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Les Foules de Lourdes (1906)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII, XIV et XV.


« Et secutae sunt eum turbae multae et curavit eos, ibi. »
SAINT MATTHIEU, XIX, 2.

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XI

RIEN n’arrive comme on le croit, ici ; on vit dans l’imprévu ; ce matin, je suis encore allé à l’hôpital ; les malades qui m’intéressaient n’y sont plus ; ils ont quitté Lourdes, par des trains de nuit. La petite religieuse blanche a recouvré l’usage de ses jambes ; le genou, après quelques nouveaux bains, s’est désenflé et la charnière s’est réparée, très souple ; elle est partie gaiement, marchant sans aucun aide. Je puis donc espérer qu’elle rentrera guérie, dans son cloître* (* Deux années se sont écoulées depuis que ces lignes ont été écrites. La soeur Justinien est revenue en pèlerinage d’action de grâces à Lourdes. Elle a été examinée de nouveau et nulle trace ne reste de la coxalgie tuberculeuse dont elle était atteinte. L’on peut donc affirmer que, dans les conditions où elle s’est produite, sa guérison a été vraiment miraculeuse.) ; mais le môme à la gouttière de bois !

Il est retombé, paraît-il, plus malade qu’auparavant et on l’a remporté, réintégré, dans son appareil, presque mourant, dans le wagon !

Ici, je ne comprends plus ; le miracle acquis ne me surprend pas ; mais le miracle, accordé d’une main et retiré de l’autre, me désarçonne ; je n’y suis plus du tout.

Je sais bien qu’un miracle qui ne dure pas, qui n’est pas entériné par l’épreuve du temps, n’en est pas un ; et cependant, comment nier une intervention extranaturelle dans le cas de cet enfant ? une jambe tordue se redresse, une couronne d’abcès sèche, la peau se reforme sous des croùtes prêtes à se détacher, la santé revient, sans transition, sans convalescence, avec la vigueur nécessaire pour courir sans fatigue, et cela, instantanément, en coup de foudre, après une simple immersion dans un bain d’eau sale ; est-ce explicable par des raisons purement physiologiques ? je ne le pense pas.

Si j’ai, en effet, recours aux arguments des médecins, décidés à ne voir dans les faits qui se passent à Lourdes que des phénomènes de la suggestion et de l’exaltation de la Foi, devenues, suivant eux, une panacée souveraine contre la plupart des maux, j’aboutis à des résultats dont l’absurdité s’avère manifeste.

Que des gens atteints de maladies nerveuses, que des femmes hystériques soient guéries par une forte commotion, c’est possible ; je vois un certain nombre de femmes à Lourdes auxquelles ces théories peuvent, en effet, s’appliquer ; seulement, nul ne les considère comme des miraculées, nul ne s’en préoccupe, ici, mais il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une grande personne qui peut si autosuggestionner, en se persuadant, d’avance, qu’elle sera guérie ; il s’agit d’un marmot de sept ou huit ans ; et il faut avoir vu baigner des enfants dans la piscine, pour se rendre compte de leur état d’esprit, à ce moment. Ils ne songent pas plus à prier la Vierge qu’à guérir. Ils se débattent, en pleurant et en criant, entre les mains des infirmiers qui les tiennent ; et, une fois dans l’eau, ils hurlent jusqu’à ce qu’on les en retire !

Quelle suggestion voulez-vous qu’il y ait, dans ces conditions, chez un enfant dont la piété est d’ailleurs souvent nulle ?

Mais si, au point de vue humain, le cas du petit garçon de Belley me demeure inintelligible, je dois avouer qu’au point de vue divin, il me paraît plus incompréhensible encore.

Un homme, une femme, parvenus à l’état cachectique de la dernière période de la phtisie galopante, et amenés, mourants, à Lourdes, sont guéris, soit dans la piscine, soit pendant la procession du Saint-Sacrement, soit sans rien de tout cela, dans la solitude, en un coin ; c’est une guérison, sans marche lente et progressive, une guérison immédiate. Ils sont auscultés par plusieurs médecins qui ne trouvent plus trace des lésions ; ils se promènent, mangent, boivent, dorment, ainsi que vous et moi ; ils sont en quelque sorte ressuscités ; ils repartent et, quelquefois, six mois après, chez eux, tout revient.

C’est évidemment étrange, — car enfin la suggestion n’a jamais, que je sache, fait repousser, ne fût-ce que pour six mois, des poumons que l’on a, comme on dit dans le peuple, crachés, — mais l’on peut cependant admettre que ces gens, une fois réinstallés dans leurs foyers, se sont remis à vivre, au mépris de toute hygiène, dans les milieux contaminés où ils avaient contracté la tuberculose qui disparut à Lourdes. Le miracle n’est pas, en effet, un vaccin qui dispense ceux qui l’ont obtenu de nouvelles maladies, un sérum qui les préserve de celle même dont ils furent, une première fois, guéris ; d’autre part, en se plaçant au point de vue divin, il est permis de penser que ces malades, rendus à la santé, ont abusé de la grâce et que leur rechute est une punition, mais pour l’enfant de Belley ces hypothèses sont vaines. Il n’a pas changé de place et il n’a pu mésuser, à son âge, des bienfaits reçus ; le retour offensif du mal ne peut donc être le signe d’un avis ou d’un châtiment ; alors, comment expliquer l’ironie de ce faux miracle, le mensonge de cette validité factice ? est-ce un piège tendu par le singe de Dieu, le coup renouvelé des fausses voyantes qu’il suscita du temps des apparitions de la Vierge à Bernadette, pour brouiller les cartes, pour jeter le doute sur la certitude des vrais miracles, ou est-ce autre chose, mais quoi alors ?

Je confesse que cette histoire est celle qui m’a le plus stupéfié à Lourdes, et, plus je la scrute et moins je la comprends, en admettant toutefois que ce gamin ne se rétablisse pas en cours de route ou lorsqu’il sera rentré à l’hôpital, car les exemples de ces guérisons accordées, après un séjour dans le douaire de la Vierge, mais seulement après qu’on l’a quitté, abondent.

je me dis, en sortant de l’hôpital, que Lourdes est beaucoup moins simple que ne le croient et les catholiques et les incrédules. Pour les uns, tout est miracle ; pour les autres, rien ne l’est ; il y a encore autre chose, le mystère plus affolant, selon moi, d’un Dieu qui tolère les parodies ou qui se reprend !

Je vais au monastère des Clarisses, situé sur la même avenue, et je remets, en y arrivant, à la soeur tourière, une lettre d’introduction que j’ai reçue pour son Abbesse. Je voudrais entendre, de sa bouche, le récit d’un miracle très particulier qui lui est advenu, il y a plus de vingt ans.

Je m’installe, en attendant la réponse, dans la chapelle. Son décor est en parfaite accordance avec les moeurs expiatrices de ses nonnes ; c’est une pauvre bicoque de campagne, très simple, avec, devant la treille noire de la clôture, un maigre autel garni de chandeliers de bois ; elle est très bien, elle est telle qu’elle doit être pour un institut voué à la pénitence ; elle est quasi déserte, à cette heure, et, assis sur une chaise, je pense à cet Ordre admirable de sainte Claire, réformé par sainte Colette. Il est certainement celui des Ordres de femmes qui est demeuré le plus fidèle à sa règle et le plus intact ; et c’est probablement à cause même de cette constance, qu’il s’est montré plus résolu, plus brave que les autres, dans la tourmente ; au reste, on peut le dire, à l’honneur des enfants de saint François, ils sont les seuls qui aient tenu bon jusqu’au dernier moment, les seuls, à l’heure présente, qui aient le courage, en habitant Paris, de porter, en pleine rue, de même que les Capucins, le costume de leur Ordre.

En tout cas, à Paris, au lieu de déserter comme les Carmélites, qui ont abandonné sans coup férir leur poste de combat, les Clarisses n’ont pas quitté leur geôle de l’impasse de Saxe. Privées de jardins et dénuées d’air, elles y meurent, ainsi que des mouches, mais joyeusement, en réparatrices de crimes qu’elles ignorent ; elles sont les seules parafoudres de la ville, maintenant. Ici, à Lourdes, ce sont encore elles qui endurent les premiers chocs démoniaques et prennent à leur compte les méfaits commis. Aussi, sont-elles parfois écrasées par d’incroyables maux qui ne sont pas guéris par l’eau de la Grotte, ceux-là !

L’on me parlait, l’an dernier, d’une de ces saintes atteinte d’une enflure telle qu’elle ressemblait plus à une mongolfière qu’à une femme ; elle ne pouvait rester ni assise, ni debout et la posture sur le dos était intolérable ; ce n’était pas une hydropisie ; c’était on n’a jamais su quoi ; elle mourut, radieuse, enviée par ses compagnes et il fallut fabriquer un cercueil exprès pour l’inhumer.

