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Les Chefs-d’oeuvre d’art au Luxembourg,

Paris: Librairie Ludovic Baschet, 1881.


’A travers le jardin du Luxembourg.’

par J.-K. HUYSMANS



Ce qui rend les jardins de Paris si ravissants et si enviés, c’est l’admirable accordance qui existe entre eux et la population des quartiers qu’ils avoisinent. Ainsi, pour prendre un exemple, l’on pourrait, en citant les miniatures industrielles des fausses grottes, les réductions d’étangs et les diminutifs de ponts champêtres du parc Monceau, ce boudoir planté d’arbricules et de rocs en pâte tendre, cette sorte de Petit Trianon du présent siècle, démontrer combien ces préciosités, ces maniérismes, ce factice de nature, sont le cadre nécessaire et charmant, propre à envelopper l’élégance de parvenu de ce quartier riche, le tralala voyant des toilettes, les fraîcheurs des teints travaillés aux veloutines des Parisiennes, le clair tapage des robes des bébés, gênés par leur pimpant attirail de rubans et de plumes, engoncés d’écharpes à choux, couleurs d’azur et de rose!

La même observation peut s’appliquer aussi justement au Luxembourg; ici, ni cascades, ni stalactites artificielles, ni pyramides minuscules, et peu de petites dames descendant de leurs voitures, babillant, effarouchées, récitant à une amie leurs patatis et leurs patatas, les cheveux dans les yeux et les dents trop montrées dans les lèvres trop peintes. La population du Luxembourg est plus bourgeoise, plus pauvre; on pourrait presque dire qu’elle est moins écervelée, moins femme du monde, moins hautaine; elle contribue, dans tous les cas, à donner à ce jardin une note très personnelle de bonhomie et de simplesse.

Le Luxembourg est, en somme, une campagne qu’on a dégrossie et affinée, et il est complexe comme les promeneurs qui le remplissent. Prêtres échappés des tristes hôtels de la rue Servandoni et de la rue Férou, jeunesse des écoles, peintres et sculpteurs de la rue d’Assas et de la rue Vavin, bourgeois du quartier Saint-Sulpice, ouvriers de l’arrondissement de l’Observatoire, chacun y trouve des coins qu’il aime et qu’il visite de préférence. Il y en a pour tous les goûts. Ici s’étalent — bien rares heureusement — des élégances de coiffeurs, des touffes de verdures galamment époussetées, des allées prétentieusement distribuées où s’ébat, les jours de musique militaire, la jeunesse gommeuse des écoles; là s’élèvent des bouts de massifs bordés de buis ainsi que des jardinets de curés et des tombes entretenues de cimetières; ici encore se montrent des propretés de petits bourgeois, des plates-bandes anglaises soigneusement tondues; plus loin enfin, s’élancent des fouillis d’arbustes débordant au-dessus des allées, à la bonne franquette, ombrageant les bancs sur lesquels fume et cause, tranquillement, le menu peuple.

Le jardin est charmant toujours, plus charmant peut-être même pendant la saison pluvieuse qu’à cette époque où des bourgeons vernis sortent des baguettes et des noeuds des branches. Placez-vous sur la terrasse, près de l’Odéon, sur la terrasse que longe la rue de Médicis, vous embrassez d’un seul coup d’oeil l’ensemble.

Au-dessous de vous, les allées serpentent, les gazons verdoient, l’eau du bassin luit et frise, reflétant la cabane des cygnes; en face, des talus s’étagent jusqu’aux balustres de pierre bordant la terrasse voisine où de grandes statues se succèdent à la file sur le fond des arbres; à gauche, le palais dresse sa masse d’un gris sombre; à droite, enfin, un tuyau d’usine s’élève, rose, bordé, tout en haut, d’un cercle noir.

