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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE X

La journée fut longue à tuer. Eveillé, dès l’aube, songeant à Mme Chantelouve, il ne tint pas en place et il s’inventa des prétextes pour aller au loin. Il manquait de liqueurs imprévues, de petits gâteaux et de bonbons et il convenait de n’être pas ainsi démuni de tout en-cas, un jour de rendez-vous. Il s’en fut, par le chemin le plus long, jusqu’à l’avenue de l’Opéra pour acheter de fines essences de cédrat et de cet alkermès dont le goût évoque l’idée d’une confiserie pharmaceutique de l’Orient. Il s’agit, se dit-il, moins de régaler Hyacinthe que de lui faire déguster un élixir ignoré, qui l’étonne.

Il revint, chargé d’emplettes, sortit encore et, dans la rue, un immense ennui l’accabla.

Il finit par échouer, après une interminable promenade au ras des quais, dans une brasserie. Il tomba sur une banquette et ouvrit un journal.

Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardait la série des faits divers ? à rien, pas même à elle. A force d’avoir tourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son esprit était arrivé au point mort et restait inerte. Durtal se trouvait seulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage, dans un bain tiède.

Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit-il, lorsqu’il parvint à se reprendre, — car le père Rateau n’aura certainement pas fait, ainsi que je l’en ai prié, mon ménage à fond, — et je ne veux pourtant pas qu’aujourd’hui la poussière traîne sur tous les meubles.

Il est six heures ; si je dînais vaguement dans un lieu à peu près sûr. Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l’insecticide ; il savoura enfin d’anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout à la fois aquatique et tombal.

De retour chez lui, il alluma d’abord le feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet ; puis il inspecta les pièces.

Il ne s’était pas trompé ; le concierge avait bousculé le ménage avec la même brutalité, la même hâte que de coutume. Pourtant, il avait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces de doigts marquaient les glaces.

Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d’orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec un torchon les bibelots qu’il mit en ordre ; partout il constatait de la cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées de rouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coups de balai, dans tous les coins.

Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses — et à mesure qu’il époussetait, son indignation s’augmentait contre Rateau. — Et ça ! fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. — Là, voyons, c’est mieux. — Il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers, posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. — Le symbole du travail ! se dit-il, en riant. — Puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet de toilette. Là, il s’arrêta, découragé. C’était, sur une étagère de bambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots et les bouchons à l’émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l’eau saturée d’ammoniaque, fit manoeuvrer son vaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d’une fringale de propreté, il raclait, émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n’en voulait plus au concierge maintenant ; il trouvait même qu’il ne lui avait plus laissé assez d’objets à fourbir, à rendre neufs.

Puis il se rasa de frais, se brillanta la moustache, procéda à une nouvelle toilette minutieuse à grande eau, se demanda, en s’habillant, s’il devait enfiler des bottines à boutons ou des pantoufles, jugea que les bottines étaient moins familières et plus dignes, se résolut pourtant à nouer une cravate lâche, à endosser une vareuse, pensant que cette toilette négligée d’artiste plairait à cette femme.

— Là, ça y est, — dit-il, après un dernier coup de brosse. Il retourna dans les autres pièces, fourgonna les feux, donna enfin à dîner au chat qui rôdait, ahuri, flairant tous les objets lavés, les jugeant sans doute différents de ceux qu’il frôlait, sans s’en occuper, tous les jours.

Et l’en-cas qu’il oubliait ! Durtal posa près de la cheminée une bouillotte, distribua sur un ancien plateau de laque, des tasses, la théière, le sucrier, des gâteaux, des bonbons, des petits verres en bordure, afin de les avoir prêts sous la main, aussitôt qu’il estimerait que le moment était venu de les servir.

Cette fois, c’était achevé ; le logement est sévèrement épouillé, elle peut arriver, se dit-il, en alignant dans ses rayons quelques livres dont les dos dépassaient ceux des autres. Tout est bien, sauf... sauf le verre de ma lampe qui est piqué, dans son renflement, à la hauteur de la mèche, de points de caramel, et tigré de jus de pipe ; mais ça, je suis incapable de l’enlever, et puis je n’ai pas envie de me brûler les doigts ; au reste, en baissant un peu l’abat-jour, on ne l’aperçoit pas.

Voyons, comment vais-je m’y prendre, lorsqu’elle viendra ? Se demanda-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. Elle entre, bon, je lui prends les mains, je les embrasse ; puis, amenée ici, dans cette pièce, je la fais asseoir près du feu, dans ce fauteuil. Je m’installe, moi, en face d’elle, sur cette petite chaise et, en m’avançant un peu, en touchant ses genoux, je puis lui ressaisir et lui enlacer les mains ; de là, à la faire se pencher vers moi qui me soulèverais, il n’y a qu’un pas. J’atteins alors ses lèvres et je suis sauvé !

Eh non, pas tant que cela ! Car c’est alors que l’aria commence. Je ne puis songer à la conduire dans la chambre à coucher. Le déshabillage, le lit, ce n’est tolérable que lorsque l’on se connaît déjà. A ce point de vue, les entames d’amour sont hideuses et m’atterrent. Je ne les concevrais qu’avec un souper à deux, avec un tantinet de vin fou qui exalterait la femme, je voudrais qu’elle fût prise dans un étourdissement, qu’elle ne se réveillât qu’étendue sous de subreptices baisers, dans l’ombre. à défaut de souper ce soir, il est nécessaire qu’elle et moi, nous nous évitions de mutuels embarras, que nous rehaussions la misère de cet acte par une allure de passion, par un tourbillon effaré d’âme ; il faut donc que je la possède, ici même, et qu’elle puisse s’imaginer que je perds la tête, alors qu’elle succombe.

