L’Art Moderne

1907.


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Joris-Karl Huysmans.


L’écrivain qui vient de mourir emporte un unanime regret. La beauté et le courage de son agonie font enfin taire les petites grincheries de la Critique.

Car elle ne fut pas toujours tendre pour lui, la Critique. Devinant en lui un artiste absolument sincère, elle s’ingénia à ne pas comprendre ses successives évolutions. Tant et si bien que la dernière lui fut même reprochée.

Il ne faut pas être dupe du ton qu’elle prend aujourd’hui dans les journaux. Elle désarme, mais c’est à la façon d’un vieil ennemi qui suit votre convoi : il a beau jeu. La vérité, c’est que Huysmans n’écrivit pas une ligne de sa vie qui ne fût discutée, retournée, échenillée. On n’a jamais cherché à le comprendre, on a toujours essayé de le trouver en faute. Et j’ai lu des articles sur lui où on tentait d’établir que sa maladie était l’origine et l’explication de son état d’âme et de ses livres. Après tout, cela prouve qu’il n’était pas indifférent. Ah ! cela, certes non ! Sauf ses tout derniers ouvrages, dont la sérénité de pensée sinon de style ne saurait susciter de discussions, il ne publia rien qui ne fît plus ou moins scandale

Rappelez-vous. La série de ses romans naturalistes, de Marthe à En rade, ne rencontra comme succès que l’indignation et le dégoût qui étaient le partage ordinaire de ses camarades, mais peut-être avec une nuance particulière : plus de négligence encore et plus d’irritation. Au moment où on l’aurait à peu près accepté comme naturaliste, il écrit A Rebours. Ce livre étonnant et saugrenu, hanté d’aspirations confuses, tiraillé dans deux directions opposées, devint comme le manuel de quelques détraqués pour qui l’orgue à bouche de des Esseintes était infiniment plus intéressant que sa bibliothèque.

La Critique, perspicace comme toujours, identifia des Esseintes et Huysmans et, très perfidement, établit d’avance ses positions. En présentant des Esseintes-Huysmans comme un esthète névrosé, on jetait le doute sur la profondeur réelle de sa sincérité future, on décidait que toute démarche intellectuelle ou morale de sa part serait forcément due à cet état maladif, non pas au libre choix d’une tète saine.

Envisagés à ce point de vue, des livres comme Là-Bas, En Route, la Cathédrale, l’Oblat, ne pouvaient être que des témoignages de plus en plus accentués d’une neurasthénie aussi déplorable que respectable Et c’est, en effet, de cette manière que (sauf exceptions) la Critique officielle les examina, oh! avec des restrictions, des politesses et des atténuations délicates, mais enfin...

Pauvre Huysmans ! Evidemment, tout cela lui était bien égal. C’était le plus modeste, le plus indifférent, le plus désintéressé des hommes. Il n’a jamais écrit que pour son plaisir, — j’entends sous la poussée de la nécessité interne qui nous oblige à exprimer notre pensée et nos rêves, en nous leurrant de la satisfaction que nous procure cet acte. Il n’a jamais fait de besognes. Ce fut un artiste absolu, un honnête homme dont la bonne foi fut tellement noble et tellement pure qu’elle s’enveloppait, pour s’avouer, de cette pudeur suprême : l’aveu de ses doutes, la reconnaissance de ses imperfections. Il n’a jamais songé au succès ni à la gloire. Il n’a jamais fait ni une affaire, ni une concession.

Il était tellement à part, on le sentait si supérieur au désir même d’être compris, que personne n’avait l’idée de le défendre lorsqu’il était attaqué. Les amis inconnus et passionnés qu’il avait en ses lecteurs prenaient bien trop de joie à parcourir son oeuvre pour éprouver le besoin de s’en expliquer. Et vraiment je ne pense pas que toute la littérature aigre-douce qui foisonna autour de la sienne lui ait retiré un seul admirateur.

Quoi qu’il en soit, on peut compter les études sérieuses ou sympathiques qu’il inspira. Pour ma part, je n’en connais point. Il y en a, sans doute, mais je ne les ai point lues.

Son histoire morale est pourtant bien simple. C’était un homme profondément bon et honnête, avec un don d’observation tel qu’il ne pouvait pas, qu’il n’aurait jamais pu éviter de voir dans le monde, au moins autant que les beaux ensembles, les détails mesquins ou laids.

Un bon sens indéfectible lui interdisait de donner dans le panneau du romantisme, du spiritualisme, en un mot de tout sentiment creux sous des apparences nobles. Quoi d’étonnant à ce que pendant dix ans, en plein épanouissement du naturalisme, d’ailleurs, il se soit laissé aller à son penchant ?

Mais le même bon sens devait lui interdire l’exagération de sa propre théorie ; et comme ce n’était point par malveillance mais bien par minutie qu’il voyait la vie si petite, et comme ce n’était pas non plus son désenchantement mais bien l’élévation de son rêve qui la lui faisait paraître lamentable, il devait, dès ce jour, avec plus oii moins de rapidité, évoluer vers le mysticisme.

A rebours est une oeuvre de transition, hantée de toutes sortes de phantasmes et de fantaisies. Mais Là-Bas, qui la suit immédiatement, est de tendances nettement catholiques. Huysmans a trouvé sa voie. C’est dans cette religion, — et observée avec une mystique ferveur, — qu’il conciliera toutes les contradictions de sa nature. L’honnête homme sera à l’aise dans cette morale scrupuleuse et parfaite : cela, c’est évident. L’artiste impressionniste aura le poil rebroussé d’une comique indignation à la vue des bondieuseries de Saint-Sulpice, des naïvetés des sermons, des hérésies esthétiques du cérémonial, mais il n’aura qu’à se dire, pour se tranquilliser, que de telles fautes ne sauraient être imputées à un dogme mais bien à l’époque qui décidément est plate et mauvaise (il l’avait bien toujours pensé). L’observateur aura, dans ces milieux nouveaux, au moins autant de joies, et de tout ordre (de dénigrement ou d’admiration), qu’il en aurait eu dans les gargotes et les rues de Paris, — bien plus même, car ils sont bien moins fréquentés, bien moins connus. Enfin c’est dans le mysticisme proprement dit que sa tendance au rêve (héritage d’ancêtres lointains) s’accordera avec son antipathie irréductible envers l’idéalisme vague. Rien n’est moins vague que les promesses religieuses. Leur incertitude. n’est pas un obstacle à leur précision, au contraire.

Et c’est ainsi que Joris-Karl Huysmans devint catholique fervent, non point à cause des faiblesses d’un estomac délicat et d’un caractère grincheux, mais de toutes les énergies les plus fortes et les plus pures de son esprit et de son coeur.

Je ne parlerai pas de la qualité de sa littérature, ni n’expliquerai les nuances très négligeables qui différencient entre eux Là-Bas, En route, la Cathédrale, l’Oblat, Sainte-Ludwine de Schiedam et les Foules de Lourdes. Ce furent seulement les phrases successives d’un acte de foi qui dura quinze ans. Je n’ai voulu rappeler ici qu’une chose : c’est que cet homme qu’on affectait tant de ne considérer que comme un littérateur, assidu et artiste à la fois, a été, avant tout et dans la plus haute acception du terme, avec ses faiblesses, sa constance, ses crises de doute, l’intensité de sa vie morale : un homme. On ne peut pas en dire autant à la mort de tout le monde.

FRANCIS DE MIOMANDRE