harry

Les Nouvelles Littéraires

12 février 1948.

On lira sous ce titre, en cinquième page, les souvenirs que Mme Myriam Harry a bien voulu écrire pour nos lecteurs, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Huysmans.



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AVEC J.-K. HUYSMANS

COMMENT j’ai connu Huysmans après lui avoir envoyé mon premier roman, Petites Epouses, écrit en Indochine, dont il me remercia en me croyant un « Loti mâle, un jeune officier de marine, roublard, déguisé sous un nom féminin pour attirer le succès » et comment il m’avait pardonné de n’être qu’une femme, je l’ai conté ailleurs.

Depuis cette première visite à sa « lanterne » du 60 de la rue de Babylone, j’y suis retournée souvent. La servante m’introduisait dans l’entrée-salle à manger, douillettement chauffée par un poêle en faîence chocolat, et décorée d’assiettes chinoises et d’aquarelles japonaises, ainsi que du portrait triangulaire de Huysmans, par Forain — il disait : mon portrait-cerf-volant — et d’une caricature de Coll-Toc, qui le représentait en gargouille satanique, un chat noir arc-bouté sur l’épaule.

Huysmans venait m’y chercher, me tendait une étroite main aussi malléable que de la cire, puis dans son cabinet de travail m’indiquait un petit canapé raide.

Lui-même s’asseyait devant sa table dans un fauteuil canné qu’il orientait vers moi. Ses jambes croisées en « ceps de vigne », il prenait sur l’angle de la table un paquet de tabac gris et son cahier job — il disait « riche comme Job » — et roulait une cigarette.

Cette après-midi-là, il s’informa de mon nouveau roman. J’exhalai mon désespoir, la difficulté de m’exprimer, la lutte avec les mots et ce frisson mortel qui vous racle l’échine à l’idée qu’un chapitre aurait pu autrement se concevoir. Ah ! ce délire du suicide pour une phrase sans rythme — une ligne sans couleur.

La tête baissée, Huysmans souriait à ses pantoufles balancées :

— Je connais ça ! Je connais ca ! C’est du nanan ! Ne vous plaignez pas de la difficulté, la bienheureuse difficulté. Elle vous ouvre les portes du paradis de I’art. Car il ne faut pas vous le dissimuler : c’est une montée au Golgotha que Ie métier d’écrivain ! Méfiez-vous de la facilité. Elle a perdu bien des vocations naissantes. Quand un jeune auteur se vante d’écrire au courant de la plume, je pense qu’il est un grimaud. Le pire c’est qu’on n’est jamais au bout de sa peine. L’habitude et 1’expérience ne servent à rien. Ce qu’on gagne en métier, on Ie perd en flamme. Et puis à mesure que les sujets se raréfient, on devient plus exigeant avec soi-même. On voudrait atteindre à la perfection ! La perfection !

Et d’un menu geste nous désignant sur la table les feuilles raturées de L’Oblat :

— Il m’arrive de recommencer une phrase plus de vingt fois.

— Comment procédez-vous ? faut-il faire un plan ?

— Mon plan se fait tout seul par la pensée. Mon livre chemine avec moi pendant des années. Je prends beaucoup de notes. Puis un beau jour triste, un beau jour de pluie et de grisaille je m’assieds devant ma table. Je commence toujours par le premier capitre et je continue exactement comme un macon construit une maison, allant de la cave au toit. Zola procédait différemment. Il débutait souvent par Ie grenier construisait un étage par-ci, un autre par-là. Puis il reliait le tout. Et c’est bien aussi. Mais c’est plus périlleux. Toutes les méthodes sont bonnes quand on est sincère, quand on est enthousiaste. Le principal, c’est d’être un probe ouvrier, c’est de ne pas se laisser leurrer par les cénacles littéraires, par ces chapelles où l’on se hurle mutuellement son genie en s’exécrant. »

Comme je le priais de me donner des conseils :

— Des conseils ? Mais je n’en ai jamais donné. Je ne suis pas un ma&icric;tre. Et puis, vous le savez bien, un artiste n’a que faire des conseils. S’il les écoutait, il ne serait pas artiste. Il n’a qu’à laisser se développer sa personnalité, a être sincere avec lui-même... Si ! pourtant, un conseil : ne demandez jamais qu’on lise votre manuscrit !