Ce que ce petit couvent de Lourdes, jeté au bord du torrent dont il entend, jours et nuits, le fracas régulier, est triste ! il est entouré d’un jardinet minuscule en pente, et l’on aperçoit, par-dessus ses murs, les croix de bois de son cimetière. Les moniales ont bien peu de place pour se promener ; leur vie est atroce et divine : jeûnes permanents, jamais de viande, sommeil coupé en deux tronçons, coulpes et offices, hiver comme été, les pieds nus ; elles vivent de quoi ? des quelques aumônes déposées dans une sorte de marmite à couvercle installée dans la chapelle ; quand ce tronc est vide, elle demandent leur pâture à l’évêché ; mais elles ne reçoivent que la somme nécessaire pour assurer les repas d’un jour, car elles ne peuvent posséder, ni en argent, ni en provisions, la moindre avance ; elles doivent être pauvres et elles le sont pour de bon, celles-là !

Cela nous change un peu de ces autres Ordres, âpres au gain et hantés par la manie des bâtisses, que la Providence a laissé balayer, de même que des épluchures de piété, de notre sol !

La soeur interrompt mes réflexions, en me venant quérir ; elle m’annonce que l’Abbesse est au parloir et elle m’introduit, au sortir de la chapelle, dans une petite pièce, blanche et nue, où je m’assieds sur une chaise de paille, tout contre une grille de fer noir, garnie de broches, et fermée encore, derrière ses barreaux, par une plaque de fonte, percée, ainsi qu’une écumoire, de trous, mais, au lieu d’être ronds, ils sont allongés en fentes de tirelire et la conversation, pénible derrière ce blindage qui assourdit les voix, s’engage ; je demande à l’Abbesse de me relater, par le détail, le miracle dont j’ai ouï parler et j’entends le petit rire gai d’une vieille femme, accompagné par le rire plus jeune de la soeur discrète qui l’assiste.

— Oh ! c’est si loin, Monsieur, il y a vingt-cinq ans de cela ; pensez-donc !

Enfin, sans se faire prier, elle me raconte son histoire :

— Elle était soeur, sous le nom de Marie des Anges, dans la maison des Clarisses-Colettines de la rue Sala, à Lyon, lorsqu’en 1867, peu de temps après avoir émis ses voeux, à l’âge de vingt-cinq ans, elle fut atteinte d’une affection cancéreuse du lobe gauche du foie ; elle fut, trois années, malade, employée à l’infirmerie, puis il lui fallut s’aliter et elle demeura couchée pendant sept ans ; elle ne pouvait s’alimenter et était arrivée à un tel état de dépérissement que l’on attendait sa mort, de jours en jours ; ce fut alors que la mère Thérèse qui avait été envoyée, depuis deux années, à Lourdes afin d’y établir, avec quelques-unes des moniales de Lyon, le monastère actuel, écrivit à sa maison-mère de la rue Sala pour obtenir qu’on lui donnât la soeur Marie des Anges. De deux choses l’une, disait-elle, ou elle guérira et ce sera la preuve que notre création de cloître est approuvée par la Vierge, ou elle ne guérira pas, mais alors elle fondera l’infirmerie, sera notre première malade et, en sa qualité de membre souffrant du Christ, elle portera bonheur à la communauté.

Notre mère de Lyon, reprit l’Abbesse, après un silence, ne savait à quoi se résoudre ; elle jugeait — et c’était l’avis unanime des médecins — que j’étais trop malade pour subir les fatigues d’un voyage à Lourdes ; elle me consulta, mais, moi, je n’avais pas d’opinion ; j’étais liée par mon voeu d’obéissance, prête à rester ou à m’en aller où l’on voudrait. Notre mère hésitait toujours, quand le cardinal Caverot, alors archevêque de Lyon, vint en visite à l’abbaye. Notre mère, devant moi, lui soumit le cas. Son Éminence pensa que je devais partir, mais quand je lui demandai, comme à mon supérieur, si je devais solliciter de la Sainte Vierge ma guérison, il me répondit textuellement ces mots : « Ma fille, je n’en ai pas l’inspiration. »

On m’embarqua donc, pour constituer la première malade du nouveau monastère ; le voyage fut bien pénible, mais tout le monde, en route, était si attentionné, si charitable pour moi ! — Il fallait, en descendant des trains, me coucher sur une civière et, chaque fois qu’on me bougeait, j’étais sur la croix ; enfin j’arrivai, presque morte ; on me traîna tant bien que mal jusqu’à l’entrée de ce couvent et la mère Thérèse me fit intimer l’ordre de ne pas me baigner et de réclamer ma guérison.

On me transféra donc à la grotte — c’était le 17 septembre 1878. — Là, on m’étendit par terre, derrière un autel roulant et on me laissa.

J’ignorais à qui je devais obéir, au Cardinal ou à l’Abbesse ? au fond, l’idée de guérir me désolait ; pensez donc, je n’avais plus, de l’avis de tous, que quelques jours à vivre pour être auprès du Bon Dieu... enfin, je m’abandonnais à sa volonté, en pleurant, quand un évêque, suivi d’un Monsieur de Lyon, que je connaissais, pénétra dans la grotte. Ce Monsieur me désigna à l’évêque qui me questionna ; je lui expliquai du mieux que je pus pourquoi j’étais là ; et je pouvais à peine parler, tant j’étais faible ! puis, croyant que ce prélat était mon nouveau supérieur, l’évêque de Tarbes, je lui dis : « Monseigneur, vous êtes maintenant mon maître et c’est à vous que je dois l’obéissance ; voulez-vous me commander de guérir ? »

Il fut surpris et me répondit : « Mon enfant, je le veux bien, si la Vierge le veut. »

J’eus à peine le temps de formuler ma prière ; je fus enveloppée dans un grand frisson et jetée debout. Mgr Fonteneau, — car, je l’ai su après, — ce n’était pas l’évêque de Tarbes, mais l’évêque dAgen qui m’avait interrogée, fut bien content et il me bénit. Les pèlerins étaient accourus, de tous les côtés, et voulaient m’emmener au bureau des constatations médicales, mais le Père Sempé, qui était alors le supérieur des missionnaires de la Grotte et qui avait été aussitôt prévenu du miracle, s’y opposa. — « Elle est hors de sa clôture, dit-il, qu’elle y rentre, et au plus vite ! »

Et voilà tout ce que je puis vous raconter ; vingt-cinq années se sont écoulées depuis et je n’ai jamais plus été malade...

— Alors, ma révérende Mère, vous ne teniez pas du tout à guérir ?

— Ah ! non, s’écria vivement la Mère Marie des Anges, Dieu soit loué ! mais songez que je ne vis plus maintenant que pour encourir la responsabilité de cette charge d’Abbesse que je ne cherchais pas... et j’étais prête alors — autant qu’on peut l’être — à paraître devant le Seigneur !...

Et, après un soupir, elle changea la conversation et m’entretint de ce bon Mgr Fonteneau qui ne serait jamais revenu à Lourdes, quand il vivait, sans la visiter...

— Et vous n’êtes jamais retournée à la Grotte, même pour y faire une action de grâce ?

— Non, puisque je ne puis sortir de la clôture... on m’a rapporté que la grotte était bien changée, qu’on y avait mis, à cause de la foule, des grilles... moi, je me la rappelle toujours, très simple, sans rien... telle qu’elle était alors.

Je rumine cette histoire, après avoir pris congé de l’Abbesse. Je pense encore à cette théorie de la suggestion, chargée d’expliquer toutes les cures de Lourdes ; mais voilà une moniale qui n’enviait pas du tout un réveil de santé, et qui a été, en quelque sorte, guérie malgré elle ! si elle s’était autosuggestionnée, ce serait le contraire qui se serait produit ; elle serait, comme elle le désirait, morte !

Elle est vraiment intense, elle est vraiment râpée, à la fin, cette théorie ! l’on n’a jamais vu la thérapeutique suggestive guérir, ainsi que cela se passe à Lourdes, des maladies de poitrine et des maladies de foie, des cancers et des lupus ; on ne l’a jamais vue rendre les yeux aux aveugles et l’ouïe aux sourds. La vérité est que ceux qui prônent ce genre de traitement sont bien obligés d’avouer, s’ils ne sont pas des charlatans, que ses effets sont des plus infidèles et des plus restreints. Hélas ! c’est tout juste s’ils parviennent à pacifier ces affections de nerfs dont ils nous rebattent les oreilles, depuis des ans ! — Si faillite de la science il y a, c’est bien par la psychothérapie, à peine née et déjà moribonde, qu’elle commence !

