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L’Echo de Paris, 24 août 1898.


‘A propos de quelques livres.’


Un soir avant complies, je me promenais dans l’allée d’un cloître avec l’un des moines les plus sagaces et les plus remarquables de ce temps; nous causions de la prochaine arrivée de quelques novices et le moine s’amusait à me taquiner, en me demandant: "Eh bien, et vous, quand prenez-vous l’habit?" — "Mais enfin," m’écriai-je, "qu’entendez-vous, mon père, par une vocation?" — "La raison vous atteste, mon très cher, que la vie monastique est la plus agréable à Dieu et qu’elle est aussi celle qui vous offre le plus de chances pour faire votre salut: il n’est point besoin, dès lors, d’en savoir plus; cela suffit; vous devez donc suivre cette voie et, à force de volonté, endurer les fatigues et les sacrifices qu’elle exige. Dieu est là, d’ailleurs, qui vous aidera.

Cette réponse laisse songeur, car elle est d’un ordre surélevé, elle suppose une générosité extraordinaire d’âme, un abandon complet de son soi, de toute sa personne, une foi à toute épreuve, une fermeté de caractère et une persévérance vraiment rare.

En somme, c’est se jeter à l’eau pour l’amour de Dieu et l’obliger de la sorte à vous repêcher!

Cette théorie est évidemment irréfutable quand il s’agit d’âmes trempées comme est celle de ce moine, mais quels déboires elle assurerait à des âmes plus faibles! Car malgré tout c’est placer la charrue avant les boeufs, c’est mettre Notre Seigneur après et non avant; c’est ne pas attendre la touche divine, l’impulsion, l’attrait; c’est précéder l’appel du Christ en un mot.

Ces réflexions me revenaient en lisant, ces jours-ci, un roman catholique écrit — contre toute habitude — par un artiste: A mi-côte, de M. Esquirol.

La question s’y trouve, en effet, traitée; ce volume est l’histoire d’une vocation de prêtre, ratée, une étude psychologique des plus curieuses et qui présente cette particularité d’être narrée avec humour, dans une langue bizarre et charmante, presque gamine. Sans doute ce côté plaisant n’a pas laissé que de froisser certaines personnes qui pensent que de tels sujets ne sauraient être abordés qu’avec un style lacrymal et vaporeux, mais il ne m’apparaît pas que, parce qu’on parle du séminaire d’Issy, il faille se priver de locutions gaies et de remarques drôles.

Donc, le héros du livre, Georges Desmares, se croit appelé au sacerdoce. Il vit à Lyon, fréquente les églises dont il nous donne de pénétrantes descriptions, une entre autres, de l’antique cathédrale de Saint-Jean, cette grotte noire et plaintive où les fleurs en feu des vitres brûlent sans éclairer, mais en épandant autour d’elles comme un parfum de très vieil encens. Il est pieux, mais d’une piété nerveuse et sensible, l’on pourrait presque dire féminine, si la ferveur de l’art véritable ne s’y mêlait pas; il joint l’effusion franciscaine à l’amour bénédictin des liturgies; il raffole du plain-chant et plus encore des oeuvres de César Franck; la peinture et la statuaire des primitifs l’enchantent; bref, il s’attendrit et s’exalte dans un jubilé permanent d’art et le moment vient où il se persuade que ce nervosisme religieux est un signe de vocation, où il s’imagine que ce serait se montrer rebelle à la grâce que de tarder, — et il se decide à se rendre au grand séminaire d’lssy.

Au fond, s’il l’on pénètre bien le caractère de Georges Desmares, l’on s’aperçoit qu’il voudrait surtout être heureux ici-bas, auprès de Dieu ; seulement, il oublie les terribles tribulations que le Seigneur inflige à ceux qui l’approchent et c’est là que l’erreur de son point de départ est manifeste.

S’étant trompé sur la nature de l’impulsion qu’il a subie, il lui resterait à faire cet effort d’amour et de volonté dont m’entretenait le moine, et de tâcher ainsi d’inciter le Sauveur à l’adjuver, de le mettre presque en demeure de la lui conférer, cette vocation qu’il n’a pas.

Mais, pour s’engager dans cette route royale de la souffrance, — ainsi la nomme sainte Angèle — il faudrait une carrure d’âme qui n’est en somme dévolue qu’à des saints; et si Desmares est foncièrement pieux, il n’en est pas moins très faible. Il a été un peu élevé dans du coton, il a toujours vécu libre, menant une existence de rentier à l’aise, il n’a pas été broyé, pour tout dire, par les maux de la vie; et cet internement subit dans un milieu où l’art n’existe guère et où la dévotion est sans doute un tantinet fadasse, ce frottement continuel avec des gens qui ne partagent aucun de ses goûts, cette nécessité d’absorber d’indigestes scolastiques et d’être toujours tenu comme un toutou en laisse, l’accablent. Il voudrait s’en aller, mais par crainte d’un remords, il accepte pourtant de demeurer dans cette geôle qui le torture, pendant des mois; enfin, quand sa conscience est rassurée par une déclaration de son directeur lui affirmant qu’il s’est leurré, qu’il n’a pas la vocation de la prêtrise, il s’enfuit, fou de joie, se jurant bien qu’on ne l’y prendra plus.

Telle est, à peine dégrossie, la maquette du livre. Cette lutte d’une âme qui étouffe, qui se révolte et gémit est poignante, car ce récit a un accent de sincérité et une franchise qu’on n’invente point. Il faut avoir passé par de pareilles tourmentes pour pouvoir les décrire; aussi ce volume vous laissera-t-il une impression d’angoisse et de pitié, si, comme je l’ai dit, M. Esquirol n’était doué d’un sens spécial du comique et n’avait noté avec une bonne humeur d’expressions les côtés vraiment cocasses qui subsistent dans l’enseignement et le train-train des séminaristes.

