Les Annales politiques et littéraire

No.1247. 19 mai 1907

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Silhouettes Littéraires


Un des écrivains les plus originaux, une des plus curieuses physionomies de ce temps disparaît...

Le public, qui n'apercevait J.-K. Huysmans qu'à travers ses livres, ne pouvait se flatter de le connaître. Cet écrivain, avant qu'un mal affreux ne l'eût terrassé, n'avait point la mélancolie inquiète de son héros Durtal ; en apparence, il n'était pas imprégné d'onction sacerdotale. S'il ressemblait à un moine, c'était à ces bons frères capucins que les sculpteurs du moyen âge modelaient dans le bois des stalles d'église ou à ceux, encore, qui servent àmesurer la prévision du temps et dont le capuchon s'abaisse ou se relève selon que l'atmosphère est ou n'est pas chargée de vapeurs. Il avait le regard vif, un peu narquois ; sa voix, au timbre clair, n'était pas dénuée de sécheresse, sa parole dédaignait les hypocrisies, gauloise, haute en couleurs, souvent « blagueuse ». Rappelez-vous les sarcasmes dont il accable, dans l'un de ses volumes, les chantres qui altèrent, par une exécution défectueuse, les sublimités du plain-chant. Je ne sais ; mais, à le voir et à l'entendre, on se trouvait à cent lieues de ce qu'on appelle les vertus dévotes, c'est-à-dire la modestie, la réserve, la prudence, la douceur. Et, d'ailleurs, il est rare que l'on arrive du premier coup au renoncement complet ; des étapes successives y conduisent. Or, J.-K. Huysmans semblait assez mal préparé à accomplir ce voyage.

Sa jeunesse et ses débuts ne furent point de ceux que marquait une vocation extraordinaire. Il naquit dans la bourgeoisie moyenne ; il reçut l'éducation qui est généralement donnée aux enfants de ce milieu. Tout d'abord élève du lycée Saint-Louis, il fait à l'âge convenable sa première communion, sans marquer par aucun signe que Dieu l'ait désigné parmi ses élus. Il ne se distingue de ses camarades ni par la turbulence de son caractère, ni par la précocité de son génie. C'est un garçon inoffensif que ses parents et ses maîtres croient être prédestiné à devenir un bon fonctionnaire. Ils lui cherchent une place dans les bureaux, et le font entrer, en 1868, au ministère de l'intérieur. Il n'en sortit qu'après trente ans écoulés, et jouit enfin de l'honorable retraite que lui ménageait la sollicitude du gouvernement et qu'avaient justement gagnée ses bons et loyaux services. A la vérité, ils furent plus assidus qu'éclatants. J.-K. Huysmans ne parvint qu'à la situation de sous-chef dans la division des « questions vicinales ». Il aurait pu, sans doute, par un patient effort, conquérir de plus hauts grades ; mais son ambition s'était, dès le premier jour, tournée d'un autre côté.

Il était impatient d'écrire. Il se jeta à corps perdu dans le mouvement naturaliste, qui excitait alors l'engouement de la jeunesse. Il se lia avec quelques néophytes de l'entourage d'Emile Zola, avec Henry Céard, Paul Alexis, Léon Hennique, Guy de Maupassant. Ils se réunirent, mangèrent ensemble, théorisèrent à perte de vue sur l'avenir de l'art contemporain. Ces esthètes, de tempéraments divers, et qui n'avaient presque pas d'aspirations communes, tombèrent d'accord sur ce point, que la vie est un tissu de laideurs et d'infamies. Et ils se mirent en mesure de le prouver. Ce fut à qui irait le plus loin dans la voie du pessimisme. M. J.-K. Huysmans s'y enfonça eperdument. Il publia les Soeurs Vatard, où abondent les tableaux décourageants, et d'autres morceaux non moins cruels, qui parurent dans la République des Lettres, une revue fondée par M. Catulle Mendès, toujours ardent à marcher à l'avant-garde. Mais il ne tarda pas à se fatiguer d'ensemencer ce champ restreint. L'adultère, les éternelles et les banales aventures qui servent de fondement à la littérature moderne, lui communiquèrent une sorte de nausée. Il voulut sortir, par un coup d'éclat, de cette ornière. Il publia A Rebours, qui avait au moins le mérite de l'inattendu.

Le fracas occasionné par ce livre fut énorme ; il troubla même quelques cervelles, qui se laissaient influencer par l'esprit d'imitation. Plusieurs douzaines de ducs des Esseintes apparurent sur le pavé de Paris ; il nous en reste encore un ou deux. Cependant, Huysmans ne s'attardait pas plus longtemps qu'il ne convenait à ce divertissement. Il se prenait d'un violent amour pour la peinture et particulièrement pour les maîtres des Ecoles primitives, dont la naïveté le ravissait. Il allait les étudier en Hollande. Et, déjà, il se demandait s'il ne se fixerait pas à Malines, où son aïeul, le paysagiste, vivait au début du dernier siècle, lorsque le hasard fit tomber dans ses mains une certaine biographie de Gilles de Retz, qui contenait des particularisés intéressantes sur les sorcelleries du moyen âge. On peut dire que la vocation mystique de J.-K, Huysmans est sortie de cette oeuvre satanique. Il a pris une route singulière pour assurer son salut. Cela nous prouve, une fois de plus, que les desseins de Dieu sont impénétrables !

Lorsque l'auteur de la Cathédrale et de Lourdes se rendit, pour y passer quelques semaines, chez les trappistes, il y fut témoin d'une scène qu'il narrait volontiers. Le Père supérieur de la communauté vit entrer un matin, dans le parloir du couvent, un personnage qui semblait appartenir aux classes aisées de la société. Il avait soixante-deux ans, il était riche et n'avait pas essuyé de catastrophes extraordinaires. Ayant marié ses deux filles, il avait résolu d'endosser le froc. Le Révérend le supplia de réfléchir avant d'exécuter son dessein :

— Vous n'y résisterez pas. A votre âge, on ne passe pas de l'opulence au dénuement le plus absolu.

Il persista, et voilà dix ans qu'il bêche la terre et s'alimente avec des légumes cuits dans l'huile chaude. Quand Huysmans eut l'occasion de l'apercevoir, il fut frappé de l'air de bonheur qui rayonnait des yeux du sexagénaire.

Est-ce cet exemple qui l'attira ? Fut-il vraiment touché de la grâce ? Il s'agenouilla devant le cloître ; jamais il n'eut le courage d'en franchir le seuil, sans esprit de retour... C'est que J.-K. Huysmans ne pouvait se résigner au silence. Il éprouvait l'impérieux besoin de s'analyser, de se raconter, de parler au public. Ce chrétien sincère était, avant tout et par-dessus tout, homme de lettres.


ADOLPHE BRISSON.