Mais, par contre, la belle preuve administrée par la Vierge de la puissance des voeux monastiques ! car ce miracle, c’est le miracle de l’obéissance ; et je me souviens de la petite soeur blanche du Saint-Esprit de Bretagne ; qui sait si, elle aussi, n’a pas été sauvée pour les mêmes raisons ? était-elle si heureuse que cela de vivre ? je me remémore son cri : « Ce que notre mère va être contente ! » — Elle est donc venue ici par obéissance, et a requis, sur l’ordre de sa supérieure, sa guérison et elle semblait plus satisfaite pour sa maîtresse que pour elle-même d’être enfin rétablie ! Qui peut sonder les délicieux abîmes d’une âme, détachée d’ellemême et fondue en Dieu ?

L’obéissance monastique est si désordonnée sous son apparence régulière, si profonde sous la banale tranquillité de ses semblants, qu’elle ne peut s’accomplir sans un secours spécial d’en Haut, sans une aide !

Un supérieur ou une supérieure, c’est-à-dire des êtres faillibles et médiocres, pour la plupart, tiennent dans le cloître la place du Christ ; et il est nécessaire de se convaincre que ce qu’ils commandent, Jésus le commande, que ce qu’ils défendent, Jésus le défend. — Et cela ne serait encore rien d’obéir extérieurement, en toutes choses, grandes ou petites, faciles ou difficiles, à toute heure et en tout lieu, mais il faut encore obéir intérieurement, avec une entière servitude de l’esprit, avec une parfaite soumission du coeur !

Il convient donc de s’aveugler soi-même, de ne pas vouloir examiner si l’injonction prescrite est raisonnable ; il faut que la sujétion soit simple et confiante, sans restriction mentale ; il faut qu’elle soit adhérente et simple, souple et joyeuse !

Cet idéal est si contraire à la nature humaine qu’il existe à peine, est-il besoin de le dire, dans les couvents. Essayez de vous persuader que vous allez abandonner sans réserve, de votre plein gré, tout ce qui constitue votre personnalité, tout ce qui fait de vous un homme différent d’un autre homme ; représentez-vous encore qu’il siéra de mater cet égoisme plus ou moins conscient qui vous incitera toujours à vous intéresser plus à vous-même qu’à votre prochain ; figurez-vous aussi que vous devrez renoncez à vous consulter, être indifférent aux humiliations et aux souffrances, que vous ne serez plus qu’un objet animé entre les mains d’un Abbé dont le caractère peut être celui d’un tyran ou d’un gâteux et que, par vertu, vous ne serez plus, lorsqu’il touchera votre déclic, qu’une machine tournant sur ses propres aîtres, pour les broyer — et vous concevrez le volcan de révolte qui bout et gronde, prêt à exploser en vous !

Et cependant, il y a des humains qui subissent, patiemment, gaiement, tant ils aiment Dieu et en sont aimés, cet écrasement de leur volonté, qui se forcent à se taire et se submergent eux-mêmes dans l’heureuse indifférence que le Ciel apitoyé prépare ; telle me paraît être la bonne Abbesse des Clarisses ; mais pour une qui répond exactement à la vocation divine des cloîtres, combien d’autres que je connus — qui étaient des gens de vertu, pourtant — et qui, après être entrés dans des monastères où il semblait que Dieu les voulût, en sont, n’en pouvant plus, sortis.

Ceux-là, après avoir enduré, sans trop regimber, bien des affronts, s’étaient rebellés, à un moment, contre des ordres qu’ils estimaient ineptes et qui l’étaient sans doute ; mais c’était là l’épreuve ; ils délibérèrent et ils furent perdus ; en une minute, le peu qu’ils avaient acquis, à force d’abnégation, croula ; il aurait fallu tout rejeter, ne rien garder de soi, se quitter entièrement et s’abolir. Ils le savaient, mais la nature vainquit la grâce ; et c’est, à de rares exceptions près, maintenant, le cas de tous.

Un moine admirable, devenu le général d’un des grands Ordres du monde, me disait un jour : « Le frère un tel que vous avez connu est mort ; eh bien, vous ne rencontrerez plus son équivalent dans les cloîtres. » — Et, comme je me récriais, alléguant que j’avais vu, dans l’un de ses ascétères, de très pieux convers et d’ardents novices, — il me répondit : « Oui, sans doute, vous verrez encore de saintes gens, mais vous ne verrez plus des saints » ; et il ajouta : « On leur donne un ordre, ils l’exécutent aussitôt, mais ils cherchent en eux-mêmes à savoir pourquoi on leur a donné cet ordre et, dès lors, fatalement, il sont amenés à le plus ou moins discuter. Cela suffit pour que la vertu d’obéissance s’affaisse ; elle n’est plus généreuse, elle n’est plus spontanée, elle n’est plus complète ; Dieu ne la bénit plus du moment qu’elle raisonne ! »

A quoi cela tient-il ? beaucoup pour les hommes, à l’obligation du service militaire qui, s’il rend des services aux élèves des séminaires, en leur enseignant la vie, est déplorable pour les novices des instituts religieux qui n’ont nul besoin d’être instruits, par des entretiens de chambrées, de détails qu’ils auront peut-être bien du mal à oublier dans leur cellule.

En tout cas, ils apprennent au régiment une discipline frondeuse, une dépendance subie mais exécrée ; ils apprennent à observer et à se méfier, à contester le bon aloi de certaines consignes, et ils rapportent avec eux ce levain, sinon de révolte, tout au moins de discussion, dans les couvents.

Cela tient aussi, d’une façon plus générale, à l’état morbide d’une société qui a été trop dupée par le mensonge des décors et par l’abus des apparences. Les scandales de chaque jour que l’on ignorait sans doute autrefois et que la presse propage maintenant jusque dans les coins les plus reculés de la province nous ont pour longtemps allégés des égards et débarrassés des déférences.

Personne ne croit plus à l’honnêteté des hommes politiques, à la valeur des généraux, à l’indépendance des magistrats ; personne ne se figure que le clergé est composé de saints. Sans admettre des exceptions qui subsistent pourtant, on a jeté dans le même sac les képis, les toques et les barrettes et envoyé le tout à la voirie ; c’est, actuellement, une sorte de malaria de l’irrespect ; et nul ne se soustrait à ce paludisme de l’âme ; tout le monde en est plus ou moins atteint, car l’on n’échappe pas à l’ambiance d’un temps, encore moins à la pression démoniaque, qui se sent aujourd’hui plus intense que jamais... le diable est dans tout ce que l’on pense, dans tout ce que l’on dit ; il est l’air même que l’on respire.

Que vous voici loin de l’obéissance claustrale qui se désagrégera dans cette atmosphère de plus en plus mordace, j’en ai peur ! — Ah ! ce qu’une authentique moniale, telle que la Mère Marie des Anges, qui ne voit rien, qui ne saura jamais rien de tout cela, est heureuse !

Mais, au lieu de me ratiociner d’importunes réflexions, je ferais beaucoup mieux d’aller me confesser ; ce n’est pas, hélas ! une chose facile. La crypte, creusée sous la basilique même, où sont installés les confessionnaux des ecclésiastiques qui remplacent les Pères de la Grotte, est, depuis que les pèlerinages internationaux fonctionnent, inabordable. L’on croirait vraiment, du reste, que l’habituelle stupidité des architectes sévit Plus véhémente qu’ailleurs, ici. L’an dernier, quand on arrivait à la crypte, on rencontrait, dès l’entrée, un couloir circulaire qui vous menait à la sacristie du prêtre de garde ; les pèlerins qui étaient obligés, pour pénétrer dans la chapelle, de suivre une autre route, n’obstruaient pas le passage et chacun y trouvait son compte. Cette année, tout est changé ; l’on a supprimé le couloir circulaire et l’on ne peut plus s’introduire dans la crypte que par une seule allée, si bien que la bousculade des gens qui y viennent et de ceux qui en sortent s’opère dans ce médiocre boyau où chacun s’écrase. Quant à joindre la sacristie, c’est toute une aventure, car il faut se laisser d’abord ballotter par le flux et le reflux des visiteurs dans l’unique allée, puis, à un moment donné, s’échapper et couper au travers d’une autre multitude de gens répandue dans ce cellier, pour atteindre la cabine réservée au confesseur.

