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Les Foules de Lourdes (1906)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII, XIV et XV.


« Et secutae sunt eum turbae multae et curavit eos, ibi. »
SAINT MATTHIEU, XIX, 2.

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VII

LA ville est devenue, depuis quelques jours, inhabitable. Le chiffre du pèlerinage national est dépassé. Plus de quarante-cinq mille pèlerins bivaquent dans un bourg de neuf mille àmes ; et pourtant les trains ont pompé la Bretagne, le Berry, la Bourgogne, le Forez et le Rouergue, mais d’autres ont refoulé dans la cuve toujours pleine de nouveaux milliers de voyageurs venus de tous les points du territoire et de nombreuses caravanes de l’étranger s’annoncent.

Où loge-t-on ? il n’est plus un taudis où l’on ne couche, en rangs de sardines pressées, sur des paillasses ; pas de greniers ou de combles où des gens ne s’entassent ; les habitants ont loué jusqu’aux celliers, jusqu’aux caves ; l’on a réquisitionné dans les environs jusqu’aux hangars, et des débarqués errent, une valise à la main, en quête d’un gîte. Il va falloir organiser des trains spéciaux qui emmèneront coucher, le soir, dans les stations voisines, des pèlerins qu’ils ramèneront, dès l’aube du lendemain, à Lourdes. Inutile de dire que les abris de la rampe du Rosaire sont pleins. Ce matin, quand j’y arrive, c’est, en pénétrant dans les immenses salles, une touffeur si cuisante, si âcre que je recule. Partout, sur le sol, des matelas, des femmes qui dorment tout habillées, un mouchoir sur la figure ; d’autres qui se rechaussent ; d’autres encore qui bâillent, les yeux bouffis, et s’étirent sur le séant ; des enfants courent et se poursuivent ; une petite fille pleure ; et, au dehors, des hommes se débarbouillent avec un peu d’eau puisée dans le creux de la main et se secouent. On se croirait dans un campement de saltimbanques, dans un douar de bohémiens. Il en est de même au Rosaire qu’on essaie d’aérer en laissant ouvertes les portes ; des centaines de personnes y ont passé la nuit sur des bancs, tenues éveillées par les fouets de lumière électrique, par les chants, jusqu’à minuit ; et, à cette heure, elles ont succombé à la fatigue quand tout s’est tu et que les messes ont commencé. Les sacristains sont sur les dents.

Ils ont déjà fourni le vin, les hosties, le linge pour plus de mille messes qui se sont débitées dans le Rosaire, cette nuit, et qui vont continuer maintenant jusqu’à deux heures du jour. On les célèbre partout, sur des autels improvisés de planches ; il y en a en haut jusque dans la galerie des grandes orgues ; et les prêtres s’assistent les uns les autres, et l’aide nettoie, après la communion, le calice, à la place de l’officiant pour que le sacrifice finisse plus vite et qu’il puisse à son tour, et sans tarder, être servi. Et il en est ainsi dans la basilique, dans la crypte, dans l’église du village, dans les couvents, partout où l’on a pu dresser des simulacres d’autels ; c’est un moulinet de messes-express qui n’est pas sans m’inquiéter un peu ; quant aux communions des fidèles, elles atteignent des chiffres exorbitants, 125.000 en ce mois.

Il va de soi qu’il est impossible d’approcher de la grotte, de la fontaine et que, si l’on veut prier et se recueillir, le plus simple est de rester chez soi.

Déjà, les pèlerins, hébergés dans le village, remplissent l’esplanade ; on fait queue, comme aux abords d’un théâtre, devant les secourables cabines, et, c’est autour d’elles une pestilence de bouse humaine et d’urine ; des gens rapportent de la ville du pain, du saucisson, du vin ; et des familles, installées sur les pelouses de gazon, cassent la croûte ; on se croirait, un dimanche, au bois de Vincennes, avec les tessons de bouteilles et les papiers gras.

Et voici que, dans un brouhaha de poussière, une armée de femmes s’avance, en jetant des cris rauques et en gesticulant. Je comprends, en les voyant de plus près, que les quatre trains prévus de l’Espagne sont arrivés.

