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EMILE ZOLA ET « L’ASSOMMOIR »

1

Un étrange malentendu s’est établi depuis de longues années déjà, entre le public et les artistes. La légende du gilet écarlate de Théophile Gautier est demeurée célèbre dans les fastes terrifiées de la bourgeoisie. Tous les romantiques passèrent pour des êtres extravagants, vivant, Dieu sait comme ! mangeant avec leurs doigts, buvant dans des crânes ou des saladiers de fer-blanc, marchant sur la tête et les mains, hurlant à la lune, les yeux agrandis par l’opium, le nez bubonné par les pochardises. Les clowneries des pitres semblaient fades à côté des leurs. La tignasse débordée de Th. Gautier et la barbe en pointe de Pétrus Borel ont révolutionné bien des familles qui se seraient plutôt fait hacher en morceaux que de marier leur Hermance avec l’un de ces histrions barbus qu’on appelait les Bousingots.

Plus tard, quand parut la Vie de Bohème, tous les courtiers en pommades et en vins sentirent s’accroître encore leur monstrueuse horreur pour les écrivains et les peintres. Il est juste de dire que si jamais artiste s’est complu à traîner ses confrères dans la boue, c’est bien Henri Murger ! Tous les chenapans échevelés, tous les lakistes sans ouvrage, tous les rapins aux abois qui grouillent dans son livre n’étaient ni plus ni moins que d’aimables escrocs. Tous ces soi-disant artistes aux yeux rouges et aux pipes noires firent certainement inventer les coffrets à triple serrure. Dès qu’ils poignaient à l’horizon, on serrait les couverts et c’est grâce à eux que le public fut persuadé qu’un écrivain était un être à part, une canaille coigée d’un chapeau pointu, une pratique qui pleurait devant les étoiles et filoutait, par passe-temps, son cafetier et sa concierge.

Ces légendes absurdes ont-elles pris fin ? Non. Je n’en veux pour preuve que les platen insolences et les ineptes sottises qui circulent sur le compte de M. Zola. Dès que l’Assommoir parut, ce fut lamentable et grotesque. Que ce volume ait été l’objet de fureurs sans nom, je n’ai rien à dire, tout le monde a droit d’apprécier un livre; mais que l’auteur s’étant vu traité de pornographe et accusé de tremper sa plume dans la sanie et dans la boue, ait été obligé d’écrire une préface et de protester contre les jugements odieux qui couraient sur sa personne, je trouve cela déplorable et honteux pour le public !

En vérité, il est grand temps que tout cela finisse, il est grand temps que la foule comprenne qu’à de rares exceptions près, un homme de talent mène une vie honorable. Il n’est que trop vrai, je le sais, que, dans le monde des lettres, il se trouve des piliers de brasserie, des queues rouges de maisons suspectes, des poètes saltimbanques et des repris de boisson qui maraudent avec des maritornes et couchent, ici, là, dans un hôtel borgne ou dans un lit public; mais tenez pour certain que la plupart de ces gens-là sont des impuissants; tous les cerveaux fêlés, tous les Pétrarques en gésine de poèmes, tous les kabalistes toqués, tous les feuilletonistes troubles qui lappent verres sur verres, et s’éternisent dans les caboulots, brassant des bezigues ou des piquets, n’ont jamais fait et ne feront jamais une oeuvre. Les véritables maîtres dans l’art de penser et d’écrire vivent chez eux, ne travaillent pas dans les cafés et, s’ils vont dans le monde, la plupart n’ont pas besoin de décrocher chez le frelampier du coin un habit noir et des gants passés à la gomme !

Si la tourbe des bohèmes de la plume est nombreuse en France, les naturalistes, je le répète encore, n’ont rien à démêler avec elle ; un écrivain peut être chaste et traiter des sujets scabreux et la réciproque est plus vraie encore; l’armée des cuistres qui demandent la propagation de la vigne pour étouffer, sous l’amas de ses feuilles, les hardies tentatives de l’école moderne n’est, la plupart du temps, remarquable que par le dépoitraillement de sa vie. L’hypocrisie a beau jeu en France ; quatre lignes sur le débordement des moeurs et sur le patriotisme ; quatre lignes sur la morale dont on trousse les jupes, et l’on a droit au prix Montyon et au fauteuil vermoulu des Académies.

Qu’on cesse donc de nous jeter tout le débraillé de ces hommes à lit tête, et que les gens qui se représentent Émile Zola costumé comme Mes Bottes et faisant saillir sous un feutre qui bat de l’aile une barbe parfumée d’absinthe et un nez fleuri de roses, perdent cette illusion. L’auteur de l’Assommoir ne porte ni tape-à-l’oeil bossué, ni blouse bleue, ni culottes qui perdent leurs fonds, il est mis comme sans négligence. Son portrait le voici : grand, gros, le cou puissant, le front haut, la figure bouffie et un peu pâle, la barbe rude et drue, les cheveux ne frisant guère et coupés courts, l’oeil gris avec des réveils qui le foncent, le nez vigoureux, fureteur, fendu au bout, les narines larges et ouvertes, la bouche d’un rose pâle. Le rirec est sonore et franc, la face un peu empâtée a une singulière expression de finesse et de force.

Émile Zola est marié et demeure actuellement aux confins des Batignolles, dans une petite rue peu fréquentée et habitée en partie par des rentiers. Il occupe à lui seul un petit hôtel avec jardin. Sonnez-vous ? la bonne vous introduit dans une antichambre meublée d’un grand porte-manteau, d’une glace au cadre de chêne et tapissée de fleurs et de plantes vertes. En face, un escalier et deux portes, celles du salon et de la salle à manger. Le salon prend vue sur le jardin ; entre les deux fenêtres se dresse, sur un socle de pourpre, le buste de l’écrivain ; à gauche, la cheminée fourmille de bibelots japonais, monstres à queues torses et à yeux retroussés et moqueurs, toute l’absurde et délicieuse fantaisie de ce peuple étrange ; à droite, un piano également encombré de petits meubles en laque, de figurines à parasols, de cachepots garnis de fleurs ; au-dessus une grande glace taillée à biseaux, au cadre enroulé de volutes et de festons d’or ; une table, un canapé, des rideaux cramoisis aux fenêtres, le portrait du maître par Manet, des chinoiseries, des esquisses, et c’est tout.