Ce n’est pas commode à arranger dans cette pièce qui manque de canapé ou de divan. Pour bien faire, il convient que je la renverse sur le tapis ; elle aurait, ainsi que toutes les femmes, la ressource de se replier le bras sur les yeux, de se cacher par à peu près la face ; moi, j’aurai soin, avant qu’elle ne se relève, de baisser la lampe.

Bien — je vais toujours préparer un coussin pour sa nuque ; il en chercha un, le glissa sous le fauteuil. — Si je défaisais maintenant mes bretelles, car elles prêtent souvent à de risibles retards. — Il les détacha, serra la boucle de son pantalon pour qu’il ne tombât point. Mais, il y a cette damnée question des jupes ! j’admire les romanciers qui font déflorer des vierges harnachées dans des robes, sanglées dans des corsets, et cela, naturellement, en un tour de baiser, en un clin d’oeil, comme si c’était possible ! — Quel ennui tout de même que de se battre avec ces affutiaux, que d’errer dans les plis à empois du linge ! Je dois espérer pourtant que Mme Chantelouve a prévu le cas et qu’elle évitera, autant que possible, dans son intérêt même, des difficultés ridicules !

Il consulta sa montre ; huit heures et demie. Il ne faut pas l’attendre, avant au moins une heure, se dit-il, car elle viendra ainsi que toutes les femmes, en retard. Que diable peut-elle bien raconter à ce pauvre Chantelouve, pour lui expliquer sa sortie, ce soir ?

Enfin, cela ne me regarde pas. — Hum ! cette bouillotte près du feu semble une invite à toilette ; mais non, le prétexte du thé à échauder conjure toute grossière idée. Et si Hyacinthe ne venait pas ?

Elle viendra, se dit-il, subitement ému : car enfin, quel intérêt aurait-elle à se dérober maintenant qu’elle sait ne pas pouvoir m’attiser plus ? Puis, sautant toujours dans le même cercle, d’une pensée à une autre : — ce sera un désastre sans doute ; une fois repu, la désillusion est probable ; eh bien, tant mieux, je serai libre, car avec ces histoires-là, je ne travaille plus !

Quelle misère ! me voilà reculé — d’âme seulement hélas ! — jusqu’à vingt ans. J’attends une femme, alors que depuis des années, je méprisais et les gens amoureux et les maîtresses ; — et je regarde ma montre, toutes les cinq minutes, et j’écoute, malgré moi, si je n’entends point dans l’escalier son pas !

Non, il n’y a pas à dire, la petite fleur bleue, le chiendent de l’âme, c’est difficile à extirper et ce que ça repousse ! Rien ne paraît pendant vingt ans et soudain, on ne sait, ni pourquoi, ni comment, ça drageonne et ça jaillit en d’inextricables touffes ! — Mon dieu, que je suis bête !

Il bondit dans son fauteuil. Doucement on sonnait. Il n’est pas encore neuf heures, ce n’est pas elle, murmura-t-il, en ouvrant.

C’était elle.

Il lui serra les mains, la remercia d’être aussi exacte.

Elle se déclara souffrante.

— Je ne suis venue que pour ne pas vous faire attendre !

Il s’inquiéta.

— J’ai une migraine affreuse, reprit-elle, en passant ses doigts gantés sur son front.

Il la débarrassa de ses fourrures, la pria de s’asseoir dans le fauteuil, et il se préparait à se rapprocher d’elle, à s’installer, ainsi qu’il se l’était promis, sur une petite chaise, mais elle refusa le fauteuil et choisit, loin du feu, près de la table, un siège bas.

Debout, il se pencha et lui prit les doigts.

— Comme vous avez la main brûlante, dit-elle.

— Oui, un peu de fièvre, je dors si mal. Si vous saviez combien je pense à vous ! Puis vous êtes toujours ici, pour moi ; et il parla de cette persistante odeur de cannelle expirant très au loin, dans les odeurs moins définies qu’exhalaient ses gants. Allez, — et il fleura ses doigts, — vous me laisserez encore un peu de vous aujourd’hui, lorsque vous me quitterez.

Elle se leva, en soupirant :

— Tiens, vous avez un chat ; comment se nomme-t-il ?

— Mouche.

Elle l’appela. Il s’empressa immédiatement de déguerpir.

— Mouche ! Mouche ! cria Durtal.

Mais Mouche, refugié sous le lit, ne sortit pas.

— Il est, voyez-vous, un peu sauvage... il n’a jamais vu de femmes.

— Oh, voulez-vous me faire croire que vous n’avez jamais, ici, reçu de femmes.

Il lui jura que non, attesta qu’elle était la première...

— Et vous ne teniez peut-être pas beaucoup, avouez-le, à ce que cette... première vînt ?

Il rougit. — Mais pourquoi ?

Elle eut un geste vague. — J’ai envie de vous taquiner, reprit-elle, en s’asseyant, cette fois sur le fauteuil. Au reste, je ne sais vraiment pas pourquoi je me permets de vous poser des questions aussi indiscrètes.

Il s’était assis devant elle ; il était enfin parvenu à poser la scène telle qu’il la voulait et il allait commencer l’attaque.

Il frôlait ses genoux avec les siens.

— Vous savez bien que vous ne pouvez être indiscrète, que seule, ici, vous avez désormais des droits...

— Non pas, je n’en ai aucun et n’en veux pas avoir !

— Pourquoi ?