Les colères de Huysmans

Huysmans était d’humeur très changeante. Parfois je le trouvais silencieux, ne parlant presque pas, perdu dans des songes moroses. D’autres fois il dissertait sur tout, la sculpture, la peinture, — jamais sur la littérature, — la politique, les potins de Paris, car personne autant que ce reclus n’était informé de ce qui se passait hors de sa « lanterne ». Parfois, il me disait sa nausée de vivre, son exaspération de tout.

Secoué de furieuses révoltes, il se levait et allait racler son dos aux rayons de la bibliothèque. Il fulminait contre la decadence de l’art, le mercantilisme de la critique, la muflerie des confrères, la veulerie du clergé, la scélératesse du gouvernement qui chassait des cloitres la dernière poésie.

Insoucieux de ma presence. il lâchait des mots crus, crachait des termes d’argot, vomissait des torrents de sarcasmes qu’il accompagnait de gestes timorés.

Puis soudain, tourné vers moi, il levait au ciel ses mains de nonnette et, sa tête gothique renversée sur ses épaules fuyantes, ses dents nicotinisées largement découvertes par son ricanement, iI débordait de gaité sardonique.

Et je m’étonnais toujours du contraste entre l’homme malingre qui rasait les murs comme un chat peureux et ces imprécations tertulliennes. Involontairement, je songeais aux tableaux de l’école hollandaise où des gnomes théologiens et rigolbocheurs coopéraient à la tentation des saintes.

Mais des que je voyais ses yeux, ses yeux bleus découpés dans les rosaces des cathédrales, je comprenais de combien de larmes était fait son rire de faune.

Un jour qu’il s’était trop minutieusement attardé dans la flagellation des impuretés, à l’idée qu’il les regrettait peut-être, je ne pus m’empêcher de lui dire, un peu scandalisée :

— O maitre ! prenez garde, vous allez vous reconvertir au paganisme !

Il rit, amusé, puis avec un gros soupir, passant sa main à rebrousse-poil sur son crane blanchi:

— Hélas ! il est trop tard. Vons savez bien, « quand le diable se fait vieux... »

Apaisé, il revint s’asseoir

— J’ai frôlé le reniement. J’ai subi une atroce crise de désespoir quand, revenu de Ligugé après Ie depart des moines, je ne savais plus a quel saint me vouer, sur quelle chaise m’asseoir. Je me suis casé chez les Bénédictines de la rue Monsieur, a deux pas d’ici. Jamais, exceptant les heures des offices dans la chapelle, je ne fus aussi malheureux. Je n’avais plus rien, ni Iivres, ni bibelots, ni habitudes, ni amis. J’ai bien failli. une nuit, me...

Et il retomba dans sa sombre songerie. Je regardais autour de moi. Des tétes d’anges sculptées en plein bois soutenaient le plateau de la table. Le mica de la salamandre rougeoyait devant la cheminée, ceinte d’un bandeau découpé dans une chasuble. Au-dessus, un Saint-Sébastien primitif, Ie torse traversé de flèches, penchait la tête sur bouquet de buis, échappé d’un vase de Delft. Plus haut, la glace au cadre ancien reflétait une ravissante petite madone de porcelame, qui semblait planer dans le vide, à l’autre bout de la pièce.

De chaque côté de la cheminée, des aquarelles. J’en reconnus deux décrites dans le logis d’André d’En ménage : « des danseuses en gaze rose de Degas, petites voyoutes exquises, lutinent de grands dadais empesés », et l’autre de Raffaelli.

Le reste des cloisons disparaissait sous la tapisserie des livres. Deux fauteuils cannes de belle patine et de nobles arrondis, un guéridon de vieux chêne et trois petits tapis persans aux teintes chaudement fanées complétaient la grave harmonie de cet intérieur d’un homme de goût.

Revenu de sa meditation, il me demanda :

— Vous aimez les beaux meubles ? Ces fauteuils en bois authentique, façonnés selon les rêgles de la probe ébénisterie, me viennent d’un petit brocanteur, en haut de la rue de Vaugirard.