Je ne vois pas jusqu’ici que ce salon ressemble à ces chambres honteuses qui semblent désignées, par le public, comme le repaire des hommes de lettres, je ne vois pas non plus que les murs soient tendus d’étoffes noires à larmes d’argent et agrémentées de têtes de mort et de tibias en sautoir. Nous sommes loin, comme vous voyez, de 1830 et des farces lugubres inventées par les romantiques ! Le cabinet de travail, situé à l’étage au-dessus, contient, comme objets d’art, un paysage de Claude Monet, l’impressionniste, des chinoiseries et des jardinières en vieux cuivre rouge. Ici encore, je ne trouve rien qui dénote chez Zola l’intention d’esbrouffer son monde; le logis de ce romancier féroce est tout simplement la demeure confortable d’un bourgeois à l’aise, qui vit chez lui, tranquille, travaille pendant toute la journée et paie sans doute ses termes puisque aucune affiche n’annonce la saisie et la vente de son mobilier.

Un soir par semaine, « ce ventre cérébral » (l’expression est de M. Barbey d’Aurevilly) reçoit quelques amis ou quelques élèves. Plusieurs jeunes romanciers : Marius Roux, Paul Alexis, Henry Céard, Hennique, Guy de Valmont, qui professent pour l’homme une sincère sympathie et pour l’écrivain un fervent enthousiasme, se réunissent, à la nuitée, dans son « petit salon ». Ils forment cette bande des « porcs, ces réalistes à quatre pattes », ainsi qu’a bien voulu les qualifier une feuille folâtre, ou bien les tueurs d’âme, les gens qui se préparent à faire leur petit Assommoir, comme les ont nommés des journaux graves.

Madame Zola, grande, brune, distinguée, l’oeil noir, de ce noir étonnant et profond qu’ont les yeux de certaines infantes de Vélasquez, prépare le thé. L’accueil est franc, nulle contrainte, nulle gêne, faites comme bon vous semblera, causez, buvez, riez, à bouche débridée et à coeur ouvert. Le samovar chantonne, le thé bout, tout le monde passe dans la salle à manger, et là, dans le laisser-aller des bonnes causeries, sous l’oeil narquois du polichinelle de Manet, l’on entame les discussions sur les lettres et les arts. Zola qui, depuis neuf heures du matin, trime et bûche d’arrache-pied, s’est mis à cheval sur une chaise, il cause, parle posément, dit quels sont ses plans, slémerveille d’être si mal compris par la critique, mais son langage ne décéle ni découragement, ni aigreur. Ainsi qu’il l’a écrit, dans la préface de l’Assommoir, il a un but auquel il va, rien ne le fera déranger de la ligne qu’il s’est tracée, là est sa force.

J’en ai assez dit, je pense, pour prouver aux personnes qui ont lu les oeuvres de ce puissant artiste que tous les racontars débités sur lui sont insanes et bêtes. Le buveur de sang, le pornographe, est tout simplement le plus exquis des hommes et le plus bienveillant des maîtres.

Nous passerons maintenant, si vous le voulez bien, aux livres de l’écrivain et, après un rapide aperçu sur l’école naturaliste et la série des Rougon-Macquart qui a précédé l’Assommoir, nous arriverons enfin à ce volume qui a soulevé à Paris tant de terribles haines et tant de furieuses admirations.


II

Le roman moderne ne date pas des Miserables. Certes, j’admire Hugo comme un homme de génie et je considère les Misérables comme un beau livre, mais, disons-le donc une bonne fois, l’idole justement vénérée des poètes n’a eu qu’une influence très détournée sur le roman tel que nous le comprenons.

Le chef véritable de notre école, celui devant lequel il faudrait s’agenouiller, c’est l’analyste profond, l’observateur merveilleux qui, le premier, a créé, dans le roman moderne, cette qualité maîtresse en art, la vie, c’est Balzac. D’aucuns accolent à son nom un autre, Stendhal.

A mon sens, c’est aller beaucoup trop loin. Je ne parle pas ici de la sécheresse et de la pauvreté vraiment infamantes de son style; les finesses diplomatiques, les quelques observations aiguës qu’il a semées, çà et là, dans son oeuvre, ne me suffiront jamais pour que, l’égalant à Balzac, je le salue comme un maître. Ses partisans acharnés disent, je le sais, que le style n’est en art qu’une qualité secondaire; je le nie.

Je n’ai point l’habitude de farder ma pensée, et bien que je sache me heurter ici à l’opinion de l’un de mes coreligionnaires et amis, je le déclare en toute franchise : — si un livre qui n’a pour lui que le style, est un livre mort-né, un roman mal écrit n’existe pas. — Non, la forme n’est pas une qualité secondaire en art, elle est aussi nécessaire, aussi précieuse que l’observation et que l’analyse. Réunies entre elles, elles donnent ces chefs-d’oeuvre qui ne seraient point chefs-d’oeuvre si la langue fuyait à la vanvole : Madame Bovary, Manette Salomon et Germinie Lacerteux, le Ventre de Pais et la Curée.

Mais avant que d’émettre des théories qui me sont toutes personnelles et qui n’engagent en rien, je me hâte de le dire, le journal qui les accueille, peut-être ne serait-il pas inutile de définir ces mots interprétés de façons si diverses : le réalisme ou le naturalisme. Selon les uns et, il faut bien l’avouer, selon l’opinion la plus accréditée, le réalisme consisterait à choisir les sujets les plus abjects et les plus triviaux, les descriptions les plus repoussantes et les plus lascives, ce serait, en un mot, la mise au grand jour des pustules de la société. Après avoir débarrassé les plus horribles plaies du cérat et de la charpie qui les couvrent, le naturalisme n’aurait qu’un but, en faire sonder au public l’épouvantable profondeur.

Pustules vertes ou chairs roses, peu nous importe; nous touchons aux unes et aux autres, parce que les unes et les autres existent, parce que le goujat mérite d’être étudié aussi bien que le plus parfait des hommes, parce que les filles perdues foisonnent dans nos villes et y ont droit de cité aussi bien que les filles honnêtes. La société a deux faces : nous montrons ces deux faces, nous nous servons de toutes les couleurs de la palette, du noir comme du bleu, nous admirons indistinctement Ribéra et Watteau, parce que tous les deux ont eu du style, parce que tous les deux ont fait vivant ! Nous ne préférons pas, quoi qu’on en dise, le vice à la vertu, la corruption à la pudeur, nous applaudissons également au roman rude et poivré et au roman sucré et tendre, si tous les deux sont observés, sont vécus.