Alors, il désopile. Sans méchanceté aucune du reste, et tout en rendant justice aux braves gens qui l’entourent, il jongle avec les "lunales", ces réunions du lundi où deux élèves argumentent, en un latin de cuisine, sur des propositions de scolastique. Il se tord devant la cuistrerie sénile de ces jeunes gens, se moque de lui-même alors qu’il avoue ses maladresses et ses gaffes, son peu d’endurance, l’hiver, à se lever de bonne heure et à supporter le froid; mais où sa verve s’essore, c’est surtout lorsqu’il écoute des lectures obligatoires dont l’extravagante puérilité dépasse, en effet, toute mesure. Il manque de tenue, le doux Desmares, lorsqu’il doit s’ingérer les fameux Examens particuliers de M. Tronson; mais aussi comment ne pas trépider devant ces geysers de gaieté? Il s’en échappe, dès qu’on y touche, de tels jets de niaiserie! Et pourtant, il y a mieux, un livre moderne, celui-là, le Manuel de la politesse et des convenances ecclésiastiques, de M. Branchereau, supérieur du grand séminaire d’Orléans; non, jamais de mémoire d’homme, l’on n’a vu quelque chose de plus solennel et de plus sot.

M. Esquirol, en bon pince-sans-rire, nous en sert gravement quelques tranches; j’y ajouterai, pour ma part, un extrait du Guide du jeune prêtre d’un autre sulpicien, l’abbé Réaumé, que ledit Branchereau cite avec admiration dans son livre. Oyez-moi cela. Il s’agit d’apprendre à un prêtre à se moucher.

"Il faut sortir le mouchoir entièrement de sa poche, le développer et le prendre autant que possible par le milieu. Lorsqu’on a fini de se moucher, les coins du mouchoir se rabattent d’un revers de main, puis on le roule proprement et on le rentre dans sa poche. Il devrait être inutile de dire qu’avant de replier le mouchoir, on n’y regarde pas; rien n’est plus dégoûtant."

Et plus loin:

"Je loue beaucoup les personnes qui s’observent sur tous ces points et exécutent ces pénibles fonctions de la nature avec autant d’adresse que de délicate simplicité."

Et cela se lit encore, à l’heure présente, pendant le petit déjeuner du matin, dans tous les séminaires de Saint-Sulpice!

Je ne décèle pas ces ridicules pour dénigrer cette compagnie ou justifier les attaques qu’elle subit. La plupart sont injustes; les prêtres de Saint-Sulpice sont gens et savants et pieux; j’ajouterai que cet institut possède d’excellents professeurs et que cette médiocrité voulue, dont parle Renan, n’est pas; car, en fin de compte, les grands travaux d’exégèse, les commentaires des psaumes, le dictionnaire de la Bible, tout ce qui vaut dans la science ecclésiastique contemporaine lui est dû. Des hommes comme M. Vigouroux suffiraient d’ailleurs à assurer la gloire de Saint-Sulpice; mais il n’en est pas moins vrai qu’en dépit des efforts tentés par le supérieur, M. Captier, pour rajeunir un peu les idées de cette école, il y a, dans ces maisons, une routine, une force d’inertie, une peur de tout, une manie d’éducation enfantine et surannée qu’il serait, à tout prix, nécessaire de rompre. Il faudrait ouvrir des fenêtres, lever les persiennes, aérer ces classes, car ce qu’elles puent le renfermé!

Ce que je dis là, tous les jeunes séminaristes intelligents le pensent et, avec eux, Mgr Baunard, le recteur de l’université catholique de Lille, qui, dans une lettre aux évêques et aux supérieurs de grands séminaires, vient de réclamer une instruction plus scientifique pour le clergé, — et j’ajouterai, si j’osais, moi, surtout plus mystique.

Or, Mgr Baunard n’avait pas plus tôt fait paraître sa lettre que la gent des dévots lui tombait dessus, déclarant que tout était pour le mieux dans le monde des séminaires et qu’il n’y avait nul besoin de réformes; et le même sort était réservé à une femme étonnante, qui écrit une langue moderne singulièrement virile, Mme Marie du Sacré-Coeur. Le parti catholique s’interrompit même de dépecer le P. Hecker, le mystique des Yankees, sur lequel il s’acharne depuis des mois, pour se ruer sur le livre de cette moniale: Les Religieuses enseignantes.

Elle annonce cependant, ce que personne n’ignore, à savoir que les lycées de filles ont un enseignement scientifique et littéraire supérieur à celui des pensions des congréganistes et qu’il serait par conséquent indispensable de créer des écoles normales catholiques pour lutter contre celles de l’État. Ah! bien oui! elle a été reçue, cette empêcheuse de dormir en rond! Mais aussi quelle illusion avait-elle de s’imaginer que les fidèles sont assez humbles pour faire leur mea culpa des sottises qu’ils accumulent depuis des ans! Puis n’était-elle pas folle de les croire capables d’un sacritice? La révérende mère doit être maintenant fixée, car on lui a, en guise d’arguments, jeté de toutes parts — c’est elle-même qui nous l’apprend — cette réponse: "De quoi vous mêlez-vous? Dites votre chapelet."

Ah! ils ne sont pas pour les idées neuves, les croyants! N’importe! il n’en est pas moins bon de secouer leur léthargie et de troubler leur quiétude, et c’est pour cela que les livres du genre de ceux dont je viens de parler sont utiles. A force de les harceler, on finira peut-être bien par les réveiller, ces gens; mais c’est égal, Seigneur, le sommeil des vôtres est dur!


J.-K. HUYSMANS