fouquier

Profils et portraits

Marcel Fouquier

Paris: Alphonse Lemerre, 1891



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M. J.-K HUYSMANS

A la premiere page des Croquis parisiens, — I'édition dans le format d'un « eucologe.» — il y a un portrait de M. J.-K. Huysmans. Figure souffrante, où transparait dans le regard, avec l'acuite de la vision, une lassitude. La bouche. mince naturellement, semble se plisser en une expression de moquerie ou de dédain. Les cheveux courts, en brosse, achèvent de donner à ce portrait un air de lieutenant pessimiste. Attirante physionomie d' artiste, qui intrigue la sympathie. Artiste, en effet. le plus paradoxal peut-êtrc de cette fin de siècle, artiste mal connu du grand public. L'auteur d'A rebours sert de chef de file à beaucoup de jeunes gens. Toute la decadence se reclame de lui. M. Huysmans, avec MM. Verlaine et Mallarmé, dont le prénom de Stéphane signifie à bon droit le Couronné, reste une des personnes essentielles de la trinité symbolique. Ce Huysmans chéri des decadents, c'est le fantaisiste qui a écrit dans Ies Croquis parisiens à propos d'une entrée de mimes : « La sordide chimère du théâtre disparaît, La vie seule se dresse devant nous, pantelante et superbe; » c' est l'artiste qui a ciselé cette phrase decisive : « L'irrésistible et magnifique Satane braque ses délicieuses et maléfiques armes; » c'est l'esthète d'A rebours et le peintre des songes d'En rade, plus compliqués que celui d'Athalie. Il existe un autre Huysmans, fêté dans l'école naturaliste où il a le rang de maître des disciples, comme M. de Goncourt celui de maître des maîtres. Les romanciers qui voient familièrement M. Zola dans le plein air de Médan, aiment en M. Huysmans l'« intimiste » parisien qui, après les auteurs de Manette Salomon, a célébré la poésie de la Bièvre. rivière sale, mais mélancolique; l'aventureux observateur qui a étudié dans Marthe (avant l'auteur de la Fille Ellsa) la prostituée de Paris ; l'analyste — doctor subtilis — qui a su dégager la « synthèse » du marché de la cité Berryer: le sombre philosophe enfin qui nous a conté comment le désir de M. Folantin se trouva en désaccord avec les réalités du monde, bien que le désir du vieux bureaucrate fût seulement de manger un bifieck. En dernière analyse, lorsqu'il s'agit de démêler et de préciser la formule du talent, reel et rare. de M. J.-K. Huysmans. on demeure en peine. En n'ayant égard qu'aux traits qui ont le plus de suite et de saillie, il semble qu'on pourrait voir en M. Huysmans un Hollandais anémique et nerveux, épris du détail nouveau. du fini, un Parisien curieux du pittoresque, un réaliste plein de pitié, et souvent d'ironie, pour les humbles; un disciple à la fois de Baudelaire, qu'il a appelé « le Poète de genie du XIXe siècle, » et de M. Zola. Contemplant la vie de moins haut que M. Zola, pour qui elle reste une épopée triste, mais une épopée, M. Huysmans la voit mauvaise. mais banale. Il convient de noter ici que M. Huysmans, un pur artiste, a été récemment promu chef de bureau dans un ministère, qu'il a connu et qu'il connalt encore, je crois, I'ennui mercantile d'un atelier de brochage à diriger, qu'il a été, dans sa jeunesse, aux prises avec les difficultés de la vie, une « Satane » dure aux gens de lettres. Songez enfin aux luttes épuisantes que Flaubert soutenait contre la rébellion des mots. On s'explique ainsi comment le Hollandais « au sang pauvre » a fait place à un réaliste morose, comment ce réaiiste est devenu un pessimiste amer, aigu, comment ce pessimiste a flni par habiter, non pas à I'extrémité du Kamchatka, mais bien dans la Lupata romantique, un ermitage baudelairien.