— Parce que... Écoutez. — Et sa voix s’affermit et devint grave. — Écoutez, plus je réfléchis et plus je vous demande en grâce de ne pas ainsi détruire notre rêve. Et puis... voulez-vous que je sois franche, si franche que je vais vous paraître sans doute un monstre d’égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâter le bonheur... comment dirai-je, abouti, extrême... que me donne notre liaison. Je sens bien que cela devient confus et que je m’explique mal. Enfin, tenez, je vous possède quand et comment il me plaît, de même que j’ai longtemps possédé Byron, Baudelaire, Gérard de Nerval, ceux que j’aime...

— Vous dites ?

— Je dis que je n’ai qu’à les désirer, qu’à vous désirer vous, maintenant, avant de m’endormir...

— Et ?

— Et vous seriez inférieur à ma chimère, au Durtal que j’adore et dont les caresses rendent mes nuits folles !

Il la regarda stupéfié. Elle avait ses yeux dolents et troubles ; elle semblait même ne plus le voir et parler dans le vide. Il hésita, aperçut en un éclair de pensée, ces scènes de l’incubat dont Gévingey parlait ; nous débrouillerons cela plus tard, se dit-il ; — en attendant... — il lui tira doucement les bras, se haussa vers elle et brusquement il lui baisa la bouche.

Elle eut un sursaut électrique, fut debout. Il l’étreignit, l’embrassa furieusement ; alors, avec des gémissements très doux, avec une sorte de roucoulement de gorge, elle renversa sa tête et étreignit sa jambe entre les siennes.

Il eut un cri de rage — car il sentait bouger ses hanches. — Il comprenait, ou croyait, cette fois, comprendre ! Elle voulait une volupté d’avare, une espèce de péché solitaire, de joie muette...

Il la repoussa. Elle resta, toute pâle, suffoquant, les yeux fermés, les mains tendues en avant, comme celles d’un enfant qui s’épeure... — Puis la colère de Durtal s’évanouit, car il hennissait ; — et marchant sur elle, il la reprit ; — mais elle se débattit, criant : non, je vous en supplie, laissez-moi !

Il la tenait, à plein corps, écrasée contre lui et il essayait de lui faire plier les reins.

— Oh ! je vous en supplie, laissez-moi partir !

Elle eut un accent si désespéré qu’il la lâcha. Puis, il se demanda s’il n’allait pas la jeter brutalement sur le tapis et tenter de la violer. Mais ses yeux égarés l’effrayèrent.

Elle haletait, les bras tombés, appuyée, toute blanche, contre sa bibliothèque.

— Ah ! fit-il, en marchant dans la pièce et en bousculant les meubles. Ah ! Il faut vraiment que je vous aime pour que, malgré vos supplications et vos refus...

Elle joignit les mains pour l’écarter.

— Ah çà, reprit-il, exaspéré, en quoi donc êtes-vous faite ?

Elle s’éveilla et, froissée, lui dit : — Monsieur, je souffre assez, épargnez-moi. — Et pêle-mêle, elle parla de son mari, de son confesseur, devint incohérente et il eut peur ; elle se tut, puis, d’une voix chantante, elle reprit :

— Dites vous viendrez, demain soir, chez moi ?

— Mais moi aussi, je souffre !

Elle sembla ne pas l’entendre ; ses yeux en fumée s’éclairaient tout au loin des prunelles de faibles lueurs. Sur ce ton de cantilène, elle murmura : dites, mon ami, dites, vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Oui, fit-il, enfin.

Alors elle se rajusta, et, sans dire mot, elle quitta la pièce ; il la suivit, silencieux, jusqu’à l’entrée ; elle ouvrit la porte, se retourna, lui prit la main et très doucement elle l’effleura de ses lèvres.

Il resta stupide, ne comprenant plus. Qu’est-ce que cela signifie ? fit-il, en rentrant dans sa pièce, en remettant les meubles en place, en rétablissant le désordre des tapis foulés. Voyons, j’aurais bien besoin de mettre aussi de l’ordre dans ma cervelle ; réfléchissons, s’il se peut :

Où veut-elle en venir, car enfin elle a un but ! — Elle ne veut pas aboutir à l’acte même. Craint-elle, ainsi qu’elle l’affirme, la désillusion ? Se rend-elle compte combien les soubresauts amoureux sont grotesques ? Ou bien est-elle, ce que je crois, une mélancolique et terrible allumeuse qui ne songe qu’à elle ; ce serait alors une sorte d’égoïsme obscène, un de ces péchés compliqués tels qu’en contient la Somme des confesseurs... dans ce cas, elle serait une... frôleuse !

Puis reste cette question de l’incubat qui vient s’enter là-dessous ; elle avoue, et cela si placidement, qu’elle cohabite à volonté, en songe, avec des êtres vivants ou morts ? Est-elle satanisante et le chanoine Docre, qui l’a connue, a-t-il passé par là ?

Autant de questions impossibles à résoudre. Que dénonce maintenant cette invitation imprévue pour demain ? Veut-elle ne céder que chez elle ? S’y trouve-t-elle plus à l’aise ou juge-t-elle plus urticant le péché commis près de son mari, dans une chambre ? Exècre-t-elle Chantelouve, est-ce une vengeance méditée ou compte-t-elle sur la peur du danger pour se fouetter les sens ?

Après cela, c’est peut-être tout bonnement une dernière coquetterie, une halte de scrupules, un apéritif avant le repas ; puis les femmes sont si drôles ! Elle s’est peut-être assigné des délais, pour se mieux différencier, par ce subterfuge, des filles. Ou bien, il y a peut-être encore une cause physique, un atermoiement indispensable, une nécessité charnelle de gagner un jour ?

