La Cravache parisienne 24 décembre 1876.

’La marchande de petit noir.’

A Ludovic d’Arthies

J’admire cette femme chassieuse, détraquée, alors qu’enfouie dans la guérite de ses vieilles loques, elle recueille cette perle fauve qui miroite et tremblote à la cime de son pif, écrase sur son linge la boue grenelée du tabac et attise les braises du fourneau sur lequel mijote le petit noir, le cafetiau des pauvres.

Cette bibasse grosse, grande, forte en mie, gît affaissée au tournant d’un pont, près d’une pissotière, verdâtre, trouée au bas d’une bouche, bouillonnée par la fleur du chlore, comme par le blanc muguet, les lèvres de certains malades. Parfois, cette femme dresse devant elle un petit tréteau de bois et empile les uns à côté des autres des carrés de pain d’épices, blondasses et mous, des piles de noisettes creuses, des sucres d’orge, des croquets, des nèfles semblables aux anus noirâtres des chiens, des poires boueuses, des gâteaux ronds, aux chairs épaisses, pareilles à des éponges jaunes, ajoutez à cet attirail un parasol, rouge et fané, des tasses opaques, des cuillers en fer blanc, un gueux qui charbonne sous les pieds de la vieille, une fausse platebande de cheveux qui s’effilent sur le front rayonné de crevasses, tel est l’éventaire, telle est la femme qui, dès l’aube, verse le café aux maçons et donne du feu aux noctambules qui regagnent leur lit, le cigare au bec.

A cette heure, le quai est désert; çà et là seulement quelques hommes qui se lèvent, le ventre vide, ou rentrent se coucher, le ventre plein.

Puis ce sont, ici les tombereaux nocturnes qui passent lourdement avec leur escorte de sapeurs aux tabliers de cuir, et là un écrase-pierre qui ronchonne, sur l’autre rive, aplatissant la caillasse mouillée du macadam. Au loin, deux ouvriers cheminent en riant, un monsieur trébuche, navré par les pitoyables élans de la drôlesse qu’il vient de quitter, un caniche flaire la pierre du parapet, se tourne, lève le gigot, lance quelques gouttes et, remuant la queue, s’en va, au hasard du trottoir, cherchant une flaque à laper ou un os à mordre.

Sept heures sonnent, la chaussée commence à s’emplir de monde, la brume s’est déchirée, le ciel n’a plus ses teintes de paille et de rose, mais il arbore le bleu tendre des turquoises, les haquets sautent, les fardiers gémissent et tressaillent, les fiacres courent, clopin-clopant, les femmes en bonnet s’arrêtent et devisent, la pissotière chante doucement, le café de la vieille est épuisé, elle pare sa marchandise pour l’après-midi, met des toques de papier blanc à l’un des bouts de ses sucres d’orge, époussette ses hideuses mangeailles et rit au nez d’un pochard qui bouffonne et la veut baiser.

La ville est debout. Les enfants vont sortir; au mitan du jour, ils s’enfonceront dans la gorge les affreux suçons à l’absinthe et leur coeur se brouillera, et, le soir, au dîner, ils se refuseront à manger l’insipide panade!

O vieille hommasse, vendeuse de petit noir, joie des matins qui s’éveillent! ta tâche est accomplie; tu as réchauffé les matineux pauvres et tu as rompu la monotonie des ménages par les hurlements des mioches que l’on gifle pour n’avoir pas voulu, grâce à tes friandises, avaler l’assiette de soupe chaude.
J.-K. Huysmans



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