s'attardait à peindre les fortifs avec tant de plaisir que son excellent Raffaëlli. Tout ce qui se présentait solidement valide et sain l'indifférait et l'affligeait plutôt. Il voyait les choses avec l'oeil déformateur et fantasmagorique de ces Hollandais, ses ancêtres, qui à l'exemple du maître Hiéronimus Bosch, représentaient dans leurs tableaux ou estampes des tentations hallucinantes, des cauchemars horrifiques, des visions irréelles par l'excès de déformation, grimaces, gibbosités, claudications et laideurs caricaturales.

Lorsqu'il vint à hausser vers les régions éthérées de la foi chrétienne sa curiosité de l'ailleurs et qu'il voulut tenter cette nécessaire évasion hors de son lamentable train-train d'existence, où son âme dolente se sentait en constante défaillance, J.-K. Huysmans connut enfin un certain soulas, une paix relative, une sérénité confortable. Mais je ne suis guère convaincu qu'il ait complètement abdiqué sa personnalité de grand dégoûté irrunarcessible.

Je le vis à Ligugé ; je séjournais chez lui, à la Maison Notre-Dame, toute voisine du couvent qui l'avait accueilli dans sa détresse. J'assistai à ses ferventes dévotions au pied des autels. Je n'en retrouvai pas moins le vieil homme de naguère, essentiellement habitudinaire, comme disent les néo-scientistes de la médecine. Je compris qu'il gravissait toujours son calvaire ardu, rocailleux, plein d'ornières où il subissait sans cesse des entorses morales et prenait des tours de rein en avalant encore, fastidieusement, des couleuvres au contact de l'humaine nature. Son âme pouvait être extatique, mais son coeur se soulevait toujours à tout propos. Il m'écrivait de là-bas au cours d'un été ardent : « La campagne est nauséeuse ; l'astre ignoble sévit. Je suis à l'état d'une éponge visqueuse sur un evier. »

Il n'aura pas été Huysmans s'il n'eut pas resté celui qu'au Grand siècle Molière aurait peint plaisarrunent sous ce nom: le Mécontent.

· Il était incomparable dans son intolérance pleine d'une originalité si savoureuse. Il est heureux que rien n'ait pu le métamorphoser intégralement et que le bon Dieu lui-même y ait perdu son latin. Sainte Lydwine de Schiedam nous fournit une preuve suffisante que son minutieux et remarquable hagiographe avait conservé intact son goût originel pour les ulcères, les sanies et toutes les purulences du corps humain, si fragile, hélas ! devant la destinée dont se poursuit l'accomplissement jusqu'à la pulvérulence définitive de la matière périssable.


Octave Uzanne.