Non, nous ne sommes pas des sectaires, nous sommes des hommes qui croyons qu’un écrivain aussi bien qu’un peintre doit être de son temps, nous sommes des artistes assoiffés de modernité, nous voulons l’enterrement des romans de cape et d’épée, nous voulons l’envoi au décrochez-moi-ça de toute la défroque des temps passés, de tous les rigaudons grecs et hindous ; nous ne renversons pas les prétendus chefsd’oeuvre dont on nous rassasie jusqu’à la nausée, nous ne brisons pas les torses réputés célèbres, nous passons simplement à côté d’eux, nous allons à la rue, à la rue vivante et grouillante, aux chambres d’hôtels aussi bien qu’aux palais, aux terrains vagues aussi bien qu’aux forêts vantées; nous voulons essayer de ne pas faire comme les romantiques des fantoches plus beaux que nature, remontés, toutes les quatre pages, broulllés et grandis par une illusion d’optique, nous voulons essayer de camper sur leurs pieds des êtres en chair et en os, des êtres qui parlent la langue qui leur fut apprise, des êtres enfin qui palpitent et qui vivent, nous voulons tenter d’expliquer les passions qui les mènent, dès qu’elles sourdent et percent, les montrer, croissant peu à peu, s’éteignant à la longue, ou crevant quand elles bouent avec le cri qui jaillit des lèvres ! Etant donné, comme sujets à étudier, un homme et une femme, nous voulons les faire agir, dans un milieu observé et rendu avec un soin minutieux de détails, nous voulons démontrer, si faire se peut, le mécanisme de leurs vertus et de leurs vices, disséquer l’amour, l’indifférence ou la haine qui résulteront du frottement passager ou continu de ces deux êtres; nous sommes les montreurs, tristes ou gais, des bêtes !

Nos romans ne se dénouent pas toujours, d’après les données habituelles, par le mariage ou par la mort, c’est vrai, nos romans ne soutiennent aucune thèse et, la plupart du temps, ne concluent pas, c’est encore vrai.

Mais l’art n’a que faire des théories politiques et des utopies sociales ; un roman n’est pas une tribune, un roman n’est pas un prêche et je crois qu’un artiste doit se garer comme d’une peste de tout le fatras de ces verbiages.

Je serai plus explicite encore au sujet des formules convenues. Selon moi, la littérature a eu le tort jusqu’ici de ne s’occuper que des exceptions. L’amour, tel que nous le représentent les romanciers et les poètes, l’amour, qui tue, mène au suicide ou à la folie, n’est, au demeurant, qu’un cas curieux. Que ce cas curieux soit noté, soit observé, soit rendu, je n’y trouve rien à dire puisqu’il existe, mais que la vie réelle, que la vie que nous menons presque tous, ne soit pas étudiée, ne fasse pas le sujet d’une ceuvre, sous prétexte qu’elle ne regorge point de passions furieuses, qu’elle ne contient aucune situation tendue, égayée, ici et là, de coups de couteaux et de bouteilles de laudanum, de jérémiades sur la destinée ou de grandeurs d’âme admirables dans un livre, mais invraisemblables dans la réalité, je trouve cela absurde. Tel qui a sangloté pour une femme et s’est marié avec une autre n’éprouve aucun regret et prend du ventre. Cet homme, je le déclare, me semble tout aussi grand, tout aussi intéressant à mettre en scène que Werther, cet imbécile qui mâchonne des vers d’Ossian quand il est gai et se tue pour Lolotte quand il est triste !

Et, croyez-moi, le public vient à ces romans où l’imagination cède le pas à l’analyse, à ces romans dont la trame est si peu compliquée que le lecteur effaré s’écrie : Mais il ne se passe rien ! C’est que, Dieu merci ! le temps est loin où la foule idolâtre de Dumas père et de Sue méprisait Balzac ! Elle est lasse aujourd’hui des héroïnes en biscuit qui se jettent, elle et leur cheval, dans un gouffre; elle est lasse de toutes les litanies moulues par les Legouvé, Sandeau et autres; elle est lasse jusqu’au dégoùt de toutes les mièvreries chantées au lutrin des chapelles Sixtine !

Oui, le public vient aux oeuvres viriles. Le succès de l’Assommoir en est la preuve. Oh ! je le sais, la bégueulerie et la sottise aux abois crient désespérément : nous voulons des oeuvres chastes et qui nous consolent; la vie est déjà bien assez triste, pourquoi nous la montrer telle qu’elle est ? Faites comme Dickens, des romans observés et pudiques, des romans qui amusent et où la vertu triomphe dans l’apothéose des dernières pages.

Ah ! je le dis, car, à la fin, tout cela m’indigne ! l’art ne peut se restreindre à célébrer les épousailles de bons jeunes gens et d’aimables demoiselles qui baissent timidement les yeux et se mordent le bout du doigt : l’art ne peut se borner à répéter ce rôle créé par Dickens : attendrir les familles réunies, le soir, et égayer les longueurs des convalescences ; l’art n’a rien à faire, je le dis haut et ferme, avec la pudeur et l’impudeur. Un roman qui est ordurier est un roman mal fait et voilà tout. J’admire Mademoiselle de Maupin parce qu’elle a été sculptée par un artiste et je sens le dégoût me monter aux lèvres quand je lis cette lourde ignominie : Mademoiselle Giraud, ma femme !

J’ajouterai encore aux réflexions qui précèdent qu’il est difficile, en faisant une oeuvre vivante et vraie, de ne pas la faire morale. Le vice engendre son châtiment lui-méme, le dévergondage est plus puni par les suites qui en découlent que par les lois édictées contre lui : — faire vrai, c’est faire moral. Pour me résumer, en quelques lignes, le naturalisme c’est l’étude des êtres créés, l’étude des conséquences résultant du contact ou du choc de ces êtres réunis entre eux ; le naturalisme, c’est, suivant l’expression même de M. Zola, l’étùde patiente de la réalité, l’ensemble obtenu par l’observation des détails.