Ah ! ces maugrabines qui agitent des mouchoirs, envoient des baisers à la foule, en rugissant telles que des hyènes !

Ce sont les filles de Marie de Guipuzcoa ; elles ont l’air de je ne sais trop quoi, ces filles de Marie ; la plupart, brunes et petites, avec des visages ronds, de gros nez, des yeux noirs, de fortes hanches et d’impétueuses croupes ; presque toutes arborent la mantille et jouent de l’éventail. Quelques-unes sont affublées de costumes qui sont un compromis entre la livrée monastique et la toilette de ville ; deux ou trois ont les robes raisin-sec des Carmélites, la ceinture de cuir et une plaque d’émail au corsage, ce sont les tertiaires de sainte Thérèse ; d’autres sont habillées en bleu et d’autres en noir, ce sont les enfants de l’Immaculée Conception et les filles de Notre-Dame de Compassion ; d’autres encore sont accoutrées de violet, ce sont les affiliées de la Confrérie des âmes du Purgatoire ; d’autres enfin sont vêtues de vert, la couleur de Notre-Dame Del Pilar ; pas de malades et très peu d’hommes, en comparaison de la masse des femmes, mais beaucoup de prêtres qui fument des cigarettes, pendant que celles des pèlerines qui ne s’éventent pas sucent des oranges ou croquent des bâtons de chocolat.

Les paisibles habitués de Lourdes s’écartent, ahuris, devant cette poussée d’Espagnoles qui les acclament ; ah ! je ne suis pas inquiet ; ce que celles-là vont avoir vite fait de se frayer un chemin, au travers de la multitude, jusqu’à la grotte !

Ce serait l’instant de monter à la basilique pour assister à une messe ; elle est bourrée de monde et force m’est de rester près de la porte. Au ruban jaune-souci qui pavoise les boutonnières, je reconnais, assis sur les bancs, le pèlerinage des Hollandais.

La grand’messe commence et j’ai la surprise de l’écouter, chantée en vrai plain-chant ; c’est la seule messe propre que j’aurai entendue à Lourdes. Un sermon a lieu après le Credo. Tandis que le prêtre hollandais prononce en chaire un discours que je ne comprends pas, je regarde, une fois de plus, l’intérieur de la basilique.

Il est d’aspect étriqué, avec la sécheresse de ses arêtes, la ténuité de ses voûtes, la couleur de cendre de ses murs ; il est très inférieur au gothique de la chapelle des Jésuites de la rue de Sèvres dont il rappelle un peu la disposition, par son assemblage de petites chapelles logées dans les bas-côtés et les portes de cave ouvertes dans les pans de murs qui les séparent. Sans élévation et sans largeur, la nef est, en somme, longée de chaque côté, par un étroit corridor dans lequel la foule se bouscule sans pouvoir circuler. La funeste ganache qui a construit ce misérable pastiche du treizième siècle, n’a su réussir qu’une chose, l’alliance de l’incommodité et de la laideur.

Au fond de cette nef qui s’achève en un maigre chevet, occupé, lui aussi, par de minuscules chapelles, se dresse, entouré d’une grille dorée, un autel en marbre de Carrare, surmonté d’une statue de l’Immaculée Conception de Cabuchet qui n’est pas sensiblement supérieure à celle que fabriqua pour la grotte le Lyonnais Fabisch.

La bonne Bernadette s’y connaissait, sans doute, fort peu en art, mais elle ne put s’empêcher de sourire de pitié quand ce Fabisch lui présenta ses esquisses et ses maquettes. Il n’en continua pas moins de modeler et de durcir ses pains de margarine et ses bols de cérat et, quand la statue fut terminée, Bernadette, que l’on consulta pour savoir si elle ressemblait à la Vierge, répondit : « Pas du tout » ; puis quelque temps après, alors qu’elle la vit, en place, dans la grotte, elle dut s’éloigner aussitôt, ne pouvant, nous raconte un témoin oculaire, le docteur Dozous, supporter la vue d’une telle image !