Cette crypte, quand elle n’est pas inaccessible comme pour l’instant, est encore l’église la moins offensante qui soit à Lourdes. Petite, courte, très basse, hérissée de piliers, mal éclairée par des ampoules électriques, allumées tout le jour, elle suggère quand même l’idée d’un peu de chez soi, d’un peu d’abri, loin de la bruyante coulée des foules ; lorsque celles-ci ne s’y coagulent pas, l’on peut s’isoler dans la pénombre d’un coin ; puis son décor est plus intelligent et moins vil que celui des autres temples ; elle est percée au-dessus de chacun de ses autels, fixés dans des niches en demi-lunes, de deux lucarnes dont les embrasures, taillées en biais dans l’épaisseur des murs, sont revêtues de mosaïques d’or. Et mieux que partout, ici, l’on se rend compte du rôle que doit jouer, dans l’art monumental, ce genre d’ornement, délivré de son inutile souci de parodier des tableaux, ainsi que dans les chapelles du Rosaire ou de s’égarer dans de la peinture de portraits, de même que dans les deux ridicules pastilles, collées à la porte du Rosaire et qui prétendent reproduire les traits du Pape Léon XIII et de Mgr Schoepfer, l’évêque actuel de Tarbes.

Ici, la mosaïque se contente d’entrelacer des arabesques, des rinceaux, des fleurs et des croix, exécutés en pierres de couleur sur un fond craquelé d’or ; et, dans le demi-jour versé par les meurtrières et dans les lueurs orangées des amandes électriques, ces embrasures scintillent avec les tons fauves et saurés des vieux ors des cuirs de Cordoue ; et ces lueurs, à la fois souples et sourdes, sont la plus fastueuse et la plus discrète parure de ce caveau trop blanc. Mieux que partout ailleurs, l’on peut encore observer, dans cette crypte, le matin, pendant les messes, le contraste qui s’atteste entre les feux des pochettes électriques et le feu des cires, allumées sur l’autel. Celui des cierges palpite et vit, tandis que l’autre brûle, immobile, et rougeoie, mort. Rien n’est moins symbolique que cette forme d’éclairage adoptée non seulement à Lourdes, mais à Paris, dans la plupart des sanctuaires, voire même dans certaines chapelles d’abbayes. C’est commettre un véritable contre-sens que de se servir de lueurs inanimées, là où se tient le Christ, dont la lumière est la vivante image ; c’est supprimer aussi, dans l’église, l’indispensable signe de la Charité dont la flamme est l’emblème ; et nous voici également bien loin de la divine liturgie bénissant par de vénérables et de magnifiques formules l’huile et la cire, avec ces paquets de fils incandescents dont le moindre inconvénient est de fabriquer une lumière de mensonge, car elle n’éclaire pas et il est impossible de lire son office, sous ces lueurs blafardes qui se diffusent et diluent leur or, en tombant des voûtes.

Que sont devenus les types bizarres qui, dans les périodes calmes de Lourdes, fréquentaient cette crypte ? Marie, la cul-de-jatte, qui bondissait, sur les rampes du rosaire, dans son plat de bois que renouvelaient les Pères de la Grotte, lorsqu’il était usé ? qu’est devenue la grabataire, assise dans une voiturette que l’on amenait et remisait, à l’entrée de la crypte, au bout de l’allée conduisant au maître-autel ; elle assistait ainsi à la messe de dix heures et le prêtre traversait toute l’église pour lui apporter la communion ; puis on venait la rechercher, dans son logis ambulant, à midi.

Jamais on ne pouvait apercevoir son visage ; il était enveloppé de voiles noirs si épais que je me demandais, — avant de savoir qu’elle était atteinte, depuis vingtcinq ans, d’une maladie de la moelle épinière, — si elle ne cachait pas une tête décomposée sous ce masque qu’elle relevait, juste sous le nez, pour recevoir l’hostie et elle le rabaissait aussitôt après.

Et ces deux monstrueuses créatures, deux soeurs colossalement riches, qui avaient, il y a de cela cinq ans, fait le voeu, le jour de la fête de saint Benoît Labre, de vivre comme lui, dans un linceul de crasse ; toutes deux, en haillons, sous leurs robes, se dispensaient de jamais se déshabiller et se laver ; l’aînée aux yeux farouches, aux traits fusinés par la poussière dont s’emplissaient ses rides, entretenait, dans son chignon, des garennes de poux qui couraient sur ses épaules pour rejoindre une autre colonie d’insectes campés dans son corsage. La cadette, non moins sale, se défendait pourtant de la vermine qui rongeait sa soeur, en ayant, sous son voile de crêpe, les cheveux ras...

Elles puaient ainsi que des étaux d’équarrissage et l’on fuyait à leur approche.

Que sont devenus aussi ces hurluberlus de la piété et ces maniaques qui montaient et descendaient sur les rampes, entraient dans le vestibule de la crypte, s’inclinaient en un salut, ici, et en un salut, là. En bas, à la grotte, ils baisaient la terre, se relevaient, allaient boire à la fontaine, retournaient baiser le sol, allaient embrasser le roc et rebuvaient. Et cela, pendant des heures !

Perdus dans l’immense foule des pèlerinages, je ne les ai pas, cette année, revus.

Pour en revenir à la crypte, il faut aujourd’hui me placer à la queue des pèlerins afin d’y pénétrer ; l’atmosphère est irrespirable, j’avance derrière des dos, dans une buée de miasmes ; enfin, poussant et poussé, je me dégage des gens qui m’enserrent et, à travers des bancs chargés de fidèles, que je dérange, j’atteins la sacristie ; elle est pleine ! le découragement commence ; — je me dis que je me confesserai, un autre jour, mais un autre jour, ce sera la même chose, tant que les compagnies de chemin de fer continueront à déverser leurs trains de voyageurs, dans la vallée de Lourdes.

S’il n’y avait parmi les pénitents que des hommes, la lessive aurait lieu encore assez vite, car les lavandiers expédient d’habitude, après un rinçage sommaire, les hommes ; mais il y a des femmes ! — et, celles-là veulent qu’après les avoir amidonnées, on les repasse ; — alors pour peu que chacune apporte à savonner toutes les petites affaires de son ménage et que le blanchisseur y prenne intérêt, il y en a pour des heures !

Je me détermine pourtant à rester ; faute de chaises, je me tiens debout dans un coin et j’examine mes voisins. Les premiers arrivés sont des hommes ; ils sont là, têtes basses, qui se pelurent la conscience ; ils auront vite fait de déposer leur paquet d’épluchures aux pieds du prêtre et je me console également, en constatant que la plupart des femmes sont des paysannes ; celles-là seront moins longues à narrer leurs exploits et seront d’ailleurs plus vite renvoyées que des bourgeoises.

Il n’y aura peut-être pas à attendre trop longtemps ; mais, tout de même, comme ce service de confessions, si bien organisé par les Pères de la grotte quand ils étaient les maîtres de Lourdes, est donc mal agencé maintenant ! Ils sont là quelques ecclésiastiques qui ne peuvent suffire à la tâche et malheureusement tous ces églisiers amenés par les pèlerinages et auxquels on accorde les pouvoirs de confesser lorsqu’ils les demandent, ne paraissent se soucier que fort peu de venir en aide à leurs confrères ; ils se considèrent ainsi que des enfants en vacance, et ne sont pas pressés, — si ce n’est pour épousseter les salles intérieures de quelques-unes de leurs philothées, — de s’interner dans la cabine aux aveux où l’on étouffe. D’aucuns, il est vrai, parmi les jeunes surtout, s’engagent dans la troupe des infirmiers, mais il vaudrait mieux laisser ce travail matériel aux laïques et s’occuper des âmes qui ont besoin, elles aussi, d’être pansées.

Ils sont deux qui opèrent pour l’instant. Les braves gens ! ils ne lanternent pas. On, entend le grincement répété des lames des guichets ; des hommes à figures devenues rouges s’échappent, en rejetant le rideau sous lequel ils s’abritaient et décampent au galop, tels que des chats qui s’enfuient de leur plat de cendre ; les femmes, elles, n’ont pas cette pudeur ; elles sont chez elles au confessionnal, elles s’y plaisent et ne se retirent que lentement et à regret, pour céder la place à d’autres, lesquelles viennent odorer l’arome de leurs péchés qui flotte encore dans la case et y ajoutent le parfum plus ou moins accentué des leurs.

Mais aucune n’éprouve de gène à être regardée. Le désir de l’homme est que ça soit fini et de filer ; celui de la femme est que ça dure et de rester.

Je plains le pauvre prêtre qui se balance, avec des mouvements de pendule, tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, dans cette guérite munie de guichets et percée, de même qu’un tamis, de trous. Ce qu’il doit avoir chaud ! moi qui ne suis pas interne, comme lui, je suffoque dans cet air saturé de déjections spirituelles et d’effluves de passants en sueur. Je donnerais bien des choses pour être parti ; c’est enfin mon tour ; je vide ma hotte dans les ouïes d’un excellent homme qui m’absout en un tour de bras, et je m’élance de la sacristie ; mais il s’agit maintenant de déguerpir de la crypte ; les deux courants de foule courent toujours, en sens inverse, dans l’étroite allée et il me faut jouer sérieusement des coudes pour arriver enfin dehors.

