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L’ARTISTE, 3e année — No 31. 4 août, 1878

CAMILLE LEMONNIER

Au temps des longues soirées, l’hiver, quand les braises s’écroulent et que posée près de la théière l’eau bourdonne et siffle, nous avons souvent causé, entre amis professant les mêmes idées naturalistes, des livres de Camille Lemonnier. Il y avait dans le sort qui leur était échu, une injustice vraiment faite pour nous enrager. Certes, Lemonnier est apprécié et connu mais il n’a pas pénétré assez encore dans cette masse de lecteurs parisiens qu’on nomme le public. Plus qu’Erckmann-Chatrian dont j’apprécie d’ailleurs le talent très-personnel et très-franc, Lemonnier qui est leur supérieur comme artiste, avait droit à être célèbre et lu en France, mais il a eu contre lui, le raffinement et l’ampleur de son art, une tendresse simple, sans grands effets, sans cris, une discrétion de sentiment, une bonhomie, une jovialité toute flamande, une senteur délicieuse de terroir qui déconcertent et déroutent toujours les cerveaux abêtis par les fadaises malsaines ou les absurdes violences des derniers écrivains du romantisme ; ajoutez à cela, l’incurie des éditeurs chargés de vendre ses livres, son éloignement forcé de Paris, vous aurez l’explication de cette injustice que je déplore.

Et puis, et puis... il est convenu, depuis nombre d’années, que la Belgique n’a produit qu’un littérateur et hors de ses oeuvres, point de lecture. J’ai désigné ces monstrueuses cuillerées de panade au sucre qui s’appellent les livres de Henri Conscience. Celui-là a entassé des milliers de volumes, douceâtres et sirupeux, jeannots et bébêtes. Ah ! le Conscience et le Souvestre ! Quand j’étais galopin et que la gibecière au dos, j’allais au collège, j’achetais comme mes camarades des numéros des Bons Romans. Je mangeais en de mauvaises oeuvres l’argent de ma famille. Le produit de ces deux étonnants volatiIes fluait dans les colonnes, sans répit, sans trêve. Ce que j’en ai avalé ! Aussi en ai-je gardé pour le restant de mes jours un goût de vieiIle manne en bouche !

Je crains bien que le public de Paris ne soit pas encore tout à fait arrivé à ce dégoût-là. Il y vient peu à peu pourtant. Le mouvement naturaliste lui a changé ses pantoufles de place, l’a d’abord ahuri, puis il a fini par se laisser violenter et il est hors de doute, pour moi, que d’ici à peu de temps, Camille Lemonnier sera classé à sa vraie place et à une belle, je le jure !

Mais venons-en à ses oeuvres mêmes. Sans avoir la prétention d’entreprendre sur elles une étude approfondie et complète, je voudrais, dans ces quelques lignes et à propos de son dernier volume : en Brabant, sur lequel je n’ai pas à m’étendre d’ailleurs puisque la plupart des pièces qui y sont renfermées, figurent dans ses premiers contes, parler de ceux qui l’ont précédé : les Croquis d’automne, les Contes flamands et wallons, les Histoires de gras et de maigres et le Sedan.

Quand je lus, pour la première fois, les Croquis d’automne, ce fut pour moi, un éblouissement. Ce ruissellement de couleurs somptueuses, ces bondissements, ces allégresses devant la nature m’étonnèrent et me ravirent. On sentait un homme qui avait longtemps vécu à la campagne, qui s’était singulièrement attendri devant la tombée des crépuscules, qui restait réfléchi, béant, devant ces soirées où l’horizon se vêt d’argent mat et de mauve. Il y avait çà et là aussi, cette pointe de tristesse que donnent les approches des neiges et surtout une exultation, une joie adorante devant le fracas de pourpre et d’or des soleils qui se couchent. Un certain coin païen s’y mêlait presque. Dans le grand silence des bois le poète songeait avec des balbuties d’amour, aux dryades et aux nymphes, il avait peine à croire que ces troncs n’enserrassent point sous leurs cuirassses d’écorce, les chairs nues des déesses à jamais mortes ! L’on pourrait dire que les Croquis d’automne marquent, dans l’oeuvre de Lemonnier, la place du volume de vers qu’il n’a pas fait.