Il chercha d’autres raisons encore, mais il n’en découvrit point.

Au fond, reprit-il, vexé, malgré tout, de son échec, au fond j’ai été un imbécile. J’aurais dû hussarder, ne pas m’arrêter à ses supplications et à ses leurres ; j’aurais dû lui violenter la bouche, lui faire sauter les seins. Ce serait fini, tandis que maintenant tout est à recommencer ; et que diantre, j’ai autre chose à faire !

Qui sait si, à l’heure actuelle, elle ne se fiche pas de moi ? Peut-être m’espérait-elle plus virulent et plus hardi ; mais non, sa voix navrée n’était pas feinte, ses pauvres yeux ne simulaient pas l’égarement, et que signifierait alors ce baiser presque respectueux, car il y avait une insaisissable nuance de respect et de gratitude, dans ce baiser qui m’enveloppa la main !

C’est à s’y perdre. En attendant, j’ai, dans cette bousculade, oublié mes rafraîchissements et mon thé. Si j’ôtais mes bottines maintenant que je suis seul, car j’ai les pieds gonflés, à force d’avoir ainsi piétiné dans la chambre.

Si je faisais mieux encore, si je me couchais, car je suis incapable maintenant de travailler ou de lire. Et il ouvrit sa couverture.

Décidément, rien n’arrive comme on le prévoit ; ce n’était pourtant pas trop mal machiné, reprit-il, en s’étendant entre ses draps. Il éteignit, en soupirant, la lampe, tandis que le chat rassuré, passait plus léger qu’un souffle au-dessus de lui et gagnait sans bruit sa place.



CHAPITRE XI

Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toute la nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi, très calme. Cette scène de la veille, qui devait exacerber ses sens, produisit l’effet absolument contraire ; la vérité c’est que Durtal n’était nullement de ceux que les obstacles attirent. Il essayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu’il jugeait ne les pouvoir culbuter, il s’écartait, sans aucun désir de renouveler la lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l’affiler plus encore par ces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route. Il s’émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de ces mimiques, las de ces attentes.

Une pointe d’aigreur commençait à se mêler aussi à ses réflexions. Il en voulait à cette femme de l’avoir ainsi lanterné et il s’en voulait à lui-même de s’être laissé berner de la sorte. Puis certaines phrases dont l’impertinence ne l’avait pas tout d’abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos de ses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent, répondu : « cela me prend souvent dans les omnibus »; cette autre surtout où elle affirmait n’avoir besoin, ni de sa permission, ni de sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moins malséantes, adressées à un homme qui n’avait pas couru après elle et qui ne l’avait enlacée en somme par aucune avance.

— Toi, dit-il, je te materai, dès que j’aurais des droits. Dans le réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme se relâchait.

Résolument il pensa :

Va encore pour deux rendez-vous ; celui de ce soir chez elle. Celui-là est inutile et ne compte pas, car j’entends ni me laisser investir, ni tenter, de mon côté, l’assaut ; je n’ai pas l’envie, en effet, d’être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer la police correctionnelle ou le revolver. Et un autre, un dernier, ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos ; elle ira jouer son rôle de frôleuse ailleurs !

Et il déjeuna de bon appétit, s’installa devant sa table et remua les matériaux épars de son livre.

J’en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, au moment où les expériences d’alchimie, où les évocations diaboliques ratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu’il commît des crimes.

Gilles refuse d’aliéner son existence et d’abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur les champs de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d’Arc, tremble devant le démon, s’apeure lorsqu’il songe à la vie éternelle, lorsqu’il pense au Christ. Et il en est de même de ses complices ; pour être assuré qu’ils ne révéleront pas les confondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les saints evangiles le secret certain qu’aucun d’eux n’enfreindra le serment, car, au Moyen Age, le plus impavide des bandits n’oserait assumer l’irrémissible méfait de tromper Dieu !

Toujours est-il qu’en même temps que ses alchimistes délaissent leurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d’effroyables ripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées des rasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte.

Or, il n’y avait point de femmes au château ; Gilles paraît du reste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté les ribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les La Hire, les prostituées de la cour de Charles VII, il semble que le mépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dont l’idéal de concupiscence s’altère et dévie, il en arrive certainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau, par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de choeur de sa maîtrise ; il les avait choisis, d’ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, « bels comme des anges ». Ils furent les seuls qu’il aima, les seuls qu’en ses transports d’assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui parut tiède. La loi du Satanisme qui veut que l’élu du Mal descende la spirale du péché jusqu’à sa dernière marche, allait, une fois de plus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l’âme de Gilles purulât, pour qu’en ce rouge tabernacle, constellé d’abcès, le Très-Bas pût habiter à l’aise !

Et les litanies du rut s’élevèrent dans le vent salé des abattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçon dont le nom est ignoré. Il l’égorgea, lui trancha les poings, détacha le coeur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambre de Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au diable qui se tut. Gilles exaspéré s’enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s’en fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d’une chapelle dédiée à Saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d’évocation et ses grimoires, s’épandit en d’horribles semailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plus exorbitante moisson de crimes que l’on connaisse.

De 1432 à 1440, c’est-à-dire pendant les huit années comprises entre la retraite du maréchal et sa mort, les habitants de l’Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes. Tous les enfants disparaissent ; les pâtres sont enlevés dans les champs ; les fillettes qui sortent de l’école, les garçons qui vont jouer à la pelote le long des ruelles ou s’ébattent au bord des bois, ne reviennent plus.