Ça y est ! c’est étonnant ce qu’une confession allège, ce qu’on se sent frais et dispos après ; la sensation est presque physique. Il y a vraiment une vertu perceptible, presque tangible, dans le sacrement de la Pénitence !



XII

LE vieux Lourdes est dénué de faste ; nous sommes dans la petite ville de province, parée d’une mairie, d’un palais de justice, d’une grande place ornée d’une fontaine. Dès qu’il pleut, on patauge, en battant avec ses pieds de la remolade dans des marais de fange ; dès que le soleil luit, on rissole. Lorsque lè temps des pèlerinages est clos, c’est la paix des anciens bourgs seulement interrompue par le vacarme des jours de foire ; alors sur la place ondule une moisson de bérets bleus et de capuces noirs ; les paysans des alentours ont amené pour les vendre de petits boeufs à cornes bisonnières, de petites vaches pas encore traites et dont les pis durs sont énormes, des moutons qui se bousculent, en égrenant leurs pastilles de réglisse, tout le long du sol, des pourceaux blancs, tachés de noir, qui semblent truffés de leur vivant, des chèvres et de malheureux chevreaux, jetés, comme morts, les quatre pattes liées, par terre ; et, tout autour de cette ménagerie, s’étendent des éventaires, en plein vent, où l’on débite des oignons d’Espagne, roses et marbrés de plaques de lie de vin, des chapelets d’aulx, des fromages ronds, dont la pâte sous une croûte malpropre est un mastic, de la boucherie, des espadrilles, des étoffes poilues, de la ferraille, des citrons et de hideuses poteries du cru, au ventre chocolat sillonné de coulées de jaune beurre ; il y a de tout, de la bondieuserie à deux sous le tas et des miches de pain blanc, régal des montagnards qui ne mangent d’habitude que du pain noir.

Et, dans le meuglement des vaches, le bêlement des brebis, le grognement des porcs, tout ce monde jargonne, un bâton à la main, s’attable au seuil des cabarets, s’appelle ; les vieux, avec leur face dure, .leur nez busqué, relié par des rides en coups de sabre à la bouche ; les jeunes avec des figures de bruyants tourlourous ; à de rares exceptions près, tous les vieux sont rasés et tous les jeunes portent la moustache ; et tous sont coiffés de bérets, vêtus de gilets de chasse, de manteaux à capuchons, chaussés, les vieux surtout, d’incroyables sabots dont le bout recourbé se dresse en proue de galère, en lame de yatagan.

Cette race semble avoir gardé quelque chose de sa sauvagerie d’antan ; on la sent encore brute et fière, rude pour les animaux, cruelle presque, à l’état latent, civilisée seulement par les besoins des achats et des ventes ; on la sent brave et tenace, mais batailleuse aussi ; et il est très certain que si, sous le ministère de Combes, l’on avait, comme le demandaient alors les mégères masculines du Bloc, interdit les pèlerinages et fermé la grotte, tous ces chasseurs de sangliers auraient combattu à coups de fusils dans la montagne. La Vierge aurait profité de cette défense opiniâtre de leurs intérêts, mais l’Iscariote des Charentes le sut et il se tint coi.

Ce n’est pas jour de marché, aujourd’hui, dans l’ancien Lourdes, mais il n’en est pas moins bondé de monde, car les rues sont encombrées de pèlerins qui stationnent devant les boutiques d’objets de piété où se lit le nom des Soubirous et des enseignes annoncent que le tenancier est le frère ou le parent de Bernadette ; la famille agite, ainsi quun pavillon de commerce, le nom de la voyante. L’on visite, dans une ruelle, le moulin que ses parents habitèrent. De même que toutes les maisons devenues pieusement historiques, cette demeure est décorée de quelques portraits de l’héroïne et d’images religieuses plus ou moins laides. C’est une très misérable masure, meublée de pauvres ustensiles de ménage et du lit de Bernadette, entouré d’un grillage, afin de le préserver des fanatiques qui avaient commencé à le taillader à coups de couteaux, pour faire, des fragments enlevés de son bois, des reliques.

Et c’est tout ce qui reste, ici, de la sainte fille dont les révélations ont transformé ce trou, inconnu avant elle, en une ville célèbre dans l’univers entier.

L’on a l’impression, dans cette chambre sale et sombre, à peine balayée, d’une tombe abandonnée, sans une couronne, sans une fleur, dans un cimetière où l’on n’enterre plus ; et l’on se prend à vitupérer l’oublieux égoïsme de ce Lourdes qui s’est rajeuni depuis les apparitions de la Vierge à son enfant, depuis surtout que, grâce à elle, les multitudes y affluent. Il s’est, à plus justement parler, changé de village en ville. Des devantures de magasins de luxe, des épiceries assorties, des pâtissiers de choix ont remplacé dans les rez-de-chaussée des rues, ces logis où l’on apercevait, en passant, des vieilles femmes à bésicles, travaillant dans le cadre d’une fenêtre. Les campagnards sont maintenant des hôteliers et des marchands de cierges et leurs femmes se sont muées en des dames qui paradent, dans d’éclatantes toilettes, les dimanches. Ils vivent dans l’aisance et réaliseraient, sans se donner aucun mal, d’amples fortunes si la rage de paraître et la certitude que la tonte des pèlerins durera toujours, ne les incitaient à dépenser encore plus d’argent qu’ils n’en gagnent.

Si, demain, la Vierge quittait la grotte, tous ces gens qui ont élevé de somptueuses auberges succomberaient sous le faix des dettes et ce serait la saisie de la brocante religieuse, la faillite générale de Lourdes.

Quant à la piété de ce monde-là, il faudrait, pour la jauger exactement, qu’elle ne rapportât plus. Un mot de quelqu’un qui vécut parmi eux et les connaît bien peut la résumer : « le respect humain est à rebours, ici. » A Paris, des hommes de peur d’être montrés au doigt se cachent pour faire leurs Pâques ; à Lourdes, c’est le contraire ; les hommes les font ostensiblement pour n’être pas remarqués et ne mettent, bien entendu, plus les pieds à l’église, après ; j’ai peur que cette piété n’appartienne qu’au décor des magasins de bimbeloteries ; elle aide, en tout cas, à hameçonner l’acquéreur ; elle est secourable à l’écoulement des soldes.

Jadis, lorsque je venais dans la ville, j’allais à l’ancienne église de Saint-Pierre qui était une église de campagne, charmante. Imaginez une bâtisse romane, réparée tant bien que mal, mais conservant encore, dans certaines de ses parties, l’étampe du treizième siècle ; elle possédait de vieux bois polychromés intéressants, entre autres, une Notre-Dame du Mont-Carmel tendant un scapulaire à saint Simon Stock et surtout une petite Vierge qui se déhanchait un peu, en souriant, avec des yeux étonnés dans un visage ravi ; pour une fois, à Lourdes, on se trouvait en face d’une Madone pas neuve et l’on pouvait regarder des murs qui n’étaient pas blancs !

Très silencieuse, à peine éclairée, très intime, elle était presque vide pendant la semaine et, au sortir des foules du nouveau Lourdes, quel délicieux abri c’était ! — Les quelques femmes qui priaient devant le Saint-Sacrement demeuraient immobiles sur leurs chaises et muettes ; pas un bruit. Quelle différence entre cette piété foncière, assez sûre d’elle-même pour être calme et cette fureur agitée des pèlerins de la Basilique et du Rosaire ! il semblait que Marie, elle-même, se ressentît de cette atmosphère lénifiante, de ces oraisons pas pressées, de ces suppliques placides. On éprouvait la vague impression qu’au lieu de rester debout, pour recevoir ses invités comme dans toutes les autres églises de la ville, Elle s’asseyait, ici, plus à l’aise, plus en famille, plus tranquille. C’était avec Elle une douce et longue causerie, dans le silence et l’ombre.

Et, le dimanche, la nef se remplissait pour la grand’messe. Peu d’hommes, mais beaucoup de femmes et de jeunes filles qui, avec leurs robes et leurs capulets noirs, suggéraient l’immédiate vision de nonnes priant dans une antique chapelle de cloître ; et, dans ce pauvre sanctuaire de village, le service divin s’affirmait presque luxueux. Il y avait de gentilles théories d’enfants de choeur, proprement habillés de robes et coiffés de calottes violettes, un grand suisse rouge, une maîtrise de petits montagnards et de ’quelques chantres aux voix métalliques qui chantaient du plain-chant.

Je m’y réfugiais souvent, heureux de suivre ma messe en paix et de ne pas entendre de faridons.

