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Le Monde illustré

26 octobre 1901



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J.-K. HUYSMANS A LIGUGÉ


L'auteur de A Rebours, de Là-bas, de La Cathédrale et de Sainte Lydwine de Schiédam, l'admirable écrivain qui, de l'atelier de brochure des Soeurs Watard [sic] évolua si rapidement vers En Rade, puis vers En Route, s'était, il y a plus de deux années, réfugié à l'ombre extérieure de l'abbaye bénédictine de Ligugé et s'y était installe dans une confortable demeure, d'architecture romane, baptisée Maison Notre-Dame, où il pouvait travailler dans le calme de la nature et la paix du seigneur, aux heures où la cloche du couvent ne l'appelait point aux offices.

Aujourd'hui l'abbaye est désertée ; la thébaïde de Huysmans laïcisée, pour ainsi dire, n'a plus sa raison d'être et le savoureux styliste dont le prochain ouvrage, quelque peu autobiographique, se nommera L'Oblat, revient à Paris, dans les quartiers silencieux et provinciaux des vieux monastères, rue de Monsieur, où il trouvera dans la mitoyenneté d'une communauté, l'ambiance mystique devenue nécessaire à soit état d'âme.

Je ne sais s'il retrouvera avec joie son vieux Paris, où la flânerie sur les quais lui sera douce parfois, et dans lequel il vivra d'une vie d'art plus intense et plus chaude. Mais, cette reprise d'activité, ce retour à la fièvre, aux amoralités, compromissions et frivolités de la Métropole ne lui donneront qu'une passagère et superficielle sensation de renouveau psychique. Bien que, à l'abri des foules, dans son logis lointain, il se sentira souvent atteint par la fétidité d'âme de ses contemporains et souvent ce grand dégoûté, ce profond et invétéré dyspeptique intellectuel, dont les nausées pittoresques fusent sur toute notre actuelle société, songera avec regret à la blanche maison de Ligugé si claire dans la jolie lumière du Poitou, où, en dépit des misères et des tracasseries inhérentes à la mesquinerie d'âme de la province, il vécut d'heureuses heures recueillies dans la légèreté de l'atmosphère et la propreté scrupuleuse d'un logis neuf et sain. — Ou le Désert ou Rome, s'écriait Saint Jérôme ! Huysmans qui n'aime guère la nature pour elle-même, parviendra peut-être à s'isoler à son gré dans la Rome moderne, mais la vision de la Maison Notre-Dame abandonnée hantera souvent son souvenir, car il s'y accagnarda plus de deux années, en philosophe, en religieux, en propriétaire ; il fut le créateur de son nid, fait à son image et il y était bien dans son décor, avec de suffisants rappels de la vie parisienne dans les notes d'art profane qui apparaissaient sur les murs ou les romans, parfois décadents par leur saumure de vices qu'il admettait dans sa bibliothèque plus spécialement réservée toutefois aux oeuvres d'hagiographie et de mystique.


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L'an dernier, en cette saison crépusculaire, je fus l'hôte de Huysmans, dans cette maison Notre-Dame de Ligugé, située à mi-côte, au-dessus d'un vaste terrain inculte où se tiennent périodiquement les fôires de bestiaux de la contrée. Des fenêtres du premier étage qu'habitait Huysmans, la vue s'étendait sur un calme paysage au milieu duquel dominaient les bâtiments et la chapelle de l'abbaye benédictine, fondée par Saint-Martin, et dont le prieur actuel Dom Chamard avait renouvelé l'architecture avec un mauvais goût vraiment affligeant.

Le logis de l'écrivain-oblat n'avait rien de sévère, de monastique ou d'intolérant. La chambre à coucher, le cabinet de travail, aussi bien que la pièce réservée aux amis, présentaient un aspect confortable et cossu, avec de chaudes tonalités d'étoffes et de papiers de tentures. Sur les murs, un grand modernisme d'art représenté par de savoureuses toiles de Seurat ou de Raffaëlli, par des dessins de Forain dans sa première manière satyrique et par des gravures de l'Ecole aIlemande ou des photographies d'oeuvres d'élections des musées d'Europe. Sur les meubles, polis et brillants, quelques jolis bibelots et plus particulièrement des vieux bois sculptés et dorés, des personnages d'anciens retables, prodigieusement fouillés, enlumines et frottés de dorure, offrant une expression touchante de fruste religiosité et cette habile gaucherie d'art qui donne tant de prix aux sculptures des XIVe et XVe siècles. Des vierges germaniques, des apôtres italiens, se montraient deci delà, contrastant avec les tableaux et le style général de l'appartement.

Huysmans, qui travaillait alors à l'achèvement de sa Sainte-Lydwine, au milieu de livres bien reliés et d'une polychromie aimable à l'oeil me fit l'effet d'un homme heureux, jouissant pleinement des heures laborieuses, sans être importuné par aucune des trépidations urbaines eu des vanités citadines qui nous agitent à Paris, quoi que nous puissions faire pour y échapper. La vie studieuse lui était douce et régulière, coupée par ses devoirs à la chapelle voisine où il se dirigeait deux ou trois fois la journée, accomplissant pour s'y rendre la promenade hygiénique nécessaire à l'équilibre de sa santé. Je m'étais pris à envier sa quiétude, son exil des prétentions et des maladies littéraires de ce temps, sa diète des hommes et son ronronnement d'idées vers un même but intellectuel, alors que, la cigarette aux lèvres, son chat familier étendu sur ses genoux, il s'affalait près de l'âtre, la conscience en paix, dans le silence de toutes choses, tout aux écoutes de sa pensée.

Nous retrouverons bientôt l'ermite de Ligugé dans le vieux quartier Oudinot où vécut Barbey d'Aurevilly, auquel Coppée se montra fidèle et qui abrita tant de littérateurs plus ou moins dépris de mondanité, car Paul Bourget y fit fleurir longtemps son dandysme de célibataire balzacien jusques à l'heure du mariage. Huysmans aura quelque joie à se sentir un provincial de Paris dans ces rues mortes où l'atmosphère est en quelque sorte d'une mélancolie conventuelle, — mais que va devenir la claire maison Notre-Dame où tant de fidèles camarades de Durtal se rendirent en pèlerinage ?


Octave UZANNE.