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‘Étude sur le Gamiani de Musset.’ [1876]

L’histoire de ce livre est connnue, et, bien que dénié par son frère, le nom de l’auteur n’est pas un mystère.

Charles-Alfred de Musset n’en restera pas moins pour tous les amoureux de la poésie, le poète de la jeunesse...peut-être ? Mais à coup sûr, un poète!

Et, c’est en vain que George Sand (Elle et Lui) lui fait jouer un rôle odieux ; que M. d’Aunay, dans ses Caboulots et Bouis-Bouis lui prête des aventures plus ou moins plaisantes, où les bons mots et les médisances infâmes pullulent sur son compte; que Madame la Comtesse de Chabrillan, dans ses mémoires, paraît enchantée de déjeter sur lui un peu de bave de la fille qu’était Céleste Mogador ; qu’Eugène de Mirecourt...ici, je m’arrête, car il est le dernier écrivain dans les écrits duquel, j’irai rechercher la Vérité !

Tout le monde sait que Musset se trouvant, une nuit à souper en joyeuse compagnie, paria — à l’heure où les bougies font éclater leurs collerettes de cristal — qu’en évitant toute expression crue ou érotique, il écrirait à l’encontre des Anciens, le volume le plus « Cela » que l’on pourrait rêver dans ce genre !

Inutile de dire qu’il gagna son pari.


Je ne crois pas, en effet, que la rage des priapées, la soif de la chair, les incendies utérins des femmes, aient jamais été dépeints par nulle plume plus puissante et plus experte, en l’art de rendre les affolements du cerveau et la détresse des jouissances inachevées!

Oh! cette Gamiani! Grande, forte, les yeux flamboyants et cernés, la hanche vaillante et souple, la crinière éparse et noire, les joues duvetées, les lèvres comme de rouges piments; cette Gamiani, débauchée par une de ses tantes — véritable mégère, mordue et bleuie par toutes les meurtrissures de Sodome et de Lesbos — est, une nuit, jetée par Elle, en pâture à des moines qui, après l’avoir fouettée nue, bondissent sur elle, exaltés devant les torsions de la douleur et les sanglantes pâmoisons du fouet, se vautrent, les uns après les autres, la laissant à moitié morte sous l’oeil lascif de sa tante qui, tout en la contemplant, instrumente elle-même avec fureur !

Elle se réveille, cependant, de l’attaque de ces faunes tonsurés, la plaie vive au ventre, et pour toujours inassouvie ! Comme la Messaline de Juvénal, elle sera lassée quelquefois, mais jamais rassasiée ! D’abord transformée en une Sapho terrible, plus tard, elle voudra, Pasiphaé hurlante, se démener sous l’étreinte des bêtes !

Corrompue jusqu’en ses moelles, restée savante en ses caresses brutales, rebutée des assauts du mâle, elle n’aspirera plus qu’aux monstruosités orgiaques ; et elle cherchera à raviver les désirs qui la brûlent, par le carnage saignant des viols ; par l’attaque de monstrueux béliers en caoutchouc, contre de jeunes ventres encore vierges !

Beaucoup savent par coeur la première scène de ce livre: la Comtesse et Fanny sont en présence. Fanny B... cette fille encore pucelle de corps, mais non d’esprit (la demi-vierge d’aujourd’hui); Fanny qui, le soir, par les énervantes chaleurs de l’été, s’étend sur son lit, les sens en feu et, hallucinée, inquiète, se frotte nue sur des coussins, attendant qu’une intervention suprême, encore inconnue, mette fin, à ses crises amoureuses !

Triste victime du dieu, tu me rappelles, haletante et non heureuse de tes attouchements solitaires, l’une des fameuses strophes de Baudelaire sur ses femmes damnées:


« Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Qui font qu’à leur miroir, stérile volupté !

Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,

Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses. »


C’est le moment, je crois, de faire entrer en scène — ce qu’il fait si bien du reste — le troisième personnage du roman dans cette arène surchauffée, aux troublants parfums, qu’est le salon de la Comtesse Gamiani; et si l’action — Alcide le prouve avec vaillance — est son lot, la parole non plus ne lui fait pas défaut ; jugez-en !


L’heure de l’accalmie est venue pour nos trois personnages et pendant les heures de repos qui suivent, Alcide, lui aussi, raconte ses premières aventures.

Cette page est l’une, sinon la plus belle du livre, certainement des plus étonnantes que l’on ait jamais écrites.

Quel admirable chant érotique, ce rêve! Jamais vision de harem inspirée par le haschisch, jamais chairs fouettées de rose vif aux seins et aux fesses, n’ont si follement, si éperdument couru la prétentaine, sous un pinceau, tout ensemble, plus exquis et plus débordant — à certains endroits — de vigueur et de rage amoureuse!

Ecoutez plutôt parler le Poète:


« Il me semblait que je nageais dans une lumière limpide et douce, suave comme un pâle reflet de la lune, dans une belle nuit d’été, et voilà que, du point le plus éloigné, accourent à moi, vaporeuses, aériennes comme un essaim de papillons dorés, des myriades infinies de jeunes filles nues, éblouissantes de fraîcheur, transparentes comme des statues d’albâtre. »


Tout à l’heure, dans son délire, obsédé par ses souvenirs classiques, l’Olympe en rut lui apparaît dans un pêle-mêle étrange.

Les déesses et les dieux s’accouplent devant lui, les démons du christianisme viennent à la rescousse; une véritable tentation de Saint-Antoine se déroule devant ses yeux ; le vieux Jérôme Bosch, Breughel d’Enfer, Téniers et Callot dessinent dans une buée sulfureuse, leurs fantasques cohues de Monstres!