Cette église n’existe plus ; les Vandales l’ont jetée bas et construit, pour la remplacer, à quelques pas plus loin, une espèce de cathédrale qui est au roman ce que la Basilique est au gothique, c’est-à-dire une merveille de vilenie, un haut-le-coeur d’art.

Démolir une ancienne église, patinée par des siècles de prières, pleine du souvenir de Bernadette, pour lui substituer un grossier monument voulant lutter à coups de vitrailles infâmes et de clinquant avec la Basilique, quelle aberration ! Il en triomphe sans peine, d’ailleurs, avec son architecture de roulier et sa pesante et son obtuse nef au bout de laquelle se dresse un grand autel dont les différents marbres ressemblent à un assortiment de fromage d’Italie, de galantine et de farce, le tout recouvert d’un énorme ciborium en carton et en bois, glacés d’or. L’on dirait de la scène d’un guignol. O le Canaque qui inventa ces infernales représailles ! pour parachever son oeuvre, il a jugé nécessaire d’ajouter encore un peu d’or à l’aveuglant ensemble de ces colifichets et, après avoir beaucoup réfléchi sans doute, il s’est décidé à tendre des chaînes dorées devant ses chapelles. Que pensez-vous de celui-là ?

Est-ce pour le culte d’un marquis de Carabas ou pour le culte d’un Dieu que l’on a instauré un pareil temple ?

Quand aux statues de vieux bois, elles ont, cela va de soi, disparu et les mauvais lieux du quartier Saint-Sulpice contaminent de leurs produits scélérés tous les autels.

Ah ! cette nouvelle église qui n’a été édifiée que pour faire pièce à la basilique, pour élever autel contre autel, suivant l’expression même du cardinal Langénieux, elle évoque, à elle seule, tous les épisodes de l’histoire de Lourdes, les souterraines batailles engagées entre deux camps, celui du curé Peyramale et du vieux Lourdes que maniait en sous-main M. Lasserre et celui des évêques de Tarbes et des Pères de Garaison.

Sans vouloir remuer la cendre des haines qui couvent encore dans les deux partis, je vais cependant expliquer comment Mgr Peyramale qui était le curé de Lourdes, au moment des Apparitions, a, dans un intérêt pécuniaire, au profit de sa paroisse et aussi par dépit d’avoir vu le domaine de la Grotte séparé de sa cure, tué, de gaieté de coeur, sa vieille église.

Mgr Peyramale était un très brave homme et un très bon prêtre, mais il était un rustre, d’un caractère entier et bourru, et de plus, une sorte de mégalomane et de brouillon. Or, il fallait un homme entendu aux affaires, un esprit net et aussi une complexion plus souple que la sienne, pour mettre sur pieds la gigantesque entreprise de Lourdes. Avec lui, rien n’eut marché. Son évêque Mgr Laurence le comprit et il eut recours au Père Sempé qui remplissait les conditions d’habileté et de prudence qu’il estimait indispensables pour assurer le succès de l’oeuvre. Il confina donc Peyramale dans sa cure et mit le Père Sempé à la tête des missionnaires de Garaison qu’il appela à Lourdes, afin d’organiser le service des messes, des confessions, des prêches, afin de diriger les processions et d’hospitaliser les pèlerins dont le nombre allait croissant dans une ville qui n’était alors qu’un petit village, qu’un affreux trou.

Avec la meilleure volonté du monde, Peyramale n’eut pu d’ailleurs, même avec l’aide de trois vicaires, assumer une semblable tâche et il est fort probable que si ces missionnaires, au lieu d’être commandés par le Père Sempé, avaient été placés sous sa coupe, à lui, il n’aurait pas songé à se plaindre, car il ne pouvait nier que la nécessité ne s’imposât d’un pareil renfort ; mais, vexé d’être mis à l’écart, blessé d’avoir été, assez brutalement, il faut le dire, dépossédé, au cours d’une maladie, de la basilique qu’il avait construite au-dessus de la grotte ; mal consolé par le titre de Monseigneur que lui valut, sur les instances de son évêque, une prélature romaine, il se résolut — bien que la Vierge ne l’eût pas demandée, celle-là — à ériger une autre basilique, dans la ville même.

Il fallait trouver un prétexte. Il argua d’abord de l’insuffisance de son église qu’il jugeait trop laide pour lutter contre celle de la Grotte ; puis il imagina cette bourde que le message de la Vierge à Bernadette signifiait ceci : que les pèlerinages, au lieu de se rendre directement du chemin de fer à la source, devaient partir de l’église du village, de son église à lui, pour aller en procession à la Basilique et pour de là revenir encore à son église.

Et dans son journal l’Écho des Pèlerins, son conseiller et ami Lasserre renchérissait encore sur ces galéjades, déclarant que « ce n’est pas la grotte, mais le vieux Lourdes qui doit être le centre du pèlerinage, que la Vierge est invoquée sous le nom de Notre-Dame de Lourdes et non sous le nom de Notre-Dame de la Grotte, que l’église du village doit être la première et la dernière station du pèlerinage ».

Comme bien l’on pense, ce projet fut soutenu par le vieux Lourdes qui espérait pouvoir de la sorte saigner, à l’aller et au retour, les pèlerins.

Aussi, le malheureux curé, qui était possédé par la manie des grandeurs, se lança-t-il, bride abattue, dans les frais d’énormes constructions ; il s’endetta d’une façon formidable et laissa une succession si obérée, lorsqu’il mourut, le 8 septembre 1877, qu’il fallut aux évêques qui se succédèrent sur le siège de Tarbes des années et des procès plus embrouillés les uns que les autres pour la liquider.

On peut juger par ces impérities de la façon dont il aurait régi les biens de la Grotte, si l’évêque lui en avait laissé la gestion.

De tout cela, il ressort clairement pour moi que l’idée de bâtir, loin du lieu des Apparitions, loin de la fontaine, loin de l’esplanade et des abris, une basilique qui ne pouvait être d’aucun intérêt et d’aucune utilité pour les pèlerins eût été une idée résolument absurde si elle n’avait eu pour but de drainer l’argent au profit des gargotiers et des marchands de chapelets du vieux Lourdes et d’élever, du même coup, un monument rival en face d’un autre monument.

J’ajoute qu’il n’y avait aucun motif sérieux qui pût justifier la destruction de cette vieille et charmante église, car elle était suffisante, bien qu’en ait dit Peyramale, pour contenir ses ouailles. Je l’ai vérifié, par moi-même, le dimanche ; tout le village y tenait. Si le curé avait besoin d’une annexe, d’une chapelle de catéchisme, il était facile d’en édifier une, à bon marché, sur le terrain même où se prélasse la nouvelle basilique ; si, enfin, elle était très délabrée, il fallait la réparer et la consolider et, avec un adroit architecte, c’était possible.

Et si l’on songe que nous devons ces exploits de sauvages aux rivalités de Peyramale et de Sempé, l’on ne peut s’empêcher de déplorer ce côté exclusif qui était commun à l’un et à l’autre de ces prêtres — et, avouons-le, qui est dans le caractère de presque tout le clergé des Pyrénées — de ne pouvoir supporter auprès de soi aucun voisinage d’influences et d’oeuvres.

Ce qui est certain encore, c’est que Peyramale et Sempé professaient, aussi bien l’un que l’autre, l’esthétique des Fuégiens, l’idéal des omophages. Là, ils étaient d’accord. A l’un, la Basilique et la nouvelle église ; à l’autre, le Rosaire ; les deux font la paire, ils se valent !

Maintenant, pour parler du temps présent, je ne crois pas justes les reproches que Zola adresse aux Pères de la Grotte, dans son livre où il a ramassé tous les griefs que Lasserre avait déjà délayés contre eux, dans son tas d’articles et de romans.

Comme l’explique très nettement et avec preuves à l’appui M. l’abbé Moniquet dans ses deux volumes : le Cas de M. Lasserre et les Origines de Notre-Dame de Lourdes, Lasserre ne parvint pas, ainsi qu’il le désirait, à « imposer sa personne et son livre » aux évêques de Tarbes et aux Pères de Garaison et il garda de cet échec une si féroce rancune qu’elle permet de suspecter l’équité de ses jugements, l’aloi même de ses récits.

Mais venons aux faits incriminés. Les missionnaires de Lourdes sont-ils riches et vendent-ils des statues, de l’eau et des cierges ? oui, c’est indéniable. — Et de cela, je ne les félicite, ni eux, ni leurs successeurs ; — mais la question ainsi posée, une autre reste à résoudre, celle de savoir comment ils dépensent l’argent ainsi gagné.

