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Le Mois littéraire et pittoresque

Septembre 1906


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A LOURDES

La procession du Saint Sacrement le 8 septembre, 1904


Il va y avoir, aujourd’hui, plus de huit cents malades à bénir au moment de la procession. Je suivrai le cortège derrière le Saint Sacrement ; d’habitude je me place dans la tribune de l’orgue du Rosaire. Il y a là deux losanges de jour ouverts dans les vitraux et d’où l’on embrasse toute l’étendue de l’esplanade. On domine la scène et si un infirme, en un élan subit, se lève, l’on assiste à la course des brancardiers arrivant, de toutes parts, pour l’entourer et le protéger contre la démence d’une foule qui lui arracherait ses vêtements pour en faire des reliques. Aujourd’hui je veux voir, non plus l’ensemble, mais les détails de la procession et je me rends vers 3 h. 1/2 au bureau de l’Hospitalité où le président de cette Société m’attend ; ce bureau est situé à côté de celui du Dr Boissarie sous les arches de la rampe qui conduit à la basilique : c’est là, dans cette pièce ressemblant, elle aussi, à la cabine d’un bateau, que se trouve le moteur qui met en marche l’énorme machine de Lourdes. M. Christophe y tient le gouvernail et dirige le vaisseau à travers les récifs des foules. Il assure la mise en train des brancardiers, le service de l’hôpital et des abris, l’arrivée et le départ des malades par les trains ; ce n’est pas, on peut le penser, par ce temps de pèlerinages internationaux, une sinécure. Je me suis souvent demandé comment, dans le tumulte de son bureau, envahi par les directeurs de pèlerinages, des hospitaliers, des curés, il ne perd pas la tramontane et répond, souriant et avec patience, à tous ces gens ; quand j’arrive, il achève de distribuer ses ordres, passe sa bretelle de civière, et nous voilà dehors.

mois 1

Nous nous heurtons à la tête du cortège qui se forme et à une multitude serrée de curieux qui encombrent les allées du Gave. On nous livre passage et nous atteignons la grotte d’où doit partir la procession.

Le Saint Sacrement, que l’on est allé chercher dans le Rosaire, est posé sur l’autel portatif et il rutile dans cette fournaise des cires. Les évêques sont déjà là, ceux d’Avignon, d’Angoulême, d’Aire, et des dignitaires, des chanoines affublés de pèlerines et de jupes mi-partie violette, mi-partie violette, des Capucins en bure brune, des prêtres, les uns en surplis, les autres en chasubles d’or, attendent derrière ces Grandeurs auxquelles vient se joindre l’évêque Bénédictin de Metz dont la robe d’un violet qui tourne au rose me rappelle le costume en taffetas tout à fait rose, celui-là, dont était vêtu, comme une frêle cydalise, un prélat portugais, l’évêque de Macao, que je vis, l’an dernier, à Lourdes.

mois 2

Des milliers d’ecclésiastiques, des milliers de fidèles, un cierge au poing, s’étendent de la grotte à l’esplanade, tout le long du Gave, sur deux rangs, précédés de la croix, des enfants de choeur, des suisses de la basilique, chamarrés d’argent sur fond bleu.

Au centre de la procession qu’ils semblent trancher en deux, devant des bannières qui flottent, deux autres suisses, deux longs escogriffes amenés par je ne sais plus quel diocèse sont habillés de vermillon et d’or et coiffés de bicornes gigantesques, surmontés d’un énorme panache de catafalque, blanc.

L’on attend le signal du départ ; des prêtres agenouillés prient devant le Saint Sacrement ; j’allume le cierge qu’on m’apporte et la procession s’ébranle. Je suis les évêques et, derrière moi, la troupe des brancardiers ferme la marche.

On chante un ambigu de latin et de français, un potpourri composé du Magnificat, alternant, verset par verset, avec cette strophe :


Vierge, notre espérance,

Étends vers nous ton bras,

Sauve, sauve la France,

Ne l’abandonne pas ! (Bis.)


Nous avançons lentement, comme dans un couloir profond de foule et quand, après avoir longé la rivière, nous débouchons sur l’esplanade, c’est un mur de multitude, une mer de têtes qui moutonnent aussi loin que nous pouvons les voir ; la rampe, les escaliers, la terrasse au-dessus du Rosaire, les allées, le parvis de la basilique pullulent de monde. Le blanc des bonnets fourmille et des coups de feu sont tirés, çà et là, par des ombrelles rouges ; la montagne du chemin de croix est couverte et ses lacets débordent ; rien ne monte ni ne descend, tout grouille sur place ; jamais il n’y eut une telle affluence de pèlerins et de curieux. Des appareils photographiques sont hissés, au sommet d’échelles, en bas de la rampe.

mois 3

L’immense cirque de l’esplanade, dans le vide duquel nous allons pénétrer, est limité, formé par la haie des voiturettes des alités, posées au premier rang ; derrière elles, sur des bancs, s’entassent les infirmes qui peuvent encore s’asseoir et les infirmières chargées de les garder ; et, plus loin, à perte de vue, en une masse compacte, le public s’amoncelle.