Ajoutons, pour attester le manque absolu de talent de ce très pieux homme, qu’il avait vu Bernadette en extase, qu’il avait par conséquent aussi vu un reflet divin éclairer une figure humaine et tout cela pour aboutir à cette effigie de première communiante, à cette tiède, à cette molle fadeur ! Ah ! ce qu’à notre époque la piété ne donne pas de talent ! Est-ce, dans toutes les branches de l’art, assez prouvé ?

Pour en revenir à la basilique, ce qui est inconcevable, c’est cet amas de bibelots de dernier ordre et de loques bariolées qui la décorent. Partout pendent aux voûtes des bannières poussiéreuses, aux ors devenus noirs ; et le long de la nef, parée, au-dessus de ses ares d’ogive et au-dessous de ses minces fenêtres aux vitres colorées comme des bonbons anglais, d’une frise dessinée avec des coeurs de métal ’qui simulent des lettres et reproduisent les paroles adressées par la Vierge à Bernadette, c’est un déballage de drapeaux de toutes les nations : Haïti, Chili, Belgique, Angleterre, Autriche, Hollande, Bolivie.... et contre les murs, partout, dans les chapelles, du haut en bas, une collection d’ex-voto ridicules, des fleurs artificielles, des couronnes de mariées, des brassards de première communion, des épaulettes, des épées, des croix de la légion d’honneur, des portraits de famille, des tapisseries pour pantoufles, des chromos. Un seul de ces ex-voto est intéressant. Il est accroché, à droite dans le choeur, près de l’autel voué à Notre-Dame de la Salette ; il contient, sous un verre bombé, dans un cadre, des fragments d’os et d’horribles griffes, quelque chose comme des griffes de léopard qui seraient pétrifiées. Ce sont les ongles d’une femme dont le bras était paralysé et la main fermée depuis des années ; les ongles avaient percé la paume et poussé, en se recourbant, dans les chairs. Elle plongea son bras dans la piscine ; il se ranima, la main s’ouvrit et les ongles et les os cariés tombèrent dans la baignoire où on les repêcha.

L’on dirait, en examinant ce déballage de hardes qui flottent au plafond, d’un séchoir et de ce fatras de babioles clouées aux murs, d’un magasin de décrochez moi-ça, d’une boutique de bric-à-brac ; l’on dirait surtout que l’on s’est ingénié à loger dans une basilique un tas de choses qui n’ont aucun rapport avec elle. Tout y est incohérent et disparate, depuis les lampes du choeur, jusqu’à ces lustres à pendeloques de cristal ou en verre de Venise, pendus dans la nef. Ils seraient à leur place, dans un salon, mais pas dans une église.

Salon en haut et écurie en bas alors, car l’asphalte est substitué dans ce sanctuaire aux pavés liturgiques et aux dalles.

Tout cela est bien laid ; si seulement c’était simple et naïf, mais le malheur est que ça ne l’est pas !

En attendant, je suis reconnaissant aux Hollandais de m’avoir donné une messe de pur plain-chant et je descends maintenant au Rosaire, car j’ai lu, sur une pancarte affichée en un coin de porte, que les Espagnols allaient, également, célébrer une grand’messe et je ne serais pas fâché de voir comment on s’acquitte des offices en Espagne.

La rotonde du Rosaire est, ainsi que la basilique d’où je sors, pleine. Je finis cependant par franchir la haie des dos et je gagne un coin ; de là, je plonge sur le champ noir des mantilles qui s’étend jusque sur les marches de la rampe de communion ; toutes les Espagnoles accroupies s’éventent ; la messe commence avec diacre et sous-diacre et la petite maîtrise des hommes que les prêtres ont amenée avec eux entonne l’Introït.

La bonne et l’expansive Espagne, la voilà qui chante, elle aussi, du plain-chant ! A l’Introït, succède un Kyrie, inconnu de nos manuels, mais qui gémit avec une allure implorante, étrange ; le Gloria et le Graduel sont déjà d’une couleur moins ancienne ; quant au Credo, après avoir débuté en musique grégorienne, il s’achève en une chevauchée à la Palestrina qui doit servir sans doute de transition avec le reste de l’office exclusivement composé de séguedilles et de fredons ; la messe est, en somme, hybride, à deux parties, mais la première est au moins belle !