Des calvacades de jolies diablesses chevauchent d’énormes phallus, des horribles accolements de chimères, des femelles cabrées, dont les torses craquent et dont les jambes s’entrouvrent, laissant voir un épanouissement de fleurs rouges, dans des fourrés de brousailles!

Toutes les folies des nymphomanes célèbres — Messaline, Poppée, Lucrèce Borgia, toute la cohorte des nonnes perdues, toute une théorie de prélats, crossés et mitrés à rebours, toute une procession du Saint-Sacrement, toute la messe noire enfin, défilent, gigotent, hurlent et tournoient — atomes d’un monde monstrueux en une ronde immense, infernale! Le rêve, heureusement, se termine par une détente du système nerveux.


Nous connaissons maintenant nos héros; suivons-les par les phases où la fantaisie de l’Auteur les fait entrer.

Alcide, qui a réussi à se cacher, surprend la Comtesse tribadant Fanny. Surexcité par ce spectacle, il se rue sur Elle, la laboure à grands coups, et passant de l’une à l’autre, initie la jeune fille aux caresses du mâle.

Bien menée, je devrais dire: bien décrite, la scène dure longtemps, Hercule lui-même, tomberait en défaillance — On sent là, que l’Auteur entraîné par son sujet, n’a pa su, ou voulu éviter de tomber dans le travers si commun à la plupart des ouvrages de ce genre — quant à notre Alcide il tient bon, et sa Gamiani brûle de plus belle ! Affolée, pantelante, elle se roule sur de larges tapis en peaux de chats, et suivant la belle expression de l’auteur: « Prométhée femelle déchirée par cent vautours à la fois » dans son angoisse elle appelle le Chien !

Alors, dans le boudoir au pillage, retentissent de folles clameurs; à défaut d’homme, la malheureuse Comtesse réclame un âne!

Messire Baudet viendra, mais plus tard ; Alfred de Musset fait tout d’abord intervenir Médor; un chien bien dressé qui se jette sur la servante, tandis que celle-ci encheville sa maîtresse avec un énorme priape rempli de lait. En aval, en amont, en arrière, à hue et à dia, le trio s’agite en délire et joue des reins à qui mieux mieux !

Tel est l’exposé de la première partie de ce livre.


La toile tombe et se relève sur les amours de Fanny et d’Alcide. Ici le poète a des accents charmants ! Vraiment amoureux, le jeune homme espère lui faire oublier les tristes jouissances des moeurs de Lesbos ; peine perdue ! Ni ses efforts ni ses fatigues ne sauraient effacer le souvenir de ces joies damnées. L’accouplement recommence entre les deux tribades avec plus de fureur que jamais.

Des scènes de couvent vont se dérouler et là encore, la plume de Musset atteindra à des hauteurs vertigineuses ! Les postures et les inventions de l’Arétin sont dépassées. On dirait avec ses tentures et ses glaces, d’un temple voué à la Cythérée lesbienne.

La supérieure qui, toute jeune, a débuté par la galopée d’un singe, initie la Comtesse aux bacchanales monastiques.

Des groupes de nonnes se suspendent les unes après les autres; ces femmes tourbillonnent, cabriolent et se renversent saoules et furieuses, écumantes de luxure. Les potions cantharidées ruissellent dans les bouches qui se tordent, et toutes halètent inachevées, criant, pleurant, se trémoussant sous l’attaque des ânes en rut!

Cependant, un homme, le misérable, a pénétré dans l’antre; il est aussitôt assailli par toutes ces ménades qui le veulent tuer.

Ce nouvel Orphée est bel et bien pendu, haut et court; mais la supérieure affriolée par la suprême tension érectile du quasi cadavre, saute dessus, tombe avec la corde qui se rompt sous ce double poids et se débat, les os à demi brisés, entre les bras du pendu qui l’étreint dans ses derniers spasmes ! Ce livre finit par la mort des deux amantes.

Gamiani renouvelant les sanglantes folies du Marquis de Sade, s’empoisonne elle et sa victime, et cherche si, dans les affres de l’agonie, elle n’arrivera pas à vaincre ses sens en déroute !

La terrible femelle clame, tordue et râlant déjà ! « Elle est atroce ! entends-tu ! Je meurs dans la rage du plaisir, dans la rage de la douleur!... »


Tel est le résumé de ce livre étrange qui s’inspire visiblement, tantôt de Pétrone, tantôt d’Apulée, de La Religieuse de Diderot, de Justine et de Juliette et tantôt des plus belles hymnes saphiques et des priapées antiques.

Si j’excepte de cette énumération les épouvantables ordures du Divin Marquis, les autres se relèvent toutes par une pointe de ragoût d’art.

L’obscénité disparaît presque, la boue et le sang se sèchent au feu du style; la puissance du rendu, le magisme des couleurs, la verve, l’élan, l’image qui court vive et passionnée, rachètent en quelque sorte la hideur de la donnée!

Et, si Les Epaves de Baudelaire (un pur chef d’oeuvre), si les joyeusetés du brillant Vidame de Giatigny, sont un régal pour les lettrés; on peut affirmer que Gamiani vient après (sinon avant ?) attester le grand faire de l’auteur qui — c’est là le pari du début — sans s’être servi d’un terme cru, a dévoilé en de merveilleuses phrases, les fureurs macabres et les tourments des malheureuses nymphomanes personnifiées dans les deux héroïnes de son Gamiani.