La procession qui nous précédait nous a quittés, pour la bénédiction des malades ; après avoir traversé toute l’esplanade, elle a rejoint le Rosaire, et là sur le parvis, en colonnes serrées, elle se range. Contre les portes closes, au-dessous du bas-relief de Maniglier, se dressent les bannières de velours nacarat et de soie blanche, brodées d’or. D’un bout à l’autre de la façade, une grande ligne s’étend, blanche en haut et noire en bas, la ligne tracée par les prêtres dont les surplis coupent la soutane aux genoux.

mois 4

Dans le buisson en feu des cierges dont chacun hausse une ramille, tous ces ecclésiastiques s’amassent, avec, devant eux, sur le bord des marches, la troupe des enfants de choeur, revêtus de la livrée bleue de la Vierge et les suisses, aux uniformes d’azur et d’argent, de vermillon et d’or.

Et, dans le fond de ce tableau, resté, pendant quel ques minutes, immobile, j’aperçois des mouvements qui s’opèrent ; d’abord c’est le coup brun, le ton de motte à brûler de robes de Capucins que l’on pousse en avant, et c’est ensuite la soudaine explosion des tuniques violettes et pourprées des chanoines, sortis du remous blanc et noir des prêtres et placés au premier rang.

L’évêque d’Avignon tient l’ostensoir, sous une ombrelle, entouré de sacerdotes en chasubles et de céroféraires qui portent des lanternes, aux vitres cramoisies, allumées.

Nous commençons à longer après lui, lentement, la haie des malades, et déjà le coeur s’étreint. Ah ! les visages qui divaguent de détresse et d’espoir, les visages désordonnés de ce moment-là ! il y en a qui pleurent, sans bruit, la tête basse, d’autres, au contraire, qui lèvent des yeux inondés de larmes ; et des voix suffoquent, des voix à bout de souffle, des voix déjà mortes essayent de répéter le cri vivant des invocations que lance, de toute la force de ses poumons, un prêtre qui stationne, seul, sur l’esplanade :

— Seigneur, celui que vous aimez est malade !

— Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !

Et des bras se tendent vers l’ostensoir, des lèvres tremblent et balbutient, des mains se joignent qui retombent, désolées, après.

Le Saint Sacrement passe.

Une femme, la tête dans ses doigts qui ruissellent, a le corps soulevé par des sursauts.

Et rien ne bouge, les alités restent étendus.

Voilà que je reconnais dans les rangs mes pauvres amis inconnus de l’hôpital ; dans le groupe des malades hollandais qui ouvrent des yeux bleus, tout noyés, dans des faces de panaris mûrs, dans des faces trop blanches, le petit gnome est enfoui sous des couvertures sur sa minuscule civière ; ses traits sont rigides, ses bras et ses jambes en fuseaux sont roides. Il dort ou est évanoui ; et voici le môme de Belley qui a la jambe emprisonnée dans sa gouttière de bois. La Soeur bleue qui l’accompagne est prosternée sous son hennin et égrène son rosaire ; lui, regarde d’un air curieux, sans s’émouvoir.

Et le Saint Sacrement passe.

On chante trois fois la strophe Monstra te esse Matrem que la foule répète en un immense écho qui se prolonge et résonne, repris là-haut par les pèlerins installés sur la montagne du chemin de croix.

Et toujours rien ne bouge.

Ce champ de la maladie que nous venons de suivre, cette récolte couchée sous l’averse des maux, me semblent, hélas ! bien perdus. Nous sommes arrivés à la moitié de notre course, aux marches du Rosaire, et aucun impotent n’a été, dans un souffle divin, projeté debout.

mois 5

Là, gisent sur des brancards les grands malades ; un homme, dont le visage couleur de feuille sèche, ouvre les yeux ; deux tisons, subitement allumés, flambent dans des paupières de cendre. Il fixe avidement la monstrance, puis tout s’éteint : son visage, éclairé une seconde, redevient un visage d’ombre ; la femme au mal de Pott, qui baigne dans son pus, n’ouvre même pas les yeux ; elle paraît déjà être hors de la terre ; d’autres également sont plongées dans le coma et la bouche d’une fillette que l’on essuie, écume ; plus loin, dans le rang serré des matelas, je retrouve la petite Soeur blanche, la Soeur Justinien qui paraît morte, exposée dans son panier comme dans son cercueil.