Après le Credo, Monseigneur de Tarbes, qui vient d’arriver, monte dans l’une des deux chaires en marbre blanc qui flanquent, de chaque côté, l’autel, somptueux, mais d’un goût, par extraordinaire, quasi probe, et il adresse ses souhaits de bienvenue aux pèlerins. Il parle simplement, d’une voix calme, détache ses mots qu’écoute attentivement un prêtre espagnol, huché dans l’autre chaire.

Et lorsque l’évêque a terminé son discours, ce prêtre le traduit aux assistants. Il le traduit ? je ne sais. Tout d’abord je me demande, stupéfié, ce qui le prend, celuilà ! car il bouleverse son masque olivâtre, peint avec un rasoir sur les joues en bleu, se frappe la poitrine, cogne à coups de poing le rebord de la chaire, jette les bras au ciel, hurle tel qu’un énergumène. Quelle singulière transposition d’un entretien placide et d’un compliment aimable en une tumultueuse harangue, en un boniment de drame !

Il s’arrête enfin, inondé de sueur, prononce quelques mots sur un ton raisonnable et aussitôt toutes les Maugrabines se lèvent et poussent, par trois fois, un vivat rauque et strident ; elles se soulagent avidement ainsi de cette compression de silence qu’elles ont subie depuis qu’elles sont assises et, dès la fin du dernier Évangile, leur exubérance déborde, en mêlant leurs voix à celles de la maîtrise, en chantant la marche de saint Ignace, une marche mâle et rythmée qui, passée par ces timbres rugueux et suraigus, s’affirme d’une pompe barbare et contraste violemment avec l’effroyable vulgarité des cantiques que l’on beugle ici.

On étouffe dans cette rotonde si mal bâtie qu’on ne peut suffisamment l’aérer et je m’échappe avant que la ruée des mantilles n’ait obstrué les portes. Une fois dehors, je vais m’asseoir sur un banc le long du Gave et je me remémore cette vie si peu liturgique qu’il faut suivre, à Lourdes.

Jamais, en temps ordinaire, une grand’messe en plain-chant, mais toujours une messe basse accompagnée de pieuses turelures qui n’ont aucun lien avec elle — ou bien, ce qui est plus étrange encore, un prêtre débite tranquillement un sermon, tandis que celui qui est à l’autel continue le sacrifice ; et l’inutile bavard ne se tait que lorsque tinte la sonnette, pour l’élévation.

N’ai-je pas entendu, jadis aussi, dans la vieille église du village détruite, un Sub tuum clamé au moment de l’Évangile et à la basilique, des Vêpres de la Vierge, exécutées par un pèlerinage du diocèse et ainsi ordonnées : deux psaumes au lieu de cinq, en fait d’hymne l’Ave maris stella avec la première strophe servant de refrain aux autres, le Magnificat, et le tout sans aucune antienne ! mieux vaudrait ne pas chanter les Vêpres du tout plutôt que de les réduire de la sorte. Quant au sanctorial et aux féries, il n’en est guère question ici. Le plus souvent, l’on célèbre l’office de l’Apparition dont le rite est supérieur à Lourdes à celui du Propre du Temps et à celui de la majeure partie du Commun des Saints qu’il refoule ; mais cet office qui fut façonné par les Bénédictins de Solesmes est superbe et je serais mal venu à me plaindre de l’avoir entendu tant.

Je me rappelle, certains dimanches, ces Vêpres magnifiques et j’en arrive à regretter qu’on ne les chante pas toujours à la place de ces autres Vêpres si écourtées parfois qu’elles n’en sont plus.