III

Encore que j’admire Thérèse Raquin, ce roman forcené, brossé avec la fougue cruelle de l’Espagnolet, et que je reconnaisse de réelles qualités dans Madeleine Férat, son livre de transition, Émile Zola ne me semble avoir donné sa véritable note que depuis la Fortune des Rougon, le premier des vingt ou trente volumes qui composeront l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire.

Ce roman, dont le véritable titre serait les Origines, nous met en face de la femme qui, tour à tour épouse d’un Rougon et concubine d’un Macquart, donnera le jour à des enfants qui, héritant des qualités et vices, des accidents nerveux et sanguins de leurs père et mère, les transmettront à leur tour, exaspérés, équilibrés ou décrus, à leurs descendants.

Il va sans dire que je ne m’occuperai ici ni de la théorie scientifique développée par l’auteur, ni des questions politiques que d’aucuns ont cru devoir soulever à propos de ses livres. Tout cela m’importe, en vérité, fort peu. Je ne traiterai, dans ces courtes pages, que l’oeuvre d’art proprement dite.

Le jour où la Fortune des Rougon parut, Zola fut acclamé par un petit groupe de lettrés et d’artistes comme un maitre. En effet, telles pages de ce roman qui nous dépeignent les intrigues d’une petite ville au coup d’état, qui nous montrent le fameux salon jaune de Plassans où s’agitent le marquis de Carnavant, Félicité Rougon, Sicardot, Roudier, Vuillet, l’homme aux mains humides et aux yeux louches, Isidore Granoux, l’étonnant bourgeois qui se bat avec une cloche dans un rayon de lune, telles de ces pages qui nous font assister à l’antagonisme croissant des fils de Rougon et de Macquart, au développement de leurs appétits de vices et de leurs haines décuplées par la misère, sont de tous points admirables ! Je ne connais rien de plus beau dans aucune langue que cette scène où, par une porte ouverte, la tante Dide revoit, devant l’amour de deux enfants qui jasent au pied d’un mur, toute sa vie d’autrefois ; je ne connais rien de plus beau que cette idylle exquise de Sylvère et de Miette. Les deux amoureux accoudés à la margelle d’un puits et séparés par un mur, ne se voient que dans l’eau qui miroite au fond du trou. Cette eau devient complice de leurs effusions et de leurs bouderies : quand Sylvère accourant au rendez-vous se penche sur le rebord du puits pour voir l’image de Miette, celle-ci, furieuse de l’avoir attendu, déchaîne avec le seau une véritable tempête qui brouille les figures et bat lamentablement les pierres. Comme rapprochement curieux, je signale une scéne presque semblable dans le Pavillon sur l’eau de Th. Gautier, mais, il faut bien l’avouer, lui n’a rendu que la vision des figures dans une rivière. Zola y a jeté en plus la grâce, la tendresse, la vie.

Nous retrouvons dans la Curée les descendants des Rougon-Macquart à Paris. Apre à jouir, décidée à tout, cette famille que l’auteur a lui-même qualifiée de « bandits à l’afflût, prêts à détrousser les événements », se rue aux plaisirs avec des frémissements et des furies de fauves. Toute la vie du Second Empire, toute la corruption de ces années de godailles et de vols, défilent dans ce livre. La femme s’incarne en Renée, une grande et souple fille aux cheveux couleur de chrome. Aristide Rougon, qui s’appellera désormais Saccard, donne, moyennant finances, son nom à cette hysterique qui s’est laissée violer et dont le ventre est plein. La chasse aux jouissances éperdues, aux vices terrifiants commence. De chutes en chutes, de cloaques en cloaques, après avoir, comme la dernière de toutes, subi un homme qu’elle ne connaît pas chez la soeur de son mari, une entremetteuse, Renée finit par s’oublier avec Maxime, son beau-fils, dans un cabinet du Café Riche.

Après avoir, dans un moment d’expansion, confié à Maxime que sa femme était divinement hanchée, Saccard découvre, dans un bal travesti, à la Mi-Carême, l’épouvantable honte qui le frappe. Il serre les poings, s’étrangle à ricaner, s’avance vers eux, puis, se ravisant, sourit, fait signer à sa femme l’acte de cession d’un terrain et l’exploite. Quelle scène que celle-là, dans le cabinet de toilette, "dans ce réduit rose où battait le glas de Charenton" ! Saccard, Maxime, sa femme se regardant sans dire mot, un souffle de musique montant par la porte ouverte, la valse se glissant et se nouant dans la pièce avec ses enroulements de couleuvre, tout cela est poignant, tout cela est superbe, on a la gorge serrée, on ne respire plus, les entrailles bouent, un cri vous vient aux lévres !

Et comme le vertige de ces existences désordonnées est rendu de main de maitre ! Tous ces personnages rongés par le prurit de l’or et incendiés par le feu des sens, vont, viennent, courent dans un tourbillon ; les portes des chambres claquent tout le long du livre. Ici, des boudoirs plafonnés de soie, là, des cabinets d’opulentes guinguettes, ici des grandes dames décolletées jusqu’au nombril, là des filles qui gigotent à moitié nues, et tout cela peint, mis en relief, par un style d’une vigueur et d’une puissance inouïes ! Un passage vraiment extraordinaire de la Curée, c’est celui où, par une nuit d’hiver, Renée, lasse de pratiquer l’inceste dans son grand lit gris et rose, entraîne Maxime dans la serre qui aime et brûle avec eux. La nature en rut, la terre qui trouble et affole avec ses frissons et ses flux de sève, sourd, perce, éclate dans toute l’oeuvre d’Émile Zola. Elle commence dans la Fortune des Rougon, avec l’aire Saint-Mitre, continue dans la Curée avec la serre du parc Monceau; elle va s épanouir en pleine efflorescence dans l’Abbé Mouret.

