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Les annales politiques et littéraires, 11 septembre 1898

En Hollande

Sensations d’Amsterdam

Hier, je suis arrivé, fiévreux, moulu, dans la bonne ville d’Amsterdam, et, muni de pressantes et inutiles recommandations, je me suis présenté à l’hôtel du Haas (du Lièvre). L’on m’a aussitôt conduit dans une vaste chambre, et, inquiet, j’ai vu un lit qui montait au ciel. Une fois seul et déshabillé, j’approchai une chaise et d’un élan vigoureux je sautai sur ce lit; ce fut terrible; tombé du plafond jusqu’au plancher dans un gouffre de plumes, j’ai creusé une rainure, et des murs tièdes et mous se sont refermés sur moi. J’ai envié les lits belges, des galettes avec beaucoup de fèves sur la croûte et des serviettes en guise de draps. Sans doute, il n’est point enviable de se raboter le dos sur des pointes et dès que l’on pénètre dans un lit de voir les draps s’enfuir et de se trouver nu, mais enfin cela vaut mieux qu’une inhumation dans une tombe en duvet dont les parois dégagent la chaleur humide des bassinoires.

Puis, ce soir, j’ai dîné à la table d’hôte, et l’on m’a servi une soupe aux boulettes de viande et au pourpier. Ensuite, un garçon en habit noir, dont la gravité m’imposait, déposa sur mon assiette du turbot qu’il enveloppa dans une couche de gelée de groseille. Ce mélange inattendu d’une confiture et d’un poisson m’a atterré. Pris séparément, le turbot était parfait et la groseille, un peu sûre, sentait les champs; réunis, ils dégagaient un parfum terrible de mets gâté rajeuni par du poivre. Je commençais à me défier de l’hôtel, quand le patron lui-même s’approcha et me servit avec componction, comme on sert un mets rare, quelque chose de violâtre et de trouble, semblable à de la lie de vin congelée. La peur me prit, je demandai à cet homme, qui parlait français, le nom de ce plat. Il sourit et s’inclinant chuchota:

— Chou rouge farci au miel.

— Aïe! je goûtai et bondis sur ma chaise. Un fleuve de graisse jaune, outrageusement sucré, s’écoulait du ventre de ce chou. Le coeur me leva, je prétextai un rendezvous et je sortis.

Une fois dehors, j’aspirai une bouffée d’air et roulai une cigarette. Il faisait nuit; tout autour de moi bruissait la ville, dans un relent de vase. Je tâchai de m’orienter, me guidant sur les faîtes des monuments qui bordent le Dam, la grande place de la ville; j’errai au travers d’interminables canaux, franchis des ponts-levis, revins sur mes pas, tournai sur moi-même, me retrouvai stupéfait sur le Dam.

Les ruelles étant en quelque sorte concentriques, l’on marche pendant des heures et l’on aboutit à la place d’où l’on est parti.

Las de ce manège, je m’engage dans la rue somptueuse d’Amsterdam, la Kalverstraat et, fatigué de pivoter sur place, je marche, je marche toujours en droite ligne, puis je me perds, jusqu’à ce que je débouche sur un canal plus large, rempli de barques. Devant moi se dressent des parapets, au-dessous, des nappes immobiles d’eau. Personne. Je fais encore quelques pas et alors se lève un monument étrange, une antique bâtisse, flanquée de cinq tours coiffées de toits en éteignoirs, percée de fenêtres en ogive; sans m’en douter, je suis arrivé devant la Saint-Anthonieswaagg, sur le marché neuf, un ancien donjon qui servit au Moyen Age de porte de défense à la ville, et qui abrite maintenant, je crois, les services du Poids public.


X

L’impression est étrange; dans ce milieu endormi de bateaux silencieux couchés sur une eau sans rides, ces tours ne détonnent point; elles vous reculent naturellement vers les siècles révolus, vous ramènent à des époques imaginées par des lectures. C’est le plein Moyen Age et le silence de la ville, les ombres encapuchonnées qui passent, solitaires et lentes, rappellent la mélancolie des couvre-feux, la vie nocturne interdite des anciens temps.

Et tout à coup un carillon éclate, un pauvre petit carillon, chantant des airs populaires et fluets, des mélodies enfantines et barbares qui sonnent comme du verre cassé et auxquelles succèdent les coups lourds et espacés de l’heure. Non, vraiment, l’on est bien loin de Paris, dans un autre pays, dans un autre siècle; je reviens sur mes pas, je finis, à force de vagabonder sur des berges, par retrouver le Dam.