Au cours d’une enquête que le Duc de Bretagne ordonne, les scribes de Jean Touscheronde, commissaire du duc en ces matières, dressent d’interminables listes d’enfants qu’on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l’enfant de la femme Péronne, « un enfant qui allait à l’école et apprenait moult bien » dit la mère.

Perdu à Saint-Etienne de Montluc, le fils de Guillaume Brice « lequel était pauvre homme et allait à l’aumône ».

Perdu à Machecoul, le fils de Georget le Barbier « qu’on a vu, un certain jour cueillir des pommes derrière l’hôtel Rondeau et qui depuis n’a été vu ».

Perdu à Thonaye, l’enfant de Mathelin Thouars « qu’on entend se complaindre et esmoier et était ledit enfant de l’âge d’environ douze ans ».

A Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergent laissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour des champs, « ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dont moult se merveillèrent et furent dolents ».

A Chantelou, c’est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, qui dit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petits enfants de l’âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants de Robin Pavot audit lieu. « Et oncques depuis ce temps ne les vit, ni ne sait ce qu’ils sont devenus. »

A Nantes, c’est Jeanne Darel qui dépose que « le jour de saint père, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant en l’âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne le vit ni ouït nouvelles ».

Et les pages de l’enquête continuent, s’accumulent, révèlent des centaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent les passants sur les chemins, les hurlements des familles dans les maisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu’elles s’écartent pour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent, de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaque déposition : « on les voit s’en complaindre doloreusement », « on entend moult lamentations ». Partout où sont établis les charniers de Gilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d’abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu, d’affreux soupçons lui viennent. Dès que le maréchal se déplace, dès qu’il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière ses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, tous les intimes du maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu’une vieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles de Sillé, d’une étamine noire ; elle accoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu’elle lève son voile, est si habile, que tous la suivent jusqu’aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnés dans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d’un oiseau de proie.

Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs, chassaient à l’enfant sous les ordres du Grand Veneur, le Sieur de Bricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s’installait aux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attirés par la renommée de ses largesses, demandaient l’aumône, il les triait du regard, faisait monter ceux dont la physionomie l’incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse, jusqu’à ce que, se sentant en appétit, le maréchal réclamât son souper charnel.

Combien d’enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés ? Lui-même l’ignorait, tant il avait consommé de viols et commis de meurtres ! Les textes du temps comptes de sept à huit cents victimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées ; le hameau de Tiffauges n’avait plus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle ; à Champtocé, tout le fond d’une tour était rempli de cadavres ; un témoin, cité dans l’enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi : « qu’un nommé Du Jardin a ouï dire qu’il avait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts ».

Aujourd’hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Il y a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et il en ramena des masses de têtes et d’os !

Toujours est-il que Gilles avoua d’épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent les effrayants détails.

A la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtris par le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustibles breuvages semés d’épices, Gilles et ses amis se retirent dans une chambre éloignée du château. C’est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on les bâillonne ; le maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces. D’autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons ; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s’assied dedans. Alors, tandis qu’il se macère dans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peu et regarde par-dessus son épaule, afin de contempler les suprêmes convulsions, les derniers spasmes. Lui-même l’a dit : « J’étais plus content de jouir des tortures, des larmes, de l’effroi et du sang que de tout autre plaisir ».

Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit du procès nous apprend que : « ledit sire s’échauffait avec des petits garçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avait habitation sur le ventre, disant qu’il y prenait plus de plaisir et moins de peine qu’à le faire en leur nature. » Après quoi, il leur sciait lentement la gorge, et l’on plaçait le cadavre, les linges, les robes, dans le brasier de l’âtre bourré de bois et de feuilles sèches, et l’on jetait les cendres, partie dans les latrines, partie au vent, en haut d’une tour, partie dans les fossés et les douves.

Bientôt ses furies s’aggravèrent ; jusqu’alors il avait assouvi sur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens ; il se fatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima les morts.

Artiste passionné, il baisait, avec des cris d’enthousiasme, les membres bien faits de ses victimes ; il établissait un concours de beauté sépulcrale ; — et, alors que, de ces têtes coupées, l’une obtenait le prix, — il la soulevait par les cheveux et, passionnément, il embrassait ses lèvres froides.

Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua les enfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glace ensanglantée des tombes ; il alla même, un jour que sa provision d’enfants était épuisée, jusqu’à éventrer une femme enceinte et à manier le foetus ! — Puis, après ces excès, il tombait, épuisé, en d’horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes de léthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, le sergent Bertrand. — Mais si l’on peut admettre que ce sommeil de plomb est l’une des phases connues de cet état encore mal observé du vampirisme ; si l’on peut croire que Gilles de Rais fut un aberré des sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, il faut avouer qu’il se distingue des plus fastueux des criminels, des plus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain, tant il est horrible !

Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d’une essence de péché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle ; elle s’aggrava, devint spirituelle. Il voulut faire souffrir l’enfant dans son corps et dans son âme ; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupa l’affection, vola l’amour. Alors il dépassa, du coup, l’infamie de l’homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du Mal.

Il imagina ceci :

Quand l’un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur ; et, au moment où l’enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices : ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ils m’obéissent ; n’aie plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère ; — et tandis que l’enfant éperdu de joie, l’embrassait, l’aimait à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, « languissant » et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant.

Après ces abominables jeux, il put croire que l’art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernier bouillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d’orgueil, il dit à la troupe des parasites : « Il n’est personne sur la planète qui ose ainsi faire ! »

Mais si l’au-delà du bien, si le là-bas de l’amour est accessible à certaines âmes, l’au-delà du mal ne s’atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c’en était fait ; les limites de l’imagination humaine prenaient fin ; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide ; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui.

Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sans trêve.

Il vécut d’expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les parties solitaires du château ; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu’il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l’honneur des Saints Innocents ; il parle de s’enfermer dans un cloître, d’aller à Jérusalem, en mendiant son pain.

Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur les autres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent. Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu’il se rue sur l’enfant qu’on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s’empare d’un bâton d’épines et frappe sur la tête jusqu’à ce que la cervelle saute du crâne !

Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l’éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu’une bête traquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre et des hardes.

Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèle encore à Carnoët.

Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l’accostent, regarde, et soudain il voit l’obscénité des très vieux arbres.

Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave ; pour la première fois, il comprend l’immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies.

Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc ; là, entre ces jambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu’à la cime ; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d’une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.

Des images l’effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles et lisses des longs hêtres ; il retrouve l’épiderme éléphantin des mendiants dans l’enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes ; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, des orifices où l’écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d’immondes émonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d’autres visions, des fosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris ; ce sont, dans le tronc même de l’arbre, des blessures qui s’allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses !

Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui se satanise ; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s’arrondissent en des outres fécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite ; ils s’accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plus qu’images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands v, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s’ébrasent, qu’issues humides ! — Et ce paysage d’abomination change. Gilles voit maintenant sur les troncs d’inquiétants polypes, d’horribles loupes. Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces ; c’est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d’arbres dans laquelle surgit, au détour d’une allée, un hêtre rouge.

Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre en rage, rêve que sous l’écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l’homme !

Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s’affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents ; il s’affaisse, pleure, reprend sa marche jusqu’à ce qu’exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse.

Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu’il dort. Les enlacements lubriques des branches, l’accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s’entr’ouvrent disparaissent ; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent ; les blancs abcès des nuées se résorbent dans le gris du ciel ; et — dans un grand silence — ce sont les incubes et les succubes qui passent.

Les corps qu’il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l’état de larves et l’attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi il se traîne à quatre pattes, tel qu’un loup, jusqu’au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.

Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde. Il l’adjure d’avoir pitié, le supplie de l’épargner, sanglote, pleure, et lorsque n’en pouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer dans sa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mères et criaient grâce !

.................

Et Durtal emballé sur cette vision qu’il imagine, ferme son cahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins ses débats d’âme à propos d’une femme dont le péché n’est, comme le sien en somme, qu’un péché bourgeois, qu’un péché ladre.



CHAPITRE XII

Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange à Chantelouve que j’ai omis de voir depuis des mois, est facile à trouver, se disait Durtal, en s’acheminant vers la rue de Bagneux. En supposant qu’il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable, car alors, que signifierait ce rendez-vous ? j’aurai la ressource de lui raconter que j’ai appris par des Hermies son accès de goutte et que j’ai voulu prendre de ses nouvelles.

Il monta l’escalier de la maison qu’habitait Chantelouve. C’était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marches pavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé par ces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casque de tôle peint en vert.

Cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, mais elle exhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d’intimité un peu solennel que n’ont plus les bâtisses en carton-pâte de notre temps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités des appartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenues et des ménages réguliers et placides. Elle lui plut et il jugea qu’Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.

Il sonna au premier étage. Une bonne l’introduisit par un long couloir dans un salon. Il constata, d’un coup d’oeil, que depuis sa dernière visite, rien n’avait changé.

C’était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n’en finissant plus, une cheminée parée d’une réduction en bronze de la Jeanne d’Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon, à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargée d’albums, le divan, les fauteuils forme Louis XV, en tapisseries peintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potiches bleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades. Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait de Chantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur la pile de ses oeuvres ; seuls, un ancien iconostase russe en argent niellé et l’un de ces Christ en bois, sculptés au dix-septième siècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en un ancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cet ameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des dames de charité et des prêtres.

Un grand feu flambait dans l’âtre ; une très haute lampe à abat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce.

— Ce que ça pue la sacristie ! se disait Durtal, au moment où la porte s’ouvrit.

Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molleton blanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal, s’assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas de soie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles.

Ils parlèrent du temps ; elle se plaignait de la persistance de l’hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elle demeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâter ses mains qui étaient, en effet, froides ; puis elle s’inquiéta de sa santé, le trouva pâle.

— Mon ami a l’air bien triste, dit-elle.

— On le serait à moins, fit-il, désirant se rendre intéressant.

Elle ne répondit pas tout d’abord, puis :

— Hier, j’ai vu combien vous me désiriez ! mais pourquoi, pourquoi vouloir en arriver là ?

Il esquissa un vague geste de dépit.

— Vous êtes tout de même singulier, reprit-elle. J’ai relu l’un de vos livres, aujourd’hui et j’y ai noté cette phrase : « Il n’y a de bon que les femmes que l’on a pas », allons, avouez que vous aviez raison en l’écrivant !

— Ça dépend, je n’étais pas amoureux alors !

Elle hocha la tête. — Voyons, dit-elle, il faut que je prévienne mon mari que vous êtes là.

Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouait décidément dans ce ménage.

Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre et il avait la bouche barrée par un porte-plume.

Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sa santé s’était tout à fait remise, il se plaignit de labeurs écrasants, de fardeaux énormes. J’ai dû renoncer à mes dîners et à mes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit-il, je suis attelé, du matin au soir, devant ma table.

Et à une question de Durtal s’enquérant de la nature de ces travaux, il avoua toute une série de volumes sur des vies de Saints ; de l’ouvrage à la grosse, non signé, commandé pour l’exportation par une maison de Tours.