Ce livre fut un étonnement dont la critique ne se remit point. L’un de ses plus verbeux et plus maladroits exécuteurs le frappa à coups redoublés dans un grand journal. Ce fut peine et encre perdues ; les gens qui, en fait d’art, n’aimaient que les glaces sans débâcle de Mérimée, n’achetèrent point le livre ; mais l’article de M. Paul Perret en fut-il cause ? Ce serait, je crois, lui attribuer plus d’importance qu’il n’en eut réellement. Quant aux autres, c’est-à-dire aux raffinés et aux délicats, ils firent leur délice de ce volume qui n’est point, à proprement parler, un roman, mais bien un poème d’amour et l’un des plus beaux poèmes que je connaisse. Dans cette oeuvre comme dans le Ventre de Paris, dont je parlerai plus loin, le cadre du tableau prend des proportions grandioses ; le sujet principal de l’Abbé Mouret c’est moins Serge, le curé des Artauds, que la nature elle-même. En dépit de cette outrance de sève qui fait craquer le tronc du livre, l’Abbé Mouret contient des pages qui sont véritablement sublimes. On peut lui préférer d’autres romans du même auteur, mais où trouver, même dans ses plus splendides merveilles, des passages plus grands, plus éloquents, plus beaux, que tous ceux qui chantent l’amour de Serge et d’Albine, que tout ce chapitre plein de murmures mystérieux, de cris de liesse, de pâmoisons voluptueuses où les enfants s’enlacent et où la nature confie à la Vierge « ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces » !

Pour mettre sur pied un livre semblable, un livre aussi nouveau, aussi original, pour avoir ainsi rendu avec des mots le bouillonnement furieux du printemps dans les branches, l’irrésistible passion de deux êtres lâchés en pleine nature, pour avoir pu écrire enfin la mort de cette adorable Albine, il faut être un fier artiste et un grand poète ! Pour avoir créé la Teuse, cette servante qui bougonne et chuchote, et le frère Archangias, ce goujat si étonnant avec ses ordures de paroles et sa haine des alanguissements mystiques, il faut être observateur sagace et le subtil analyste que nous allons retrouver dans la Conquête de Plassans. Certes, comme étude fôuillée sur l’envahissement d’un cerveau par le vertige des dévotions, la Conquête de Plassans est un bon livre. Le roman est habilement mené, la contexture en est solide et ferme, les personnages qui pivotent autour de l’abbé Faujas et de Marthe sont finement observés, bien rendus, bien vivants, mais j’ai peine à accepter, j’en fais l’aveu, cette fin invraisemblable. Ce fou s’échappant d’un cabanon, mettant le feu à la demeure, sautant dans les flammes à la gorge de l’abbé Faujas et mordu à son tour, au cou, par la mère de cet abbé, toute cette grappe humaine qui se secoue, hurlante, dans des décombres qui s’écroulent, me semble bien bizarre; pour dire crûment le mot, cela manque de réalité.

Le dirai-je encore, je ne professe qu’un enthousiasme modéré pour Son Excellence Eugène Rougon. Ici, nous entrons en plein dans la vie d’intrigues, dans la politique du Second Empire. Les masques cachent à peine les visages connus ; Clorinde, Rougon, de Marsy, ont joué un grand rôle pendant le précédent règne. Je citerai comme morceaux exquis le baptême du Prince Impérial et une loterie qui se trouve vers la fin du volume ; je citerai également certains types amusants tels que Gilquin, Mélanie Correur et toute cette tourbe de faméliques qui virevoltent autour de Rougon, sur le qui-vive d’un os à mordre.

J’arrive maintenant au Ventre de Paris que je voudrais décrire plus longuement. Le sujet du livre est celui-ci. Un nommé Florent Quenu prend part aux journées de Février, il est arrêté et envoyé à Cayenne. Il s’échappe, rentre à Paris, conspire de nouveau et de nouveau est expédié sur les colonies. Cette oeuvre me semble prouver d’une façon péremptoire qu’un roman n’a pas besoin d’intrigues touffues et de situations macabres pour émouvoir le public. Les Halles, qui prennent une vie d’une intensité furieuse, les querelles entre la grosse Lisa et la belle Normande, cette flopée de fureteuses comme la Saget, la Sarriette, les amours de Cadine et de Marjolin, tous ces êtres pris sur le vif qui parcourent jour et nuit les Halles, mangent, boivent, s’engueulent, se dénoncent, vous intéressent et vous entrainent après eux mieux que s’ils accomplissaient ces exploits de romances célébrés par les poètes ou les dramaturges. J’avoue tout d’abord que je ne me sens pas bien maître de moi pour parler du Ventre de Paris ainsi que de l’Assommoir qui va suivre. Je suis un peu comme ces musulmans qui ont absorbé le kief et qui ne peuvent guère raisonner leurs admirations et leurs extases, et je l’avoue très simplement, le Ventre de Paris me fait démesurément exulter. Le lever du soleil sur les Halles, avec les légumes qui s’éveillent, les mastroquets qui flamboient derrière la buée des vitres, tout le fourmillement, tout le hourvari des foules, est enlevé avec une furie de couleurs vraiment incroyable !

Sous la plume d’Émile Zola, les Halles grandissent, « deviennent la bête satisfaite et digérant Paris entripaillé et cuvant sa graisse. »

« Les Halles crèvent dans leur ceinture de fonte trop étroite et chauffent du trop plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée. »

La partie du livre qui nous mène dans les coins et recoins des Halles, est, selon moi, le chef-d’oeuvre du genre. Après ce styliste prestigieux, Gautier, notre maître à tous, au point de vue de la forme, il était difficile de donner une note nouvelle, une note bien à soi, dans la description purement plastique. Zola l’a fait. Il a une manière personnelle, neuve, un procédé qui lui appartient en propre pour brosser de gigantesques toiles. Telles de ses natures mortes qui emplissent le carreau des pavillons sont peintes avec la fougue et la couleur forcenée d’un Rubens ! Et comme tous ses personnages sont dessinés de pied en cap, curieusement ànalysés, saisis quand ils bougent, avec le geste qui leur est habituel, avec la riposte qui leur vient aux lèvres ! Ils trottent menu le long des légumes en avalanche sur la chaussée, s’arrondissent la bedaine sur le pas de leurs portes, s’embrassent à pleine bouche, comme Marjolin et comme Cadine, se crispent ou rêvent comme Lantier et comme Florent. Je signale comme bijoux étranges la symphonie des fromages qui, tandis que les femmes cancanent, s’élancent comme un hosanna de senteurs rudes. je signale surtout le joyau de ce flamboyant écrin, les amours du petit Muche et de Pauline.