Or, il est très évident que si les recettes sont colossales, les frais ne le sont pas moins. Il faut se remémorer que tout est gratis dans le domaine de la Grotte. Pour éviter autant que possible la simonie, le Père Sempé ne voulut pas que les prêtres fussent tenus, de même que dans les autres pèlerinages, de payer leurs messes ; et si l’on songe que ces messes s’élèvent à des centaines de mille par an ; si l’on suppute ce que peut coûter le linge de corps et d’autel, le vin, les hosties pour les célébrants et les fidèles qui consomment parfois jusqu’à 140.000 communions par mois ; si l’on tient compte de la malpropreté et du sans-gêne des ecclésiastiques de passage qui salissent et déchirent des ornements qu’il est nécessaire de souvent renouveler, l’on obtient des chiffres confondants. Il sied de se souvenir aussi qu’il n’y a pas de rendement de chaises dans les églises, que les bains des piscines sont gratuits ; il convient surtout de se rappeler les gigantesques frais d’entretien des églises, des maîtrises, de l’esplanade, des jardins, de la clinique, des abris, les dépenses du personnel domestique, des soeurs chargées du blanchissage, de l’éclairage électrique brûlant, jours et nuits, l’hospitalité offerte aux évêques et aux directeurs de pèlerinages à la résidence, les aumônes, tout... et si l’on établissait des comptes, l’on s’apercevrait sans doute que les quêtes, que les dons, que les offrandes volontaires qui affluent de partout, seraient insuffisants pour parer à de tels frais, si la vente de l’eau, envoyée au loin, et celle des cierges, pris sur place, ne changeait le déficit assuré en un trop plein.

En somme, les Pères ne se sont arrogé qu’un seul monopole, celui de l’eau expédiée en bouteilles et en caisse ; autrement, à Lourdes même, chacun peut puiser et emporter autant d’eau qu’il lui plaît, et sans payer un sou.

Dans tous les cas, ce sont les pauvres qui profitent de ce bien-être et ils seraient mal venus à se plaindre. Ils sont traités, comme nulle part ailleurs, ici. Ils n’ont rien à débourser, ni dans les abris, ni dans les églises ; ajoutons que, ni à la Basilique, ni à la crypte, ni au Rosaire, il n’existe de places réservées, de prie-dieu de luxe ; c’est donc l’égalité parfaite entre l’indigent et le riche. Trouvez-moi une église où il en soit de même !

Quant aux mercantis du vieux Lourdes, ils ne m’intéressent pas plus que ceux du nouveau et je ne comprends pas pourquoi Zola s’est plus épris des uns que des autres. Ils sont, pour la plupart, des cormorans qui se disputent sinon la peau, au moins la bourse des visiteurs.

Est-ce que d’ailleurs ceux du vieux Lourdes qui s’improvisent hôteliers, restaurateurs, marchands de chapelets et de médailles, pendant les pèlerinages, ne gagnent pas aisément de l’argent ? est-ce qu’ils ne débitent pas des statues et des cierges aussi bien que les Pères ? est-ce que ceux-ci s’en sont réservé la vente ?

Ce ne sont pas eux non plus, je pense, qui ont inventé cette abjection commerciale des bonbons et des pastilles à l’eau de Lourdes que les boutiquiers fournissent !

Non, au fond, l’on ne m’ôtera pas de l’idée que l’antique animosité de Lourdes contre ses évêques et ses missionnaires, « ces monomanes de la propriété », comme les nomme le cacographe Lasserre, tient surtout à ceci qu’ils ont acquis les terrains qui font face, de l’autre côté du Gave, à la Grotte. S’ils avaient pu être achetés par les habitants du pays, on y aurait installé de somptueux hôtels, avec remises d’automobiles et soupers fins ; à un moment donné, l’on aurait jeté un pont pour relier les deux rives ; l’armée des touristes, des Anglais et des Américains, venus de Pau, de Bagnères, d’Argelès-Gazost, de Luchon, aurait pu festoyer, en assistant ainsi que sur la terrasse d’un café des Ambassadeurs à Paris, au spectacle varié des processions, des prières, des bénédictions du Saint-Sacrement, des miracles à la fontaine. Ils auraient été aux premières loges et auraient soldé les additions en conséquence ; l’on eût empoché des millions.

Les Pères, qui ont laissé ces terrains à l’état de prai. ries, ont justement voulu empêcher, en s’en emparant, de telles hontes !

Quand l’évêque et le Père Sempé n’auraient fait que cela, ils auraient encore bien mérité de Notre-Dame !

Zola qui se documentait au galop ne paraît donc pas du tout s’être rendu compte de la situation exacte des dessous de Lourdes.

A-t-il vu plus clair lorsqu’il voulut peindre un portrait en pied de Bernadette — dont il parle d’ailleurs avec tendresse, comme il a aussi parlé avec respect de la Vierge qu’inexplicablement encore les feuilles catho. liques l’accusent d’avoir traînée dans la boue. — Je ne le crois pas, car il la représente à la fois ainsi qu’une âme mystique et qu’une irrégulière de l’hystérie.

Or, jamais personne ne fut moins mystique que Bernadette et elle ne fut pas davantage une irrégulière de l’hystérie.

Elle fut scrutée, à ce point de vue, par combien de médecins ! et nul ne put découvrir en elle le moindre stigmate de ce genre de maladie, de son enfance jusqu’à sa mort. Force fut donc, pour expliquer les Apparitions, de l’affirmer, sinon folle, — ce qui était impossible puisque l’on pouvait s’assurer qu’elle ne l’était pas, — mais au moins atteinte de trouble mental, hallucinée.

Mais alors, quelle singulière hallucinée que cette petite fille qui ne l’est que juste le temps de révéler et d’assurer l’oeuvre de la Vierge et qui ne l’est plus ensuite, après ne l’avoir jamais été avant ! — d’autre part, si j’admets une théorie qui a cours chez beaucoup d’aliénistes, l’hallucination n’est jamais qu’une réminiscence plus ou moins déformée d’une sensation reçue ; elle n’invente pas par conséquent, mais se souvient.

Comment alors Bernadette aurait-elle pu se rappeler des paroles qu’elle n’avait jamais entendues ; comment aurait-elle pu découvrir une source qu’elle ignorait, dont personne, pas plus qu’elle, ne soupçonnait la présence dans la Grotte ; comment même aurait-elle pu imaginer ce type de Vierge qu’elle n’avait vu sur aucune gravure, sur aucune image, puisqu’il était inconnu avant elle et n’est devenu que, grâce à elle, une icône spéciale, une figure nouvelle dans la piété ; comment enfin aurait-elle mis dans la bouche de Marie ce mot de l’Immaculée Conception qu’elle n’avait jamais oui et dont elle ne comprenait pas le sens ?

Comment aussi expliquer — si elle était une hallucinée — qu’elle se soit rendue, plusieurs fois, à la Grotte, persuadée que la Vierge y viendrait, alors qu’Elle n’y venait pas ? Les Apparitions ne dépendaient donc, ni de la puissance de sa volonté, ni de la force de sa conviction.

Elle était d’un tempérament lymphatique et nerveux, chétive et petite ; à treize ans, elle en paraissait onze ; sa physionomie était avenante et sa structure frêle ; elle souffrait d’un asthme ; tel est le signalement rigoureusement exact ; il y a beaucoup d’enfants constitués de la sorte et qui ne sont pas plus qu’elle des hystériques ou des détraquées.

Les portraits tracés par les adversaires du Surnaturel, comme l’était Zola, ne sont donc pas ressemblants, mais ceux que peignirent les écrivains catholiques, ainsi que Lasserre, qui font d’elle un être angélique, une petite sainte de plâtre, bonne à mettre dans une niche, le sont-ils plus ?

Il m’a semblé que pour découvrir une effigie un peu précise de Bernadette, il fallait chercher dans les pièces qui ne sont pas des souvenirs écrits longtemps après de mémoire tels que ceux d’Estrade, qui peuvent être, sans le vouloir, inexacts et aussi dans les documents parus, avant que la légende ne se fût emparée d’elle.

J’ai donc feuilleté les journaux de son temps, les Annales de la Grotte rédigées par les Pères de Garaison qui l’avaient suivie de près et consigné leurs observations très simplement, sans que l’on puisse surprendre en eux le souci de l’abaisser ou de l’embellir.