Ah ! j’ai le coeur angoissé, en la voyant. Je ne sais... je crois que celle-là va se dresser, que le ciel va enfin répondre à nos suppliques...

Le Saint-Sacrement l’enveloppe dans la croix de son éclair d’or. Elle demeure inerte et livide...

mois 2

Le prêtre accélère les invocations ; la foule les répète en un long grondement :

— Seigneur, faites que je voie !

— Seigneur, faites que j’entende !

— Seigneur, faites que je marche !

Et l’on entonne l’Adoremus in aeternum, et toujours rien ne se produit ; nous avons longé le devant du Rosaire ; nous redescendons maintenant, à gauche, l’avenue que nous avons montée à droite.

D’une voix rauque qui s’exaspère, l’implorateur clame :

— A genoux, tout le monde les bras en croix !

Et la multitude immense obéit ; les prières dévalent, se précipitent et aucun malade ne se lève !

Des maux hideux défilent devant nous. Je croyais avoir tout vu à l’hôpital, hélas ! il y a là des lots d’hydrocéphales et de choréiques, un homme perturbé par la paralysie agitante, dont la tête va et vient, secouée comme un battant de cloche et dont les doigts crispés font sans cesse le geste de déboutonner son gilet ; il y a surtout des êtres effrayants, sortis de je ne sais où, un vieillard qui a un mufle de veau, cachou, tout en croûtes, une femme dont le nez est devenu une trompe de tapir et dont l’oeil, entraîné par cette poussée en avant, projette un globe blanc, au bout d’un pédoncule ; il y a là, cachées derrière des voiturettes, des figures en viande écorchée et des figures en viande mortifiée, vertes ; c’est un déballage de l’hôpital Saint-Louis, un musée d’horreurs.

mois 7

L’invocateur continue, sans se lasser :

— Seigneur, dites seulement une parole et je serai guéri !

On chante le Parce Domine, trois fois, et, dans un cri désespéré, le prêtre, les bras au ciel, vocifère :

— Seigneur ! sauvez-nous, nous périssons !

Et le cri, répété par des milliers de voix, roule dans la vallée !

Le Saint Sacrement passe toujours et rien ne se montre.

On finit par être pris de tentation ; les reproches sont prêts à vous jaillir des lèvres. Que fait-Elle, alors qu’il lui serait si facile de guérir tous ces gens ? Il y a, malgré tout ce qui peut la choquer, ici, tant de foi, tant de prières, tant de charité, tant d’efforts, qu’attend-Elle ?

Cette clairière où l’exorateur rugit ses appels n’est cependant pas vide. Le Christ, Marie et les anges sont là, qui regardent, invisibles et écoutent, silencieux. Jésus l’a formellement promis : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » Et nous sommes des milliers réunis pour le prier ! Pourquoi ne répond-il pas ? Et j’ai l’immédiate vision d’un vieux tableau du Jugement dernier à Bruges, d’un Primitif des Flandres, Jan Provost, où le Christ, entouré d’une cour d’anges, s’affirme, terrible, une épée à la main et montre de l’autre la plaie de son coeur à la Vierge qui le supplie à genoux d’épargner les pécheurs ; et elle réplique, au geste de courroux, en découvrant la poitrine qui l’allaita, en opposant à son coeur percé par les hommes, son sein.

mois 8

N’est-ce pas ce qu’elle doit faire à ce moment-ci ?

Et pourtant aucun grabataire n’est allégé. Ici, une femme tend, éperdue, un enfant dont les yeux chavirent dans une face qui se décompose et retombe sur ses genoux, en sanglotant ; là, un pauvre homme, aveugle, se tient agenouillé, le chapeau à la main. Il semble demander à Dieu l’aumône et, comme aux autres, Dieu qui passe ne lui donne rien !

C’est vraiment affreux !

L’implorateur s’énerve, hurle :

— Vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant !

Et il épuise ce qui lui reste de forces, en jetant le grand cri après lequel souvent les miracles éclatent :

— Hosannah ! au Fils de David !

La foule, les bras en croix, lance furieusement au ciel cette clameur de triomphe ; elle sent qu’elle joue son va-tout.

Et le Saint Sacrement continue sa marche, indifférent, insensible.

Je suis découragé, je n’ai plus envie de prier ; cependant je sollicite la guérison du malheureux à la peau boursouflé, au cuir chagriné, couleur lie de vin ; il est là, si triste, grappillant ses patenôtres, dissimulant derrière la capote d’une voiturette sa lamentable figure.

La procession est revenue à son point de départ ; tous les malades ont été bénis ; nous faisons volte-face et, traversant alors la clairière, dans son milieu, nous nous dirigeons, en droite ligne, sur le Rosaire.