En résumé, peut-être, la Curée est-elle, comme étude de moeurs, comme roman charpenté, mouvementé, poignant, un livre plus parfait, mais le Ventre est à coup sûr l’oeuvre la plus originale que Zola ait faite. Si, par impossible, un écrivain de talent naissait qui osât reprendre le sujet de la Curée, peut-être le réussirait-il également, tout en le traitant d’une façon autre, mais je le mets au défi de s’attaquer à la donnée si extraordinaire dans sa simplicité même du Ventre de Paris.

Dans ce volume, le noyau est à peine visible, mais la chair, la pulpe, ont une saveur inconnue jusqu’alors; la peau a revêtu une richesse de tons qui semble dérobée à l’éblouissante palette des grands maitres flamands.

Ce rapide défilé de notes m’a semblé nécessaire pour conduire le lecteur jusqu’à l’Assommoir. Si la critique qui, à cette occasion, califourchonna ses grands chevaux de bataille, avait lu la série des Rougon-Macquart, j’aime à croire qu’elle eût été moins effarée et moins contrite. L’Assommoir, faut-il donc le répéter encore, n’est pas un roman séparé, mais une partie intégrante d’un tout. Le procédé n’a pas changé d’ailleurs, il est absolument le même. L’écrivain ne pouvait mentir à ses théories, en le concevant et en l’écrivant d’une manière différente. Je passe maintenant sans plus de précautions oratoires au livre lui-même. L’analyse que j’en dois faire me mènera forcément à la critique de l’oeuvre entière d’Émile Zola et à la mise en lumière des qualités ou défauts qui la rendent absolument dissemblable de celle de ses deux grands confrères en naturalisme : Gustave Flaubert et les frères de Goncourt.


IV

Antoine Macquart eut de son mariage avec Joséphine Gavaudau un garçon, Jean, et deux filles, Lisa que nous avons vue dans le Ventre de Paris, et Gervaise, dont la lamentable vie va se dérouler dans l’Assommoir.

Conçue dans un moment d’ivresse, dans une de ces nuits où les mariés se saccageaient la face, Gervaise naquit bancale, et sa mère, la voyant toute faible et toute pâle, la mit au régime de l’anisette. Dès l’âge de huit ans elle alla casser des amandes chez un négociant voisin, puis elle entra, comme apprentie, chez une blanchisseuse, devint grosse dès les premiers frissons de sa puberté, se soulotta le soir, avec sa mère, se fit exploiter et rouer de coups par son père et s’enfuit à Paris avec son amant, Auguste Lantier.

L’Assommoir nous montre Gervaise arrivée dans la Capitale. Abandonnée par son homme, elle travaille btavement pour élever son mioches, rencontre un honnête garçon, Coupeau, se marie avec lui, devient mère d’une petite fille, Nana, et vit aussi heureuse que possible. Coupeau tombe d’un toit qu’il répare, se brise la jambe, prend goût aux fainéantises, se laisse entraîner par ses camarades, se soûle avec eux, en veux-tu en voilà, la misère arrive, sa femme commet l’adultère avec Lantier, la boutique de blanchisserie qu’elle a montée s’effondre, Nana s’enfuit avec un vieux monsieur, Coupeau meurt du delirium tremens, Gervaise, qui fut réduite un soir à s’attarder sur l’asphalte, crève de misère et de froid, dans la niche d’un escalier.

Tel est, brièvement raconté, le sujet du livre.

Les intentions de l’auteur ressortaient clairement de la donnée même de son oeuvre. Elles furent si mal comprises que, forcé de mettre les points sur les i, Émile Zola crut devoir s’expliquer catégoriquement : « J’ai voulu, dit-il, peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Mon livre est de la morale en action simplement. »

C’est absolument mon avis.

Je reprends le volume, et je m’arrête tout d’abord à la scène du lavoir qui souleva les premières tempêtes. On cria à la garde quand cette partie fut insérée dans un journal. Comment ! ces femmes se traitaient de « rouchie », de « vache », de « salope » et de « morue » ! — Oh ! — Toutes les feuilles égrillardes se voilèrent la face, les abonnés du journal s’effarouchèrent, ce fut lugubre. Non, ce fut drôle. Les bonnes gens qui ne se figuraient point les laveuses telles qu’elles sont et qui croyaient encore aux roses buandières de Lancret parfumées de frangipane et d’ambre, sentirent s’envoler toutes leurs illusions. La fessée sur la chair nue leur sembla le comble de l’ordure ; beaucoup d’entre eux pourtant durent faire alors comme Charles le garçon de salle, ils s’amusèrent démesurément des hottées d’injures, « riant et jouissant des morceaux de peau que les femmes montraient ».

Et puis, que signifiaient toutes ces récriminations, toutes ces criailleries, en face d’une scène aussi admirablement traitée, en face de ce lavoir qui grouille, bruit, bout, avec une intensité de vie qu’on ne dépassera jamais, à quoi bon ergoter sur des mots ? Un écrivain veut nous peindre des harengères qui se huent, il doit les faire se huer ainsi qu’elles font : je ne connais que cela et j’ajoute que je trouve baroque que maintes gens qui se désopilent la rate à lire le catéchisme poissard de Vadé, l’écluse et autres, affectent soudainement des pudeurs de pensionnaires quand il s’agit du livre de M. Zola.

Un but presque impossible à atteindre, un but que personne n’avait, dans tous les cas, tenté de poursuivre encore : faire parler le peuple tel qu’il parle, raconter, dans sa langue, ses malheurs ou ses joies, et créer en même temps une oeuvre d’art, voilà ce qu’a tenté de réaliser et ce qu’a réalisé l’auteur des RouqonMacquart.

Ses personnages ne parlent pas l’argot proprement dit, ils ne dévident pas le jars, ils ne parlent pas non plus la langue verte, célébrée par Delvau, ils parlent l’idiome qui leur est propre, un idiome pittoresque et férocement enluminé, un idiome intelligible à tous, quoi qu’on en dise, l’idiome des faubourgs enfin. J’ajoute que, dans tout ce volume, qui contient près de 600 pages, Zola est demeuré impeccable dans le choix de ses expressions, et que c’est à peine si j’ai pu relever deux ou trois mots qui appartiennent plus au vocabulaire de la bohème qu’à celui réellement employé par les hommes et les femmes du peuple.