Et chose surprenante et qui prouve bien l’excellence de ce livre, c’est que Théophile Gautier s’étant complu à écrire lui aussi, un volume sur un sujet analogue : la Nature chez elle, les deux oeuvres se valent et ne se ressemblent pas. Chacun, avec sa note à part, a donné d’étourdissants effets. Le livre de Gautier plus calme, plus d’aplomb, celui de Lemonnier plus exubérant, plus jeune et j’ajouterai même plus poignant. Le débutant luttait alors, à force égale, avec le grand maître parvenu à la pleine maturité de son talent.

Puis, tout à coup, Lemonnier change de manière. Il ferme ses écrins, éteint ses feux. Le style se serre, la phrase n’a plus cette hâte fébrile, ces cahots, ces soulèvements joyeux qui l’emportent et la font jaillir, elle se dépouille également de sa grandesse fastueuse, de ses traînes éclatantes. L’artiste la tisse à nouveau, la teint de couleurs plus amorties, arrive soudain à une simplicité puissante, à un campé d’un naturel vraiment inouï. Les scènes de la vie nationale sont sur le chantier. L’auteur va nous retracer l’existence des déshérités du Brabant et alors défilent devant nous six nouvelles merveilleuses : la Saint Nicolas du batelier, le Noël du petit joueur de violon, Un mariage dans le Brabant, Bloementje, la Sainte-Catherine et le Thé de la tante Michel. Le coloriste endiablé que nous avons connu, le contemplateur enthousiaste des automnes dorés se change en un observateur minutieux. L’émotion ressentie en face du paysage s’est reportée sur l’être animé, vibre maintenant plus intense et plus humaine. Le naturaliste, l’intimiste a fait craquer le masque du poète et du peintre. Un nouvel écrivain est devant nous, un écrivain sincère, franc, qui, par un miracle d’art, va nous donner ce petit chef-d’oeuvre : Bloementje. Là est la vraie note, la note exquise de Lemonnier. C’est la simple histoire de la petite fille d’un boulanger, qui se meurt pendant la nuit de Noël. Il y a un moment, quand le prêtre, fermant son bréviaire, dit : Seigneur, mon Dieu, prenez pitié de ces pauvres gens ! où l’on étouffe et l’on étrangle. Dans une autre nouvelle, la dernière du livre, le Thé de la tante Michel, le dramatique est encore en dessous, discret et voilé, puis il se dégage, sans phrases et sans cris, monte à fleur de peau, vous fait frissonner et vous donne la chair de poule ; au reste, tout ce volume est vraiment extraordinaire. Les personnages, les Tobias, les Nell, le petit Francisco qui rêve à des paradis de sucre, si étonnamment décrits, les Haussan, les Cappelle, s’agitent, vivent d’une vie intense. Il faut les voir, les braves gens, campés debout et riant de tout coeur, ou bien penchés sur la poêle qui chante, l’oeil émérillonné, épiant la bulle des fritures, la cuisson des schoesels ; il faut le voir, le vieux savetier Claes Nikker, rapetassant les bottes du village, causant avec l’un, avec l’autre, luttant de matoiserie et de ruse avec la famille Snip, discutant avec une opiniâtreté d’avare le mariage de sa nièce, pendant que les amoureux tremblent, des grands benêts qui s’adorent et osent tout juste se prendre la main !

Ce livre est, selon moi, le livre flamand par excellence. Il dégage un arôme curieux du pays belge. La vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier qui a des points de contact avec Dickens, mais qui ne dérive de personne. Le premier, par ordre de talents dans les Flandres, il a commencé à faire avec ses contes, pour la Belgique, ce que Dickens et Thackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytag pour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hollande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour la Russie.

