REVUE BLEUE

8 juin 1895.



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BULLETIN

J. K. HUYSMANS


Avec un bon estomac, M. Huysmans eût été le plus exemplaire des naturalistes. Mais il digérait mal : c’est pourquoi son naturalisme se teinta fortement de pessimisme, d’un pessimisme tout subjectif et, si je puis dire, gastralgique. Il ne vit dans la nature que des choses nauséabondes ; et, en les peignant, lui-même avait la nausée. Comme à l’un de ses héros, Folantin, la meillure côtelette lui soulevait le coeur. Point de bonne côtelette pour un mauvais estomac.

« Seul, le pire arrive ! » s’écrie Folantin exaspéré. Si la vie est tellement mauvaise, il n’y a qu’à en renverser les pratiques. Des Esseintes la contrecarre avec une application forcenée. Il prend tout à rebours, sans excepter sa nourriture ; il fait tout à rebours, sans excepter l’amour même. Après quelques mois de cette délirante parodie, son médecin lui ordonne de rentrer dans l’existence commune. Plus malade que jamais et ne sachant où se prendre, il finit par invoquer la grâce divine : « Seigneur, ayez pitié ! »

C’est sur cette prière que se termine A rebours. M. Huysmans va-t-il en effet se convertir ? Sa gastralgie l’aurait donné à Dieu si sa concupiscence ne le donnait d’abord au diable. Là-bas est un livre d’érotomanie satanisante. Nous y voyons Durtal, l’ancien des Esseintes, se livrer avec fureur à de sacrilèges orgies. Mais ne serait-ce pas une étape sur la route de salut ? On peut considére le diabolisme comme un mysticisme dévié. Puis, croire au diable, c’est la moitié de la religion : il ne reste plus que de croire en Dieu. Bien des chemins conduisent à Rome.

« Ce que j’aurais traité de fou, dit le Durtal d’En route, celui qui m’aurait prédit, il y a quelques années, que je me réfugierais dans une Trappe ! » Mais non, mais non, pas fou le moins du monde, ni même si malin. Comme tous les élus, Durtal était visiblement prédestiné. Il était déjà sous le nom de des Esseintes. Non seulement des Esseintes avait sur sa cheminée deux ostensoirs, marquait pour les ornements sacerdotaux une prédilection significative, habillait sa concierge en nonne, mais encore les tendresses pour l’artificiel et ses besoins d’excentricité contre nature ne seraient, s’il faut l’en croire, que des élans vers une béatitude lointaine. Et Folantin lui-même à ce compte ? Pourquoi les courses de Folantin après la côtelette idéale ne trahiraient-elles pas une inquiétude d’âme qui fut toujours le prélude des grandes conversions ?

C’est dans les moments où son estomac le fait trop souffrir que des Esseintes a des retours de croyance, et ses accès de mysticisme coïncident avec ses troubles nerveux. Quant au néophyte d’En Route, l’Église est pour lui un hôpital. Son séjour à Notre-Dame de l’Atre lui réussit on ne peut mieux. Des oeufs, du laitage, des légumes, deux semaines de ce menu frugal et sain l’ont déjà remis. Mais, si sa gastralgie s’en trouve bien, sa sensualité en souffre. Il retourne au monde, n’ignorant pas quelles tentations l’y guettent, et se surprenant à savourer d’avance les chutes inévitables. C’est dommage ; avec un peu de persévérance, Durtal se rendait semblable à ces grands saints dont il célèbre dévotement les grâces miraculeuses. Qui sait ? pourquoi n’eût-il pas, comme Hilarion, distingué les hérétiques à leur puanteur, ou, comme Joseph de Cupertino, sécrété par tous les pores de délicieuses fragrances ?

Hélas ! M. l’abbé Klein a beau faire de Durtal un nouvel Augustin, et M. l’abbé Mugnier un autre Lacordaire, je crains qu’il ne soit, lui-même le dit, « à jamais fichu ». Dans ses crises d’estomac, il fréquentera encore les églises ; il s’y attendrira sincèrement, et réservera aux filles les effets de cette tendresse.

Mais quoi ? Les « noces » ne l’empêcheront peut-être pas de faire son salut. D’abord il conserve l’habitude de se vomir après chaque débauche ; excellente pratique de la Vie Purgative. Ensuite, comme le lui prêche l’abbé Gévresin, son directeur, « l’important est de n’aimer que corporellement la femme ». Il y a chez tout homme un ange et une bête ; chez certains mystiques, l’ange méprise tellement la bête qu’il ne prend même pas souci d’en surveiller les ébats. Pendant que la bête se vautre dans les turpitudes, l’ange n’en est que plus libre pour se pâmer dans les extases.

GEORGES PELLISSIER.