Voici ce que je trouve dans le tome II — 2e année — à la date du 30 avril 1869 :

« Bernadette était bonne, douce, simple, naïve ; elle édifiait mais elle n’étonnait pas. — Dans cette enfant, l’intelligence manquait de souplesse et l’imagination de variété ; elle ne pouvait être très expansive ; ce n’est pas le charme de sa parole qui eût gagné un peuple à la foi d’apparitions et personne n’était moins capable de produire l’enthousiasme ; elle n’avait pas reçu le don de peindre et d’intéresser ; son récit était bref, incolore, froid ; il fallait des questions multipliées pour obtenir la description entière de ce qu’elle avait vu. »

« Elle parlait sans émotion ; elle s’animait un peu à la longue, mais jamais sa joie n’allait jusqu’à l’ardeur... elle était vraiment insignifiante. »

« Elle se montrait sérieuse et appliquée dans ses pratiques religieuses, mais sa piété ne s’éleva pas à la hauteur que beaucoup de personnes pensaient lui voir atteindre, après la grâce inouïe de dix-huit visions. »

Enfin, l’abbé Pomian, qui fut son confesseur jusqu’au moment où elle partit pour Nevers, disait d’elle :

« Rien ne la distinguait des enfants vulgaires ; on l’avait laissée ignorante ; elle possédait d’intelligence à peine la mesure commune...

Ces portraits ne sont pas flattés, raison de plus pour qu’ils aient des chances d’être véridiques.

Il faut noter d’abord la remarque des Pères sur son manque d’imagination ; l’on peut en tirer une preuve de plus de la réalité de ces récits, car elle eut été bien incapable de les inventer — et celle ensuite sur le peu d’élévation de sa piété.

« Sa piété était sincère, mais elle n’avait rien qui tint de l’enthousiasme ou de l’exaltation », disait, de son côté, la supérieure générale des soeurs de Nevers, après que Bernadette fut entrée dans sa communauté. Bernadette confirme d’ailleurs, elle-même, la simplicité de sa dévotion. A une personne qui lui demandait une prière spéciale, elle répondait : « le chapelet est ma prière de prédilection, je suis trop ignorante pour en composer une », et, à l’une des supérieures de son couvent qui, impatientée par ses exercices qu’elle jugeait trop enfantins, s’écriait : « A votre âge, vous devriez descendre quelquefois à la chapelle et méditer un peu ! » elle répliquait doucement : « Je ne sais pas méditer, moi. »

Nous voici également loin de la mystique que l’on nous représente ; elle était, on le voit, d’une ferveur peu étendue, peu déréglée, incapable par conséquent de lui avoir tourné la tête et d’avoir déterminé ces hallucinations dont Zola nous parle.

D’autre part, l’esprit peu intelligent et l’entendement terne et borné de cette petite, corrobore, une fois de plus, cette vérité, certifiée par l’expérience, que Dieu ne choisit que les plus pauvres et les plus humbles, lorsqu’il a besoin d’un truchement pour s’adresser aux masses.

Il eût été, en effet, difficile de découvrir à Lourdes une famille plus indigente et, faut-il le dire, moins bien famée que celle de Bernadette, décriée, elle-même, à cause des siens.

Le Père Cros, de la Compagnie de Jésus, qui a pu consulter toutes les archives et prendre connaissance des dépositions écrites de plus de deux cents témoins, nous raconte que la misère des Soubirous était si complète que souvent le pain manquait et que l’un des petits frères de Bernadette détachait avec ses ongles, pour la manger, la cire tombée sur les dalles de l’église, aux offices des morts.

A la fin de mars 1857, alors que le dénuement de cette famille était extrême, le père Soubirous fut — bien qu’innocent, je crois — poursuivi et incarcéré à Lourdes jusqu’au 4 avril suivant, sous inculpation de vol de farine et de bois.

C’était le discrédit ajouté à l’indigence. Dieu voulut de l’abaissement, et il en eut.

Il prit donc la fille de cet homme et il la prit telle qu’elle était, humble et pure, douce et bonne, mais vraiment « insignifiante », suivant l’expression même des Pères ; il ne fit aucun miracle pour elle, en l’élevant d’un coup jusqu’à Lui. Il ne la rendit pas différente de ses compagnes, la laissa paysanne, dans toute l’acception du mot ; ce détail matériel, constaté par le Père Cros, qu’aussitôt sortie de l’extase, après le départ de la Vierge, elle se reprenait à gratter, selon son habitude, sous le mouchoir, qui lui couvrait la tête, ses poux, est typique.

Mais n’est-elle pas ainsi plus humaine, plus vraie que sur toutes ces images où on la mue en une petite bergère de féerie ? La vérité est qu’elle ne s’équarrit qu’après son entrée au cloître ; ce fut là qu’elle finit par apprendre à lire et à écrire ; l’intelligence ne se développa guère, la piété, elle-même, ne s’exhaussa point, mais les qualités charmantes de douceur et d’humilité qu’elle avait toujours eues grandirent. Celle qui avait réfléchi, lorsqu’elle était en extase, sur son visage transformé, comme en un lointain miroir, les traits apparus de Notre-Dame, n’eut plus qu’un désir, cacher sous un voile le souvenir du reflet divin ; elle envia d’être oubliée, loin des foules. Jamais elle n’eut de vanité et d’amour-propre et Dieu sait si elle était adulée « la bonne viergette », ainsi que l’appelaient les paysannes ! — Elle soupirait, honteuse de ces hommages : « Je suis donc une bête curieuse. » — Entendant, un jour, des gens qui disaient derrière elle : « si je pouvais couper un bout de sa robe ! », elle se retourna et, sans colère, mais d’un ton convaincu, elle s’écria : « que vous êtes imbéciles ! »

Au cloître, pour la maintenir dans la voie du renoncement, bien souvent on l’humilia devant ceux qui l’honoraient le plus et jamais on ne surprit un mot de mécontentement, un geste de dépit.

Elle eut voulu être Carmélite, mais sa santé ne lui eut pas permis de suivre l’implacable règle ; elle entra au couvent de Saint-Gildard, chez les soeurs de la Charité, à Nevers ; elle y fut infirmière très charitable et nonne très docile ; ses seuls petits défauts qui étaient l’entêtement campagnard et la bouderie s’effacèrent peu à peu. Dieu l’épurait, opérant un peu la besogne qu’elle ne pouvait accomplir. « Elle a été plus travaillée par Lui, qu’elle ne s’est travaillée elle-même », affirmait l’abbé Febvre, l’aumônier de la maison., Toujours est-il qu’elle était une âme délicieusement pure, lorsque le Seigneur la détacha du bouquet du cloître. Elle souffrit beaucoup avant de mourir. Les souffrances la desséchèrent, elle devint, raconte la mère générale, « si maigre que ses chairs étaient comme réduites à rien ».

Si l’on croit l’entourage des religieuses qui la soignèrent, son corps refleurit après sa mort, et le visage reposé se refit jeune et charmant ; pendant les trois jours qui précédèrent la sépulture, ses membres restèrent souples, les mains gardèrent leur couleur naturelle et l’extrémité des doigts demeura rose. De plus, on n’observa ni humeur, ni odeur, aucune trace de dissolution quand on l’inhuma dans une chapelle dédiée à saint Joseph, et élevée dans le jardin même du couvent.

La Vierge lui avait tenu parole. — Elle ne l’avait pas rendue « heureuse en ce monde », mais Elle a certainement aussi tenu son autre promesse « de la rendre heureuse dans l’autre ».

Ajoutons maintenant que si la Libre-pensée ne voulut jamais admettre les révélations de la fille de Soubirous, l’Église de Tarbes ne fut pas moins méfiante qu’elle, dans les commencements, et il n’est point de vexations que la pauvre Bernadette n’ait eu à subir de la part du clergé de Lourdes.

Tout d’abord le Père Sempé, prêtre peu mystique s’il en fut, ne l’écouta pas ; l’évêque, homme prudent et froid, d’une piété sage et réservée, ne se gênait pas, nous révèle le Père Cros, pour rire des prétendues Apparitions de Notre-Dame. Quant à Peyramale qui la défendit si bravement plus tard, il traitait de « carnaval d’apparitions » les révélations de la voyante et réclamait, pour être convaincu, l’assez inintelligente preuve d’une éclosion de fleur d’églantier, en plein hiver.

Tous étaient dans leur rôle et ils avaient raison lorsqu’ils refusaient d’accepter d’emblée l’origine céleste des visions. Ce fut très bien ainsi. Cette suspicion nous a valu de longues enquêtes, des recherches contradictoires, des contrôles de toute sorte dont les résultats furent si probants que tous ces prêtres incrédules se convertirent et qu’à la date du 18 janvier 1862, Mgr Laurence promulgua un mandement dans lequel il déclarait que « Les Apparitions avaient tous les caractères de la vérité et que les fidèles étaient fondés à les croire certaines ».

Ce fut le point de départ des grands pèlerinages. La Vierge, dont l’ordre : « je veux que l’on vienne ici en procession » allait s’exécuter, approuva les termes de ce mandement, le sanctionna, en y apposant le seing de ses nombreux miracles.