— Oui ; et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraiment négligés qu’il prépare.

Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouve ajouta, riant à son tour : — Elle dit vrai ; les sujets me sont imposés et l’on dirait que l’éditeur se complaît à vouloir me faire célébrer la crasse ! J’ai à décrire les bienheureux qui sont, pour la plupart, déplorablement sales : Labre, dont la vermine et la puanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables ; Sainte Cunégonde qui délaissait par humilité son corps ; Sainte Opportune qui n’usa jamais d’eau et ne lava jamais son lit qu’avec ses larmes ; Sainte Silvie qui ne se débarbouilla jamais la face ; Sainte Radegonde qui ne changeait jamais de cilice et couchait sur un tas de cendre ; et combien d’autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d’une auréole d’or !

— Il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de Marie Alacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elle ramassa avec sa langue les déjections d’une malade et suça, au doigt de pied d’un infirme, un apostume !

— Je le sais, mais j’avoue que, loin de me toucher, ces saletés-là me répugnent.

— J’aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme Chantelouve. Celui-là avait le corps si transparent qu’il voyait au travers de sa poitrine des ordures dans son coeur ; ces ordures sont pour nous, du moins, supportables. Au reste, reprit-elle, après un silence, ce manque de soins me ferait prendre en grippe les monastères et il me rendrait odieux votre Moyen Age !

— Pardon, ma chère, dit le mari ; mais vous commettez pour l’instant une grosse erreur : le Moyen Age n’a jamais été, comme vous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûment les bains. A Paris, par exemple, où les établissements furent nombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l’eau était chaude. C’est seulement à partir de la Renaissance que la crasse s’est implantée en France. Quand on songe que cette délicieuse reine Margot avait le corps macéré de parfums mais jambonné tel qu’un fond de poêle ! — Et Henri IV qui se flattait d’avoir les pieds fumants et le gousset fin !

— Mon ami, faites-nous grâce, je vous prie, de ces détails, dit la femme.

Durtal regardait pendant qu’il parlait, Chantelouve. Il était rotond et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine son ventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveux longs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le long des tempes. Il portait du coton rose dans les oreilles, était complètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux. Mais l’oeil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite ; on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré, capable, sous ses abords mielleux, d’un mauvais coup.

— Ce qu’il doit avoir envie de me ficher à la porte ! se disait Durtal, car il n’ignore certainement pas les manigances de sa femme.

Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il ne décelait guère. Les jambes croisées, les mains pliées, en un geste de prêtre, l’une sur l’autre, il paraissait s’intéresser fort maintenant aux travaux de Durtal.

Un peu incliné, écoutant ainsi qu’au théâtre, il répliquait : — Oui, je connais la matière ; j’ai lu, dans le temps un livre qui m’a semblé bien fait sur Gilles de Rais ; c’était un volume de l’abbé Bossard.

— C’est même l’ouvrage le plus savant et le plus complet que l’on ait écrit sur le maréchal.

— Mais, reprit Chantelouve, il y a toujours un point que je ne comprends pas ; je ne puis m’expliquer pourquoi Gilles de Rais fut surnommé Barbe-bleue, car son histoire n’a aucun rapport avec le conte du bon Perrault.

— La vérité, c’est que le vrai Barbe-Bleue n’est pas Gilles de Rais, mais bien un roi breton appelé Cômor, dont un fragment de château existe encore, depuis le sixième siècle, sur les confins de la forêt de Carnoët. La légende est simple : ce roi demanda à Guérock, comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérock refusa parce qu’il avait ouï dire que ce roi constamment veuf, égorgeait ses femmes ; enfin Saint Gildas lui promit de lui rendre sa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l’union fut célébrée.

Quelques mois après, Triphine apprit qu’en effet Cômor tuait ses compagnes, dès qu’elles devenaient enceintes. Elle était grosse, elle s’enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha le col. Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et le Saint ressuscita Triphine.

Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plus que l’histoire de Barbe-Bleue du vieux conte arrangé par l’ingénieux Perrault. Maintenant, quant à vous dire comment et pourquoi le surnom de Barbe-bleue a émigré du roi Cômor au Maréchal, je l’ignore ; cela se perd dans la nuit des âges !

— Mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras le satanisme avec votre Gilles de Rais, reprit Chantelouve, après un silence.

— Oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n’étaient pas aussi loin de nous ; ce qui serait vraiment plus alléchant et moins désuet, ce serait de décrire le Diabolisme de nos jours !

— Sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie.

— Car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe des choses inouïes pour l’instant ! L’on m’a parlé de prêtres sacrilèges, d’un certain chanoine qui renouvellerait les scènes sabbatiques du Moyen Age.

Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia ses jambes et levant les yeux au plafond, il dit : — Mon Dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissent à se glisser dans le troupeau de notre clergé ; mais celles-là sont si rares qu’elles ne valent même pas qu’on s’en occupe. — Et il coupa la conversation, en parlant d’un livre sur la Fronde qu’il venait de lire.

Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de ses relations avec le chanoine Docre. Il garda le silence, un peu embarrassé.

— Mon ami, fit Mme Chantelouve, en s’adressant à son mari, vous avez oublié de remonter votre lampe, elle charbonne ; bien que la porte soit fermée, je sens la fumée d’ici.

Il sembla que ce fût un congé qu’elle signifiait. Chantelouve se leva et, avec un vague ricanement, il s’excusa d’être obligé de continuer son oeuvre. Il serra la main de Durtal, le pria de ne plus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe de chambre sur son ventre, il quitta la place.

Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s’en fut jusqu’à la porte, s’assura, d’un coup d’oeil, qu’elle était close, puis elle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer un mot, elle lui prit la tête entre les mains, posa les lèvres sur sa bouche et l’ouvrit.

Il gémit furieusement.

Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et il voyait courir des étincelles d’argent à leur surface ; il la tint entre ses bras, pâmée, aux écoutes ; doucement, elle se dégagea en soupirant, tandis que, gêné, il allait s’asseoir un peu loin d’elle, en se crispant les mains.

Ils s’entretinrent de choses vaines ; elle, vantant sa bonne qui se jetterait au feu, sur son ordre ; lui répondant par des gestes d’approbation et de surprise.

Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front.

— Ah ! dit-elle, je souffre cruellement quand je pense qu’il est là, qu’il travaille ! non j’aurais trop de remords ; c’est bête ce que je dis, mais s’il était un autre homme, un homme qui allât dans le monde et fît des conquêtes... ce ne serait pas la même chose.

Il l’écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes ; à la fin, se sentant tout à fait apaisé, il se rapprocha d’elle et lui dit :

— Vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou que nous persistions à demeurer sur la rive, est-ce que le péché n’est pas, à une nuance près, le même ?

— Oui, je sais bien, mon confesseur me cause, — plus durement par exemple, — mais un peu comme vous ; eh bien, non, vous aurez beau dire, ce n’est pas exact.

Il se mit à rire, songeant que le remords était peut-être le condiment qui sauve l’inappétence des passions blasées, puis il plaisanta :

— En fait de confesseur, reprit-il, si j’étais casuiste, il me semble que je chercherais à inventer de nouveaux péchés ; je ne le suis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j’en ai trouvé un.

— Vous ! et riant, à son tour : puis-je le commettre ?

Il la dévisage ; elle avait l’air d’un enfant gourmand.

— Vous seule pouvez vous répondre ; maintenant je dois vous avouer que ce n’est pas un péché absolument neuf, car il rentre dans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis le paganisme, mal défini, dans tous les cas.

Elle l’écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil.

— Ne me faites pas languir, dit-elle ; allez au fait, quel est ce péché ?

— Il n’est pas facile à expliquer ; je vais essayer néanmoins ; dans la province de la Luxure, on relève, si je ne me trompe, le péché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons-y, n’est-ce pas, la démonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, en sus de tout cela, ce que j’appellerai le Pygmalionisme, qui tient, tout à la fois, de l’onanisme cérébral et de l’inceste.

Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant, de son oeuvre, d’une Hérodiade, d’une Judith, d’une Hélène, d’une Jeanne d’Arc, qu’il aurait ou décrite ou peinte, et l’évoquant et finissant par la posséder en songe ! — Eh bien, cet amour est pis que l’inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable ne peut jamais commettre qu’un demi-attentat, puisque sa fille n’est pas née de sa seule substance mais bien aussi d’une autre chair. Il y a donc, logiquement, dans l’inceste, un côté quasi-naturel, une part étrangère, presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, le père viole sa fille d’âme, la seule qui soit réellement pure et bien à lui, la seule qu’il ait pu enfanter sans le concours d’un autre sang. Le délit est donc entier et complet. Puis, n’y a-t-il pas aussi mépris de la nature, c’est-à-dire de l’oeuvre divine, puisque le sujet du péché n’est plus, ainsi que dans la bestialité même, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un être créé par une projection du talent qu’on souille, un être presque céleste, puisqu’on le rend souvent immortel, et cela par le génie, par l’artifice ?

Allons plus loin encore, si vous le voulez ; supposez qu’un artiste peigne un saint et qu’il s’en éprenne. Cela se compliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce serait énorme !

— Et peut-être, serait-ce exquis !

Il demeura abasourdi par ce mot ; elle se leva, ouvrit la porte et appela son mari.

— Mon ami, dit-elle, Durtal a découvert un nouveau péché !

— Quant à cela, non, fit Chantelouve qui s’encadra dans le chambranle de la porte ; l’édition des vertus et des vices est une édition ne varietur. l’on ne peut inventer de nouveaux péchés, mais l’on n’en perd pas. Au fond, de quoi s’agit-il ?

Durtal lui expliqua sa théorie.

— Mais, c’est tout bonnement une expression raffinée du succubat ; ce n’est pas l’oeuvre enfantée qui s’anime, mais bien un succube qui en prend la nuit, les formes !

— Avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui se féconde sans aucune aide, est au moins un péché distingué, car il est un privilège des artistes, un vice réservé aux élus, inaccessible aux foules !

— Quel aristo de l’ordure vous faites ! dit Chantelouve, en riant. — Mais je vais me replonger dans mes vies de saintes ; c’est d’atmosphère plus bénigne et plus fraîche. — Sans adieu, Durtal, je vous laisse continuer avec ma femme ce petit marivaudage satanique.

Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu’il put, mais une pointe d’ironie perçait.

Durtal la sentit. — Il doit se faire tard, pensa-t-il, lorsque la porte se fut refermée sur Chantelouve ; il consulta sa montre, onze heures allaient sonner ; il se leva pour prendre congé.

— Quand vous verrai-je ? murmura-t-il, très bas.

— Chez vous, demain, à neuf heures du soir.

Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit mais elle voulut le taquiner.

Elle l’embrassa, maternellement, sur le front, puis elle consulta, de nouveau, ses yeux.

Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leur implorante question par un long baiser qui les ferma, puis descendit jusqu’aux lèvres dont elle but le douloureux émoi.

Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Il descendit, satisfait qu’elle se fût enfin engagée à lui céder demain.