La lumière est blanche et douce. L’oeil, en clignant un peu, saisit des finesses de tons exquises; là-bas, en face, les reines de marbre se découpent plus blanches entre les troncs plus noirs des marronniers; l’eau du bassin plus rapproché s’ardoise et semble maintenant, sous le ciel qui se couvre, un trou sombre bordé par une margelle d’un blanc cru; les graviers blonds se décolorent, le vert des gazons s’assombrit et tourne au jaune.

Le jardin est presque désert, mais il va bientôt se repeupler. Viennent les premiers beaux jours, et le Luxembourg sera dans toute sa gloire; le soleil joue alors sur les massifs et chauffe les touffes; les statues se tiennent immobiles devant le vert rideau des feuilllages qui tremblent et paraissent remuer, avec leurs cimes, le bleu du ciel. Des marmailles accroupies jouent au sabot et font claquer des peaux d’anguilles, d’autres moulent des petits pâtés de terre avec des seaux de fer blanc ou sautent à cloche-pied, poussant une pierre dans le carré grossièrement tracé de la marelle; d’autres encore chassent des cerceaux ou des billes. Un prêtre marche lentement, épelant un livre vêtu de noir et marqué d’une foule de petits signets; des bonnes courent et s’amusent pour leur propre compte avec les enfants qui leur sont confiés; des petites filles, les jupes retroussées, le chapeau tombé, retenu derrière la tête par un élastique, sautent à la corde, criant: "Du vinaigre! du vinaigre!" Des mamans les regardent, assises sur une chaise, les pieds posés sur les barreaux d’une autre chaise et, tout en bavardant avec une voisine, brodent des dessins compliqués de fil blanc sur de la toile verte, ou font jouer de grandes aiguilles à tricoter qui passent et repassent, sans relâche, dans des pelotes emmêlées de laine.

Mais l’heure du départ est proche. On rajuste le chapeau de l’enfant, on lui essuie le front, on ramasse sa pelle et ses balles, on époussette sa culotte au genou, on resserre la rosette de ses souliers et, peu à peu, le jardin se vide.

Le crépuscule commence à tomber. L’ombre coule des arbres qui s’étagent en masses sombres. La fuite des grandes allées n’est déjà plus; elles semblent bouchées, comme remplies d’épaisses vapeurs et de brumes compactes. L’ombre gagne encore noyant toute la terrasse, effaçant les blancs contours des marbres; çà et là, au loin, des lampes allumées dans des maisons piquent une rouge étoile dans les ténèbres grandissantes du jardin; le palais s’éclaire à son tour et ses hautes croisées flamboient dans la nuit comme des feux de forges; le cercle se resserre à mesure des cris poussés par les gardiens: "On ferme! On ferme!..."

Et ce n’est pas sans une certaine mélancolie que j’écris maintenant ces dernières lignes sur le Luxembourg ; car moi aussi j’y ai galopiné pendant mon enfance. J’y ai livré mainte bataille aux garçons de mon âge qui, aussi mal surveillés que moi par leurs bonnes, s’acharnaient à sucer un cigare pas allumé et tentaient de briser les fleurs des plates-bandes. J’y ai dépensé en achat de sucre d’orge à l’absinthe et à la menthe, de gaufres quadrillées et givrées de poussière, les sous donnés par ma famille, récompensant quelques bons points que j’avais gagnés, sans le vouloir. J’y ai enfin déchiré mainte culotte, allumé par amusement maint cordon de soulier, reçu en échange bon nombre de calottes.

Quant aux joies de l’étudiant promenant une maîtresse adorée sous les ombrages, j’avoue, en toute franchise, ne pas les avoir connues. Les dames du Quartier latin, au temps où je le fréquentais, préféraient généralement l’intérieur des brasseries et des bals aux promenades sentimentales sous les arbres, et je crois bien, sans crainte d’être démenti par les gens sincères, qu’il en a toujours été et qu’il en sera toujours ainsi, en dépit des lieux communs éternellement débités par les écrivains épris d’idéal et par les poètes.