Je suis fourbu, j’avise un café et je demande une tasse de thé, car, en dépit de mes courses précipitées, le redoutable chou rouge dont j’ai goûté m’obère. Je suis en pleines ténèbres. Comme les moeurs changent! En France, les cafés renommés flamboient. Partout des dorures et des glaces; des garçons qui bousculent des plateaux et des verres jonglent avec des carafes, répondent en hurlant des "voilà!" aux consommateurs qu’ils ne servent point. Ici, pas une lumière, pas un bruit. L’on est séparé du fond du café, maigrement éclairé, par un imperméable rideau qui intercepte toute lueur. Sur la pointe du pied, comme s’il entrait dans une chambre de malade, le garçon s’avance, et dans l’obscurité qui vous entoure, c’est à peine si l’on entrevoit la forme de gens assis qui boivent; l’on cherche à tâtons sa tasse, et l’on se brûle bêtement les doigts; par instants, dans cette nuit semée de points rouges par des feux de cigares, l’on aperçoit, lorsque les voisins fument plus vivement, un côté de nez, un bout de favoris, un tronçon de crâne, un petit coin de bouche, un soupçon d’yeux.

Ce repos de la vue et de l’ouïe ne me déplaît point. Je remâche ma journée. Quelles courses! Que de merveilles dans ces musées que j’ai parcourus! J’ai enfin vu la Ronde de nuit de Rembrandt, ainsi appelée parce que la scène se passe en plein jour. Les singulières sensations que l’on éprouve devant cette toile! D’abord une stupeur, puis une impression de désenchantement, enfin une admiration qui supprime la critique du détail, la gêne de cette figure d’homme au long buste et aux courtes jambes qui parle au capitaine Kock, le vagabondage du sujet, le tohu-bohu de la toile, l’étrange apparition de cette petite fille vieillotte, de cette fée bizarre, de cette Morgane naine qui ressemble à Rembrandt, car c’est un fait qui n’a été observé jusqu’à ce jour par aucun des nombreux écrivains acharnés à vouloir expliquer le mystère de cette oeuvre, ce délicieux petit monstre a les traits, le nez, le plissement d’yeux du peintre. Rembrandt s’est créé dans ce tableau une fille spirituelle, faite à son image, pompeusement attifée comme lui, splendide et barbare, une fille de rajah, une Hollandaise née en Orient, élevée dans une synagogue des bords du Rhin. Ce tableau est peut-être l’oeuvre d’art où le rêve s’est le plus intimement mêlé à la réalité, une oeuvre admirablement folle, divinement précise.

Et c’est dans ma tête excédée un défilé continu de toiles. Mais un phénomène singulier se produit. Par-dessus les oeuvres si vantées du Musée, par-dessus le Banquet des arquebusiers de Van der Helst, par-dessus les Steen, par-dessus Rembrandt, des oeuvres inconnues me reviennent, des églises d’Hendrik Van Vliet, de Delft, des portraits de Moreelse, des paysages de Jodocus, de Momper, et je resonge maintenant à une merveilleuse marine, la plus belle peut-être que l’école hollandaise ait produite, Une tempête sur la Meuse, de Klaatz Zorgh, une mer d’un vert livide bondissant jusqu’aux ténèbres d’un affreux ciel. Et je sors du Musée, du Trippenhuis, comme on l’appelle, et je vais jusqu’à l’ancien hospice des vieillards où est installé le Musée Van der Hoope. Ah! les deux splendides Ruysdael et le prodigieux Jan Steen! Vaguement, je revois une grosse femme couchée sur un banc, soûle, et fumant une pipe; vaguement je passe devant le moulin de Ruysdael qui bat de ses ailes en croix les noires fumées des nuages, mais tout se confond et s’efface, mes yeux se ferment.

Je finis par me reprendre. Je réfléchis que mieux vaudrait s’aller coucher que de vaciller ainsi sur une chaise; d’ailleurs j’ai, grâce au thé, vaincu le fabuleux chou rouge, et je regagne mon hôtel et tombe au fond du fossé du lit, entre les deux buttes de plume.