L’on recommence l’Adoremus in aeternum, l’on reprend le Monstra te esse Matrem et l’Évêque d’Avignon atteint le parvis de l’église ; il entre sous le dais d’or qui l’attend et présente l’ostensoir, dont le métal étincelle, aux assistants. L’on chante le Tantum ergo et, dans le grand silence de toute l’esplanade prosternée, il élève la monstrance et trace au-dessus des milliers de têtes une croix lumineuse d’or.

C’est fini ; l’on va quérir les voitures, les civières, ramasser ce bagage de débris humains et le reporter à l’hôpital.

Ah ! tout de même, je ne puis m’empêcher de songer à ces malheureux arrivés de si loin, qui ont subi tant de fatigue de chemin de fer et qui ne sont pas guéris ! ils vont rentrer dans les funèbres salles, rejoindre leurs lits, exténués par ces transbordements sur des brancards ou dans des attelages. Et cependant, je me dis tout bas que ce que nous demandons, ici, à la Vierge, est fou ! Lourdes a pris, en quelque sorte, le contre-pied de la Mystique, car enfin l’on devrait, devant la grotte, réclamer non la guérison de ses maux, mais leur accroissement ; l’on devrait s’y offrir en expiation des péchés du monde, en holocauste !

Lourdes serait donc, si l’on se plaçait à ce point de vue, le centre de la lâcheté humaine venue pour notifier à la Vierge le refus d’admettre l’adimpleo quae desunt passionum Christi de saint Paul ; et l’on pourrait s’étonner alors que la Madone opérât des cures !

mois 9

Mais d’abord, en dehors même de la vocation spéciale qui n’est pas donnée à tous d’être des victimes réparatrices, beaucoup, une fois à Lourdes, s’omettent et sollicitent la grâce que des gens plus malades qu’eux guérissent à leur place ; beaucoup, nous le savons, proposent de garder leurs souffrances en échange de conversions. Il y a dans le camp de ces grabataires, épurés par la douleur, des abîmes de charité qu’on ignore ; et combien désirent la santé moins pour eux que pour les autres, des mères pour pouvoir élever leurs enfants, des jeunes filles pour entrer dans un cloître et servir Dieu, des religieuses pour retourner à leur poste, auprès des infirmes !

Combien aussi dont le rôle propitiatoire est terminé et que la Mère délivre ! d’autres, qui ne sont pas guéries une année, le sont l’année suivante, quand leur temps d’expiation est accompli ; — d’autres qui n’ont rien obtenu, à Lourdes même, sont exonérées en rentrant à Paris, comme Mlle Glaser, à Notre-Dame des Victoires, ou chez elles, comme Marie-Louise Louchet d’Yvetot, qui, en 1904, s’en retourne de Lourdes ainsi qu’elle y était arrivée, avec une plaie suppurante occasionnée par une opération de l’appendicite et se réveille un matin, dans sa chambre, complètement guérie ; comme Louise Lécuyer qui, atteinte de coxalgie à la hanche droite, recouvre la santé en septembre 1902, après qu’elle a réintégré l’hôpital de Pont-de-Veyle ; comme tant d’autres enfin qui sont libérés de leurs maux, après qu’ils ont rejoint leur chez eux.

Il n’y a donc jamais lieu de désespérer, puisque bien souvent le miracle se produit quand on ne l’attendait plus.

Dans tous les cas, ce n’est pas en vain que l’on consent aux tortures du trajet de Lourdes. L’on pourrait croire que ces gens qui partent dans le même état qu’ils sont venus sont anéantis par le désespoir. Il en est très rarement ainsi, car à défaut d’un allègement corporel, la Vierge accorde presque toujours la patience et la résignation à supporter ses maux. Le déplacement est, d’une façon ou d’une autre, payé.

Nous voulons raisonner et notre pauvre entendement est si borné ! nous ne voulons voir à Lourdes que du palpable et du visible ! A cette heure où j’étais tenté de reprocher à Notre-Dame de ne pas guérir tant de malheureux, elle s’occupait certainement de chacun d’eux, agissant au mieux de ses intérêts, sachant que si un tel revenait valide, il perdrait par des sottises le bénéfice assuré de ses souffrances — et, dans bien des cas, elle sauve l’âme au détriment du corps, qui, s’il recouvrait la santé, devrait bien encore, d’ailleurs, retomber malade, ne fût-ce qu’une fois encore, pour mourir.

Enfin, sur ces champs catalauniques de la terre et du ciel, sur ce champ de bataille où il n’y a pas de cadavres mais seulement des blessés, dans cette lutte que nous engageons, à coups de prières, contre un Dieu qui résiste et qui, pour des motifs que nous n’avons pas à connaître, refuse de se rendre, que deviendrait le mérite de la Foi, si nous ne comptions que des succès !


J.-K. HUYSMANS