Mais laissons là ces discussions oiseuses et venons-en à la noce de Gervaise, à cette ripaille mirifique, à cet-te noce bouffonne qui s’égare dans le Louvre, se perd dans la colonne de Vendôme, se pince sous la table, piaule, se chamaille, se dispute, rigole et se pique le nez chez Auguste, au Moulin-d’Argent.

Là sont réunis la plupart des comparses du livre : Mes Bottes, cet homme qui fait ma joie avec ses douze livres de pain qu’il engloutit. Les Lorilleux, les chaînistes en or, la mère Gaudron avec son ventre de grosse caisse, Boche, l’homme à la figure de pleine lune, Madame Fauconnier, la patronne de Gervaise, la maman Coupeau, la femme Lerat, une virginité surie, qui sème des pincées d’allusions polissonnes; les autres types qui s’agiteront dans l’Assommoir, le beau Lantier, Poisson, le cornard, le sergent de ville « dont la moustache et l’impériale rouges remuent dans une face blême », la grande Virginie, sa femme, Bijard et Lalie, Gougef et sa mère, Madame Putois, Bru, Clémence, Bazouge, le croque-mort, philosophe et ivrogne, sont étonnants de vérité. On les connaît, on les voit ; d’un trait de plume, l’auteur les a fait jaillir du papier, avec leurs grimaces et leurs rires, leurs manies et leurs tics.

Et ce livre qui navre, comme disent les gens qui ne voient dans un roman que matière à désennui, contient au contraire des pages que soulève un rire rabelaisien, un rire énorme ! J’ai parlé déjà de la noce, je citerai encore cette épopée de la gueule, le dîner offert par Gervaise, dans sa boutique, un dîner formidable qui pocharde tout le quartier ; je citerai encore, comme chef-d’oeuvre de haut comique, certaines discussions politiques entre Lantier et Poisson, un intérieur d’atelier de fleuristes peint de main de maître, toutes les scènes enfin où paraît ce louchon d’Augustine, cette adorable môme qui « glousse comme une poule et se roule, dans le linge sale, comme un goret, les jambes en l’air ».

Ah ! criez, tempêtez, rougissez, si cela vous est possible, dites que l’Amommoir est populacier et canaille, dites que les gros mots vous désarçonnent, qu’importel les artistes, les lettrés, voguent en plein enthousiasme, car ce livre fourmille d’incomparables chapitres. En voici quelques-uns, au hasard de la plume : l’accouchement de Gervaise, la dégringolade de Coupeau du toit, cet intérieur de blanchisserie si parfaitement rendu avec la torpeur avachie des femmes qui somnolent le nez dans leurs verres, tandis que le monceau du linge sale chante les ordures et les vices du quartier ; la scène de la forge si saisissante et si neuve, la rentrée de Gervaise et de Lantier chez Coupeau, qui cuve son ivresse mal digérée, une scène qui mit le feu aux poudres et souleva dans le clan des bégueules de furibondes clameurs ; la mort et l’enterrement de maman Coupeau, un chef-d’oeuvre d’observation ; le bal du salon de la Folie avec le branle de son chahut et la furie de ses cuivres, et enfin, ces pages extraordinaires qui seront plus tard, lorsque la gloire de Zola demeurera incontestée, comptée parmi les plus belles, les plus radieuses de notre littérature : la mort de Lalie et le trottoir de Gervaise.

Se peut-il donc que des gens osent nier l’inestimable talent de cet homme, sa personnalité puissante, son ampleur, sa force, uniques dans cette époque de rachitisme et de langueur ! Où trouver dans les romans d’aujourd’hui, où, dans ceux d’autrefois, une page aussi émue, aussi poignante, que celle où cette brute de Bijard va frapper Lalie qui se meurt ? Allez, adressezvous aux écrivains qui ont pour spécialité d’attendrir les femmes et vous verrez si tout l’arsenal de leurs émotions ne s’effondrera point à côté de la simplicité douloureuse de Zola. Je n’ai jamais pu lire, pour mon compte, les quelques paroles étranglées de Lalie sans que les larmes me soient montées aux yeux, et une immense pitié m’a toujours serré la gorge, alors que j’ai relu ce passage déchirant où Gervaise, traquée par la faim, se traîne dans la rue comme une bête en peine et où Gouj et, son amant platonique, le seul homme qu’elle ait vraiment aimé, la ramasse quand elle s’offre à lui et la fait manger, tandis qu’elle s’affaisse, défaillante de honte, dans sa chambre. L’épisode du père Bru qui lui demande un sou, au moment où elle va le solliciter avec son refrain de misère : Monsieur, écoutez donc, atteint une grandeur toute shakespearienne. L’homme qui a écrit ces pages est un grand écrivain. Voilà mon opinion toute franche.

Mais venons-en maintenant aux types mêmes du livre. Gervaise, qui est une brave et honnête fille, est analysée par l’auteur avec un soin extrême. Avec quelle habileté il nous fait assister, petit à petit, à sa chute, avec quelle science Coupeau qui, lui aussi, est un honnête homme, arrive, étapes par étapes, abruti par le poivre d’assommoir, à entrer à l’hospice Sainte-Anne et à y mourir de cette terrible maladie, que Zola a si terriblement décrite ! Goujet est magnifique avec sa splendide barbe d’or, et Lantier, ce greluchon qui porte paletot et se carre dans son ancien titre de patron chapelier, est de tous points observé et vu. Celui-là est un coquin de la plus belle eau; après avoir pressé Gervaise et l’avoir jetée aux ordures comme une écale vide, il se met en devoir de dévorer le fonds d’épicerie tenu par la femme de Poisson.

Ici, j’avoue être un peu dérouté. Ce sergent de ville qu’Émile Zola nous fait entrevoir comme un gaillard capable de tout tuer, découvre sa femme en Plein adultère avec Lantier ; il bondit comme un tigre, mais sa colère semble rater comme un pétard dont le Culot serait mouillé. On entrevoit les premières étincelles, on entend les premiers crépitements, puis plus rien. J’avoue également ne pas m’expliquer les motifs qui Cléterminent subitement Coupeau à ramener chez lui Lantier qu’il insultait et voulait tuer trois minutes avant. Je ne me rends pas bien compte non plus de cet amour de la mort qui fait tomber Gervaise aux pieds du croque-mort Bazouge et le supplier de l’emporter faire dodo dans une tombe ; j’aurais voulu enfin, pour terminer ces quelques chicanes, que la phrase fût parfois nettoyée d’épithètes qui reviennent s’accoler trop obstinément aux mots. Ces scories sont de peu d’importance, je le sais, mais je crois que le volume gagnerait encore à en être débarrassé.