Le lendemain, je me lève de bonne heure et j’arpente la ville. Partout, de hautes maisons à toits en escalier, à pignons troués d’une lucarne comme d’un gros oeil. Derrière elles toute une forêt de mâts dont les cimes passent et bariolent le ciel avec les couleurs aiguës de leurs pavillons. Toutes les rues sont liquides, la chaussée étant occupée par de l’eau, margée de trottoirs sur lesquels les maisons s’ouvrent. Et ces maisons presque pareilles, toutes en hauteur, avec leurs façades étriquées, rouges, rayées de blanc par la chaux qui joint les briques, se bigarrent de voyantes enseignes. Ici, une tête de Turc en bois indique un négoce de droguerie; là, une couronne d’épis secs, tressée de vieilles loques de soie, piquetée de paillons, annonce un débit de harengs frais, et dans la monotonie des rues presque semblables, les images se succèdent, amusant l’oeil comme ces images d’épinal dont la vue évoque fatalement des souvenirs d’enfance, de grosses douleurs et de vives joies. C’est étrange, mais l’impression que me donne, au débotté, cette immense ville, est celle d’une ville "pour l’enfance", d’une ville sentant la cannelle des gâteaux, l’anis, le café au lait et le pain chaud. Dieu sait pourtant si les opulents armateurs de ce port s’occupent de balivernes, et s’ils sont obsédés par de puériles joies! Partout, l’on charge et l’on décharge des bateaux, partout, le long des maisons, l’on voit des plaques de cuivre, des enseignes, des gens qui circulent avec des porteplume derrière l’oreille ou dans la bouche. Ah mais non, l’on ne rit pas ici, pendant le jour! — si ce n’est le matin, quand les servantes sortent. Elles sont là qui piaillent et rient, causent avec les femmes établies dans des caves ouvertes sous le trottoir et dans lesquelles l’on vend de l’eau chaude pour le thé et de la tourbe braisillante pour les chaufferettes.

Je remonte vers le port.

L’embarcadère des bateaux du Zuyderzee est à deux pas; un vapeur chauffe, allons-y; je prends un billet de 45 cents pour Zaandam, que mon cousin m’a bien recommandé de visiter. Mon voyage au long cours va durer une heure. Eh mon Dieu! c’est un commencement de traversée. Nous filons au travers d’une forêt de mâts, puis les rives commencent, ces rives de pâturages, d’un vert si tendre sous un ciel d’un bleu si pâle. Tout le long de la route, des vaches noires et blanches lèvent le mufle, nous regardent; nous croisons des barques de pêche, souvent occupées par des matelotes seules.

Enfin, les moulins à vent apparaissent, des masses de moulins qui scient le bois, mondent l’orge, broyent des couleurs, dessèchent la terre, des moulins gigantesques qui font la roue et donnent l’illusion d’un ciel qui tourne; et le village, avec ses maisons peintes en jaune et en vert et ses toits en tuiles vernissées, paraît un village d’opéra-comique, propre comme un sou, bien entretenu, bien repeint!


X

Et je suis revenu, pour varier les plaisirs, par le bateau d’Alkmaar, qui m’a fait passer par une infinité de canaux, de barrages, d’écluses, un chemin bizarre, rempli de barrières dans lesquelles peuvent seules pénétrer les petites barques, des barrières en haut desquelles se tient un vieil homme en casquette et en sabot, qui tient au bout d’une ligne, comme une amorce à pêche, un sabot dans lequel les mariniers déposent le droit de péage, quelques centimes.

Et je me suis retrouvé pour l’heure du dîner sur le Dam, devant la croix de métal, un monument commémoratif des campagnes de 1830, figuré par une statue de la Concorde en grès jaune sur piédestal agrémenté de jets d’eau.

Décidément, je préfère à ces monuments modernes d’Amsterdam les quelques vestiges de vieilles maisons qui restent encore dans certaines rues, et ce sont elles que je vais voir avant de rentrer à la table d’hôte, où le patron continue à s’incliner, en me servant des mets les plus étranges. Cet homme a pourtant tenu compte de mes observations, il m’a procuré une paillasse un peu dure qui doit conjurer la mollesse du matelas de plume. L’essai que je fis, ce soir, a été charmant. Les feuilles de maïs sèches insérées dans cette paillasse craquent dès qu’on y touche. Je me suis joué, pour moi tout seul, le bruit des écluses. Je me suis figuré naviguer sur un bâtiment, dans une cabine, j’ai rêvé de java, de Batavia, des îles de la Sonde, des Indes, de l’Océanie, tout en ronflant comme un bienheureux loir. Ce sont les vraies traversées, celles-là, sans périls, sans perte de temps, et, qui plus est, gratis.


Joris-Karl Huysmans