M. Huysmans deflnissait son premier livre, qui parut en 1874. « un choix de bric à. brac. vieux médaillons sculptés, émaux, pastels polis, eaux-fortes et estampes. » Dans ce Drageoir aux épices, oeuvre un peu fade, je note un éloge de Brauwer. une ballade en l'honneur de Villon, un couplet sur la Bièvre, et un poème en prose, Rococo Japonais. Le goût de l'art flamand (celui de Teniers. non de Rubens), I'amour de la nature pauvre. que ce soit la nature des banlieues ou la nature humaine, la recherche du coloris romantiquement étrange, voilà. le point de depart. Dans les Soeurs Vatard, le peintre Cyprien Tibaille declare ne cornprendre en art que le moderne, et quand il rêve, il rêve à des choses d'une modernité assez bizarre ; « il aurait voulu étreindrc uno femme accoutrée en saltimbanque riche. l'hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d'étoffes du Japon, tandis qu'un famélique quelconque viderait son orgue de Barbarie des valses attristantes dont son ventre est plein. » Vous reconnaissez là le voeu romantique. Sainte-Beuve, jeune, disait : «Oh ! lire un jour Oesope, couramment. par un ciel gris ! » Mais il faut tenir compte du chemin parcouru et de la nuance des esprits ! Dans les Soeurs Vatard la chagrine vision des contradictions du coeur et des plus bas côtés de !'animal humain — simple resultante des lois selon lesquelles s'associent les idees — s'affirme et s' exacerbe. Dans les Croquis parisens elle s'exaspère, et le mysticisme paraît. Revenu sur les bords de la Bièvre, M. Huysmans y formule son esthétique : « la nature n'est intéressante que débile et navrée. » S'il s'arrête dans un cabaret, c'est que de là on voit Bicêtre. Il se plait à se promener dans la rue de Chine. De là on découvre l'hôpital Tenon. En ménage est un roman naturaliste. où I'observation du detail vulgaire et du machinal de la vie s'empreint parfois d'une tristesse sombre, tristesse de ces jours d'hiver où sous le ciel voilé et bas, à petit bruit, et sans fln, tombe la pluie flne. Cela n'est pas le moins du monde ennuyeux. Et La Rochcfoucauld se fût délecté à cette lecture. Trompé par sa femme, André veut reprendre sa vie de garçon. Il finit par reprendre sa femme. Son ami, Cyprien, qui a pour principe qu'il n'y a point, sinon en dehors de la femme, de salut pour un artiste, renie ce paradoxe de jeunesse pour vivre dans le plus banal des collages. « Plus de talent et de la santé, quel rêve ! » dit-il à André ! On sent que le pessimisme de l'écrivain toume à la crise, et qu'il ricane en frémissant. Tout est, dans la vie — décidément mauvaise, — voeu stérile, amer regret, habitude, ou mensonge ! M. Folantin aspire à manger de la viande fraiche. Vanité ! Le heros d'En rade voudrait passer en paix une quinzaine aux champs : Illusion !

Au résumé, ainsi que le proclame Des Esseintes, le monde est composé en majeure partie de « sacripants et d'imbéciles. » » Donc, il faut se moquer du monde. La « nature a fait son temps. » Il faut chercher un refuge et des distractions dans le rare, le paradoxal, l'artificiel. Des Esseintes, dans sa villa de Ville d'Avrny, fera cent extravagances. Il préférera, par théorie, les locomotives aux femmes, et n'admettra d'autres fleurs que les orohidées, parce que ce sont des fleurs naturelles imitant les fleurs fausse. MM. de Goncourt, qui, dans un jour de méchante humeur, trouvaient usée la trame du firmament, et le ciel sali de repeins, ont écrit : « L'antiquité a peut-être été inventée pour être le pain des professeurs. » M. Huysmans traitera sans façon Virgile de « raseur » et Horace de « clown. » Il ne fera grâce qu'aux écrivains de la décadence, à Lucain, qui est encore un beau poète, à Abbo le Bossu et à Ermold le Noir (qui sont d'ineptes et d'ignorants versificateurs). Parmi les modernes, il n'admirera que M. Mallarmé, Baudelaire, J. B. d'Aurevilly, G. Flaubert et Villiers de l'Isle-Adam. Balzac, « avec son art validc, » le froisse, et il fait peu de cas des Voltaire, des Diderot, etc. Entre temps. il s'amuse, ce bon Des Esseintes, à incruster de pierreries la carapace d'une tortue, comme les enfants se divertissent à tourmenter les hannetons, et il dine à la taverne anglaise pour se donner l'illusion d'un voyage à Londres, comme ces pelites fllles qui jouent « au salon. » Au fond, Des Esseintes, c'est René chez qui le mal à l'âme se complique de vague a l'estomac. Je ne doute pas qu'il ne « soulfre réellement » comme M. Folantin, mais ses soulfrances, un peu trop pueriles, n'auraient peut-être pas vivement touché l'homme de Terence. Malgré le succes d'A rebours, bien que Des Esseintes ait fait école, j'avoue ne pas goûter ce livre inquietant a l'égal des Soeurs Vatard, où il y a une admirable idylle populaire, celle des chastes amours d'Auguste et de Désirée, qui finissent par se marier chacun de son côte, ni a l'egal d'En ménage, où il y a des parties de chef-d'oeuvre. Le danger pour M. Huysmans serait d'avoir pris Des Esseintes au serieux, car Des Esseintes, c'est le fin du fin, et la fin de la fin !