Nous voilà arrivés maintenant aux Histoires de gras et de maigres. Une nouvelle évolution moins tranchée il est vrai, s’est faite encore dans la manière du peintre. Le voilà qui s’amuse à organiser des farces fantastiques, le voilà qui nous conte d’une plume alerte les mésaventures de Tone Knop, brode sur la vieille estampe de Breughel le drôle, de merveilleuses arabesques, termine enfin en nous narrant l’histoire de la Fille au caillou.

Deux parmi ces contes, celui sur lequel s’ouvre le livre et celui qui le ferme sont moins bizarres, et pouvaient figurer dans les scènes wallonnes. — J’avoue, pour ma part, malgré les prodiges de virtuosité exécutés dans ces 300 pages, préférer ses premiers contes flamands, si touchants et simples. Je trouve aussi que, dans la Fille-au-caillou qui berce une bûche en guise de l’enfant qu’elle a perdu, l’auteur a trop sorti le dramatique, ne nous a pas assez laissé le soin de le sortir nous-mêmes, comme dans Bloementje. — L’effet en est diminué, moins grand.

Je passe sous silence, faute de place, divers ouvrages de Lemonnier : Nos Flamands qui contiennent des pages vigoureuses, sabrées à grands coups, rageusement enlevées, mais où le ton emphatique et déclamatoire domine, un Paris-Berlin, pastiche très réussi de l’Hugo apocalyptique ; je cite, pour mémoire, de nombreuses critiques d’art, éparpillées un peu partout, je rappelle cette série de pierres précieuses si finement intaillées qu’il incrusta jadis sous le titre d’Études d’après nature dans le Musée des Deux-Mondes et je m’arrête enfin devant son volume le plus populaire, Sedan.

Comme grandeur, comme puissance de rendu, jamais Lemonnier ne s’est élevé aussi haut. Il y a, dans certaines pages, un souffle épique. Ce livre semble écrit au débotté et jamais le magnifique outil, si souple, si fort, qu’il a entre les doigts n’a été manié d’une main plus délicate et plus ferme. Cette oeuvre qui ne déclame, ni ne gongorise est le plus terrifiant pamphlet qu’on ait jamais écrit contre la guerre ! Si ce fléau odieux et bête, pouvait être marqué au fer rouge, il le serait cette fois et sans que jamais la cicatrice puisse se fermer ! Les pages nerveuses, à coups de fouet, les descriptions largement brossées abondent. Il y a des champs de bataille avec des chevaux qui se dressent dans la nuit et retombent, vraiment effroyables ; une scène de viol, dans l’ombre, hideusement belle, un portrait de Napoléon passant, dans une calèche, d’un effet incroyable. C’est même là une page hors ligne, l’une des plus solides peut-être qu’on ait écrites. Mais quoi ! il faudrait parler de tous les chapitres du Sedan, rappeler les opérations horribles de la chirurgie qui vous secouent et vous suffoquent quand on les lit, et cette fin si résignée, si mélancolisante du livre, alors que revenu chez lui, au coin du feu, l’auteur songe aux lamentables horreurs qu’il a décrites !

Le bagage littéraire de Lemonnier si considérable déjà, s’est encore récemment accru de deux études sur Courbet et sur Stevens. Il publie pour l’instant, je crois, un long roman. Nous attendions, à dire vrai, avec impatience, qu’il abordât cette magnifique forme du grand art moderne. — Là encore, il a une place vraiment belle à prendre : faire pour la Belgique ce que les grands maîtres naturalistes ont fait pour la France, rendre la vie moderne du Brabant, dessiner de pied en cap l’homme et la femme du pays, les faire panteler, vivre dans le milieu qui les entoure. Avec son observation pénétrante des détails, son style agile et superbe, il est le seul, en Belgique, qui soit de taille à entreprendre victorieusement une semblable tâche. Après ces quelques notes écourtées sur le nouvelliste, j’espère avoir prochainement l’occasion de revenir et de m’étendre plus longuement alors sur le romancier.


J.-K. HUYSMANS