"C’est un ancien sonneur de cloches. Sa femme devenue aveugle par le vent et le froid de la tour, il a dû renoncer à son ancien métier (c’est Carhaix, pensais-je, de Saint-Sulpice de Là-Bas.) Ce sont des gens très simples, mais d’un gout parfait et très avertis des belles antiquités religieuses. Elle surtout. Il faut la voir tourner et palper les objets entre ses doigts. Elle en devine, sans se tromper jamais, l’époque et la provenance. C’est elle qui désigne à son mari ce qui convient aux clients : « C’est Ià-bas, à droite !...Tu ne vois pas ? », ou : « Regarde donc plus haut à gauche ! » Et quand il grimpe sur l’échelle, elle le suit anxieusement de son regard aveugle, en répétant d’une voix inquiète : « Prends garde, mon petit, de ne pas tomber ! »

Degas, homme-serpent

Un jour de bonne humeur, il me raconte une anecdote sur Degas, son grand ami et son peintre de dilection :

— Degas se débattait dans son atelier, excepté sa table à modèle, une glace et une toile. Ne pouvant se payer un modèle pour dessiner les contorsions des cuisses nues d’une femme-serpent que je l’avais emmené voir la veille à Bobino, il se met sur sa planche, fourre sa tête entre ses cuisses croisées et se croque dans la glace. On frappe. II ne répond pas. On frappe encore, et la porte n’étant pas fermée, un marchand de tableaux américain entre. Degas essaie de se libérer. Impossible de retirer sa tête d’entre ses cuisses. « Mais aidez-moi donc, nom d’un chien ! » crie-t-il de sa voix de ventriloque à l’Américain qui prend la fuite. « Et c’est ainsi que j’ai raté ma seule occasion de faire fortune, » me dit Degas, le soir.

Une autre fois, Huysmans me parIe de Verlaine, du « pauvre Lélian — toujours titubant entre ses ribotes et ses repentirs. »

— Depuis un certain temps, nous l’avions perdu de vue. Il aimait ces plongeons dans le vice ou l’inconscience, et nous les respections. Cependant, j’apprends qu’il gît dans un hôtel infâme, n’en pouvant sortir parce qu’il a littéralement bu jusqu’à sa chemise. Je me décide d’y aller avec Geffroy et Céard. Il surgit d’un affreux grabat. Geffroy le morigene, Céard lui prend les mesures : « On va t’équiper à la Belle Jardinière. » Il rugit : « A la Belle Jardinière ! Des frusques de prince, alors !...Non, écoutez ! Je veux un falzar en velours à côtes violet avec des poches assez larges pour y mettre des litrons. — Mais non ! dit Céard, tu n’es pas charpentier ! — Et le père de notre Seigneur n’était-il pas charpentier ? Je veux un falzar en velours à côtes violet, répète Verlaine buté, ou bien j’aime mieux rester couché toute ma vie. » Et il s’enfonce dans son grabat.

Nous allons lui acheter un complet d’ouvrier. Il jubile, nous embrasse avec effusion, court à l’église se confesser et, le soir, il fête dans d’effroyables noces crapuleuses son falzar de velours a côtes violet.

Quelle tendresse quand Huysmans parlait de Verlaine ! Sa voix toujours un peu rauque prenait des inflexions câlines pour lui.

Reprenant sa promenade de chat autour de sa bibliothèque:

— Tout de même, ces gens d’Eglise sont extraordinaires ! Voilà un vrai poète catholique, un grand poète mystique, le plus grand poéte mystique depuis lie Moyen Age, une âme vraiment prédestinée qui a trouvé, pour exprimer son repentir, les plaintes les plus mouillées et les plus fervents sanglots, et ils n’en veulent pas, sous prétexte qu’il a partagé son existence entre les prisons, les fioles et les filles. Aurait-il eu ces suppliques d’éperdue humilité chez les aristos ? La Magdaléenne se serait-elle écroulée aux pieds du Sauveur, si elle n’avait pas tant péché ? Mais, naturellement, le clergé a préféré à cette rosée de sang la fadasse eau bénite d’insipides rimailleurs...Heureusement, Elle était là. Elle a compris son âme d’enfant transi et délaissé. Elle l’a pris contre Son sein. Elle l’a re&ccdil;u en Sa Miséricorde. Et maintenant, il peut La chanter, Elle et Son Fils, sans crainte de retomber à ses ribotes.

Et Huysmans, parvenu au bout de sa bibliothèque, adresse un sourire attendri à la petite vierge en porcelaine qui semblait planer dans le vide.


Myriam HARRY