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Figures contemporaines: ceux d’aujourd’hui, ceux de demain

Bernard Lazare

Paris: Librairie académique Didier, Perrin et Cie, 1895



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JORIS-KARL HUYSMANS

On le vit autrefois à Médan, mais un matin il quitta ce pâturage pour n’y plus revenir. La provende qu’on servait chez le maître lui parut sans doute grossière et nauséabonde ; il partit et chercha plus subtile nourriture : des vins plus illustres et de plus nobles mets.

De son séjour dans ces champs, il a gardé des regrets, des rancoeurs, et la lecture du Pot-Bouille ne l’a pas porté à l’indulgence. Pour l’avoir vu dans les miroirs naturalistes, il hait son siècle, sans chérir ceux qui le montrèrent si laid ; mais il n’a jamais pu échapper à la hantise des larves abominables qui l’assaillirent. Toutefois, s’il n’a pu s’abstraire de son siècle, il s’en est vengé par l’invective et la fustigation, et là, malgré sa myopie naturelle, il a atteint le lyrisme, trouvant, pour châtier la tourbe qui le poursuit, des substantifs étonnants et de merveilleux adjectifs.

Pendant que M. Zola se faisait interviewer à Lourdes, Huysmans rêvait à la Trappe ; il ordonnait des idées, tandis que le président de la Société des gens de lettres prenait les notes dont il nous a menacés et frappés. Il n’a rien vu dans cette solitude ; il y a pensé, ce qui est mieux ; il nous fera penser sans doute. Après nous avoir menés Là-bas, il veut nous conduire Là-haut ; nous essayerons de suivre ce guide, mais le trappiste ne nous fera pas oublier l’écrivain, car l’écrivain est inoubliable.

Il s’est fait une langue troublante et étrangement contournée, dans laquelle les mots se décomposent, purulent et parfois brillent d’un anormal éclat. Il a le génie de la pourriture, il sait les sanies les plus rebutantes, les pus les plus abjects, mais aussi la splendeur des gemmes auxquelles il sait donner des splendeurs insoupçonnées, des puissances inconnues. Ses phrases ont la résistance des brocarts abbatiaux et l’effritement des plus basses lèpres ; elles évoquent des bijoux inusités, dont les yeux ont depuis longtemps perdu la vision ; elles se complaisent à de honteux mucus, à des abcès effroyables, et dans leurs plus térébrantes recherches elles gardent une charpente infrangible.

Huysmans a la science des qualificatifs comme il a celle des passions sataniques. Il emploie les plus effarants adjectifs avec une sûre maîtrise, et ce tourmenté, ce solitaire à l’âme inquiète et triste, est le frère lointain de ces orfèvres abolis qui savaient piquer, parmi les ors farouches des chapes, les plus délaissées des pierres, les plus abandonnés des joyaux.