Le Muséee des Deux Mondes, 15 mai 1875.

Croquis et Eaux-fortes.

’Un petit coin.’

Trois boutiques ressortaient, l’une avec sa teinte de sang de boeuf séché, l’autre avec sa devanture noire, la troisième avec ses tons de vieux chocolat, sur les couleurs plus fanées et plus sales encore des maisons qui les entouraient.

La première de ces boutiques appartenait à un marchand de vins épicier, et derrière ses vitres s’étendait un bataillon de bouteilles, couchées dans la poussière, celles-ci tournant le dos aux passants, celles-là collant contre les carreaux leurs bouches de cire pâle, grandes consolatrices, pacifiantes princesses, aux flancs poudreux, aux lèvres vertes, au sang vermeil, terribles enjôleuses, dont les longues caresses jettent dans de profondes léthargies nos détresses et nos rancoeurs. Au-dessus, s’élevaient des gradins percés de trous dans lesquels étaient emmanchées des fioles d’eau de mélisse, longues, blanches, frêles, portant coquettement, sur leur bonnet de parchemin blanc, une cocarde de cire rouge; et de chaque côté des gradins, s’épanouissaient en gerbes jaunes, les tubes granitiques de macaronis anciens.

La boutique, sise en face de ce débit, étalait vaillamment sur sa façade noire cette inscription prodigieuse:

Aux deux Extrémités!

Têtes et pieds! Souliers et chapeaux!

On vendait, en effet, dans cette échoppe, tout ce qui sert à chausser, tout ce qui sert à couvrir! C’était, sur le trottoir qui la bordait, un entassement de galoches énormes, une haie, un hérissement de sabots géants, un ramassis, un empilement, une meule de chaussons de lisière, un gigantesque amoncellement d’espadrilles, de semelles en cordes, cousues de toiles enrubanées de ganses, pomponnées de choux versicolores, ramagées de dessins en cordons bleus, rouges, verts; et dans la montre, au-dessus de bottes titanesques, de bottes hérissées de clous, et de souliers d’enfants au vernis bleu craquelé, s’ébaudissaient, s’arrondissaient, se carraient, grimaçaient, ricanaient une tourbe de chapeaux étranges: tromblons, toitures, pétases, casquettes, melons, bonnets, toques, bérets, bolivars informes et difformes, noirs, roux, gris, bruns, poilus, glabres, droits, gondoles, carrés, bombés, aplatis, luisants, ternes, bossus, mangés de poussière, miteux, pitoyables et drôles; chapeaux haute forme, aux tubulures dressées sur des retroussis galonnés, feutres mous, coiffes de palefrenier, casquettes de soie qui semblaient soufflées en dessous, comme des outres, tant elles renflaient, pansues et hautes. A voir ces couvre-chefs étonnants, on devinait la tête qu’ils devaient couvrir: on voyait, sous ce chapeau haute forme, une tête de petit bourgeois endimanché, tirant, en avant, en arrière, à gauche, à droite, sa femme haletante et poussive, sa nichée de galopins morveux; sous la toque écossaise, la face largement épanouie du laquais insolent; sous la casquette de soie, la mine, effilée et narquoise, les cheveux relevés sur les tempes en croissants, du rôdeur de barrière.

Mais ces deux boutiques étaient complètement effacées par la splendeur de la troisième.

Celle-là arborait fièrement sur sa robe brune armoriée de grandes lettres jaunes, le nom de son propriétaire: Lacaille, rôtisseur. A gauche et à droite des devantures, protégées contre le va-et-vient des foules, par des baguettes de fer, se contournaient, au centre d’un dédale de paraphes et d’arabesques, ces mots alléchants: Poissons et primeurs.

A vrai dire, jamais je ne vis exposé à ces montres ce qu’on appelle, à proprement parler, des primeurs. De temps en temps, l’hiver, des oranges arrondissaient leurs boules d’or dans des corsages de papier de soie, des pommes ridées et flétries, creusées, par endroits, de trous sombres, flottées par d’autres de laque verte et de carmin, reposaient sur des lits de mousse jaune; de temps en temps, l’été, des pêches, au teint pâle, fardées de sanguine, s’étageaient en pyramide sur des couches de feuilles de vigne, mais jamais, au commencement des saisons, ces fruits rares: abricots aux cottes d’or, raisins aux bleuissements pourprés, mirabelles aux chairs blondes, prunes de Monsieur au bleu d’indigo, groseilles à maquereau vert prasin ou violet noir, poires truitées de cadmium et d’ocre, figues couperosées de gros vert et d’incarnat, grenades aux tignasses d’étoupe, aux entrailles saignantes, n’y chantèrent cet hosanna gourmand qui ravit les pauvres diables et agace les gens riches avec cette obsession tenace des airs que l’on entend toute une journée, des mets que l’on sert à tous les repas.

Le poisson était aussi assez rare et d’espèce commune: limandes grises, tachetées de rouille, merlans aux reflets de nacre, maquereaux aux zébrures d’ébène, aux cuirasses d’acier bleui; mais cette boutique devenait véritablement incomparable, véritablement féerique quand la grande cheminée du fond flamboyait, couvrant de ses langues rouges et jaunes un rosaire de canards et d’oies, de poulets et de dindons qui tournaient devant le brasier, crépitant, grésillant, roussissant, se brodant de larges gouttes de jus blond ou fauve, et, alors qu’on les débrochait, étincelant sur l’émail du plat avec des teintes d’ambre et d’orpin, avec les tons chauds et enfumés des vieux cuirs du Levant.

Et le feu jetait son joyeux incendie dans toute la pièce. C’était une fête de lumières, une floraison, un épanouissement de flammes. Les casseroles rougeoyaient comme des gueules de forges, le vernis des assiettes s’irisait de lueurs d’opales, les chaudrons, les coquemars éclataient comme des boules de feu, et les volailles, couchées sur le dos, la tête pendante, avec des espèces d’éponges violacées près du bec, les pattes bottées de noir et relevées, les chairs blanches et grasses, gisaient inertes et le haut du croupion piqué de trois plumes, en forme d’éventail, se rosait aux lueurs du feu qui flambait derrière.

Au loin, on eût dit de cette boutique, avec ses lourdes pendeloques de volailles, ses lapins écorchés, pendus par les pattes, la tête en bas, qui semblaient des Y mal tracés dont la queue, au lieu de s’effiler en pointe, s’empâterait dans une épaisse tache d’encre, avec ses tisons écroulés qui flamboyaient et ses rôtis qui passaient tour à tour devant la fournaise, d’un soleil couchant dont la pourpre sanglante se marbrerait de larges plaques de noir.

Puis vint s’asseoir, dans la boutique, tournant le dos au feu, une petite servante, aux grands yeux d’azur pâle, aux joues maigres et blanches, qui se mit à plumer un énorme dindon. Le brasier jetait sur son cou des touches de fard sanglant qui, partant de la nuque, gagnaient peu à peu les joues. Les plumes volaient blanches tout autour d’elle. Elle ressemblait ainsi à une madone dont les cheveux embrasés se détacheraient sur un fond d’argent.

J.-K. HUYSMANS.



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