Malgré ces critiques de détail qui me semblent justifiées, il demeure incontestable que le talent de Zola a fait avec l’Assommoir un pas de plus. Deux de ses qualités foncières, celle de la création des personnages de second plan traités avec une ampleur inconnue jusqu’alors et le maniement prodigieux des foules, se sont accrues encore, s’il est possible, dans sa dernière oeuvre.

J’ai cité plus haut quelques-uns des comparses du livre ; je veux parler maintenant de cette délicieuse fille qui a nom Nana. Elle est charmante, dès l’enfance, alors qu’elle galopine et tapage avec les gamins de son âge ; mais où elle devient tout simplement divine « avec sa frimousse de margot trempée dans du lait et son tas de cheveux blonds couleur d’avoine fraîche », c’est alors qu’après sa première communion elle commence à se mirer dans la glace, à se mettre de la poudre de riz, à ginginer du regard, affriolant les hommes avec son balancement de hanches et l’exquise roseur de sa peau de blonde. Cette polissonne qui « en dit de roides mais qui a trop de vice pour faire une bêtise sans savoir », finit, battue par son père et par sa mère qui se pivoinent à tire-larigot et la laissent crever de faim, par fuir la maison et courir de longues prétentaines dans les bastringues. Coupeau la ramène une fois, tambour et gifles battant, mais elle s’échappe de nouveau, revenant au logis d’elle-même quand elle est par trop échinée, subissant les raclées de famille et repartant lorsque l’occasion se présente. La petite fleuriste est en passe de devenir une femme à la mode quand le livre prend fin.

Les coins de Paris, les rues, les boulevards foisonnent dans l’Assommoir. Le remuement de la populace, le murmure, la houle de la multitude, flûtent ou mugissent dans l’orchestre puissant du style. Au commencement du livre, le départ des ouvriers pour l’atelier, plus loin, la flâne de la gouape devant le comptoir du père Colombe, le pullulement — de l’immense maison où les Coupeau logent ; la nonpareille envolée sur les boulevards extérieurs de Nana, de Pauline Boche et de leurs amies qui jouent au volant pour se faire voir, tiennent tout le trottoir avec l’envolée de leurs jupes, et enfin cette prodigieuse rentrée du peuple sur la chaussée Clignancourt, à l’heure de la soupe, sont, je crois pouvoir l’affirmer, les premières pages où retentit un pareil vacarme de voix qui s’élèvent, d’omnibus qui cahotent, de pas qui sonnent sur les pavés, les premières pages où la vie fourmille et grouille avec une pareille intensité.

Je terminerai cette esquisse du livre par quelques réflexions générales sur le talent de l’homme qui nous occupe. Zola digère absolument de Flaubert et des Goncourt. Pour me servir d’une expression triviale, il a l’oeuvre plus bon enfant qu’eux. Il n’a pas le coup de tranchet, le coup sec du premier, il n’a pas le rire amer et douloureux des derniers. Il rit, lui, à pleine bouche et ce rire étonne par ce temps d’inquiétudes et de névroses. Il digère d’eux aussi par sa manière d’envisager la femme ; il n’a point l’impassibilité terrible de l’un, la rancoeur méprisante et toujours attendrie des autres, il explique même parfois, comme dans l’Assommoir, avec une sincère pitié les détresses et les chutes de ses héroïnes.

Il est à coup sûr moins anatomiste que ses deux devanciers. Il se rapproche davantage de Balzac en ce sens qu’il a l’intuition plutôt que l’observation prise sur nature des caractères. Il ne dissèque pas fibre par fibre, il ne fouille pas avec une implacable loupe tous les,coins et les recoins d’une conscience : la force de son tempérament le porte à l’étude psychologique moins minutieuse et plus large. Il possède selon moi une faculté géniale : savoir créer un persoiinage auquel il n’infuse aucune idée qu’il ne saurait avoir ; pour me servir d’un exemple, il ne prête à une femme du peuple ni la façon de penser, ni la façon de s’exprimer d’une femme du monde, il ne l’affine ni ne l’enjolive, et, grâce à cette méthode, il atteint ce but suprême de l’artiste : la vérité, la vie ! Il a fait sien enfin un procédé qu’il a poussé jusqu’à la perfection, celui-ci : étant donné deux individus arrivés au moment critique, il fait agir les objets extérieurs qui, faisant irruption sur la scène, ralentissent l’action ou la précipitent. Dans la Curée, au moment où Renée s’affaisse, au café Riche, dans les bras de, Maxime, le boulevard s’anime, grouille, et ses mille bruits emplissant la chambre achèvent d’affoler la femme. Dans le Véntre de Paris, dans l’Abbé Mouret, dans l’Assommoir, il a obtenu avec ces alternances habilement ménagées, d’incroyables effets !

Comme cuisine littéraire, comme maniement d’outils, Flaubert possède une énergique concision, le mot qui dit plus qu’une ligne et donne à la phrase une intensité vraiment admirable ; les Goncourt s’attaquent avec leur style orfévri aux sensations les plus fugitives et les plus ténues ; Zola est moins soigné qu’eux, ila des répétitions inutiles, des adjectifs qui reviennent trop vite, il est moins ciseleur, moins joaillier, mais il possède une envergure, une ampleur de style, une magnificence d’images qui demeurent sans égales !

Tous ces éblouissements, toutes ces merveilles l’absoudront-ils d’avoir ainsi rompu avec toutes les vieilles routines, avec tous les préjugés d’antan ? L’immense succès de l’Assommoir me fait croire qu’en dépit des coups de boutoir mal dirigés d’une critique en désarroi, le public a donné raison au grand romancier.

J’ai tenté, pour ma part, et dans la mesure de mes forces, d’apporter une pièce de plus au procès qui se juge. Si futiles que soient ces quelques notes, elles ont ait moins, à défaut d’autres qualités, celle-ci que je revendique fièrement : la sincérité.