Ces dimanches... mais il n’y avait pas alors l’étonnante cohue des pèlerinages internationaux. L’office avait lieu à la basilique ; les antiennes, les psaumes en vrai plain-chant étaient exécutés par deux choeurs, l’un dans la nef, l’autre derrière l’autel. Celui, situé dans la nef, se composait du pensionnat des soeurs de Nevers, une armée de bambines, coiffées de capulets gris lisérés d’une ganse bleue, expertement dressées au plain-chant par les soeurs ; l’autre, derrière l’autel, était constitué par les enfants de la maîtrise et par quelques chantres très bien formés, eux aussi, par l’abbé Darros, le maître de chapelle, et ils alternaient les versets des psaumes et chantaient ensemble l’hymne Omnis expertem qui se déroulait sur une mélodie populaire, charmante, mais la merveille de ces Vêpres, c’était le Magnificat.

Après l’antienne, tous les enfants se taisaient ; et alors, du haut des grandes orgues, au-dessus de la porte d’entrée, un cri rocailleux mais vibrant, explosant en une flamme, ébranlait l’église : Magnificat !

Et une troupe de montagnards soutenait ce cri lancé à toute volée sous les voûtes, avec le tonnerre de leurs voix de bronze. C’était d’une âpreté et d’une violence, mais c’était aussi d’une solennité jugulante, d’une gloire inouïe ! Jamais tempête plus majestueuse de louanges n’avait retenti en l’honneur de la Vierge et il semblait que, nulle part encore, l’on n’eût ainsi exprimé le triomphe d’allégresse du Magnificat, comme en ces Vêpres brûlantes de Lourdes !

La disgrâce de la piètre église disparaissait ; elle se brouillait d’ailleurs dans les nuées gris perle de ses flocons d’encens et tremblait dans le fouillis des rayons de soleil tombés des vitres et mêlés aux foyers de lumière électrique allumés dans les centaines d’ampoules de ses lustres. On pouvait se croire ailleurs et savourer, pour quelques minutes, le bienheureux oubli de la Laideur et la joie de voir enfin offrir à Notre-Dame un présent qui fût vraiment digne d’Elle.

Et je songe à tout ce qu’on pourrait amoureusement lui dispenser à Lourdes... des grand’messes célébrées, selon le mode grégorien, ainsi que le veut d’ailleurs le Motu proprio du Pape ; et des grandes et des petites Heures dont on n’entrevoit, publiquement du moins, aucune trace dans la basilique et le Rosaire — personne n’y a entendu chanter, même le dimanche, l’office admirable des complies. — Et le petit office qui porte son nom, qui fut fait exprès pour Elle n’est-il pas tout désigné ainsi que ces touchantes et que ces naïves proses que le Moyen Age tissa pour aduler ses douleurs et ses liesses ? — Bref, il faudrait instaurer le Laus Perennis de la liturgie Mariale, à Lourdes. — Il fonctionne jusqu’à un certain point, si l’on veut, puisque, jours et nuits, les cantiques ne cessent pas. Mais quelle Laus de pacotille, quelle louange de drogue ! — C’est l’ « En revenant de la revue » et « le père la Victoire » de la piété ; et qui dira l’obsédante importunité de ces Ave Maria, de ces Laudate Mariam, de ces « Nous voulons Dieu, c’est notre père », de ces « Au ciel, nous la verrons un jour », braillés à tue-tête sur des mélodies canailles dont la vraie place serait dans les beuglants d’un faubourg ? Et l’on en mange et l’on en boit, ici ; on s’endort et l’on se réveille en les écoutant ; c’est l’air même du pays, le vent même de Lourdes !

Il y a, pourquoi ne pas le constater, dans cette ville un clergé montagnard, excellent mais insensible à tout ce qui n’est pas de la grosse besogne des processions et des prêches, du maniement des foules ; il est juste de relater aussi que ces prêtres qui ont remplacé les pères de la grotte, chassés de leur maison commune, sont excédés de travail, tués par les confessions et que l’on ne peut raisonnablement exiger d’eux qu’ils organisent encore des offices canoniaux dans les églises — seuls, des Bénédictins, installés à Lourdes, pourraient assurer ce service. — Et puis, en admettant, par impossible, que le sens liturgique existe, dans cette contrée, il pourrait très bien ne pas exister, — et combien c’est probable ! — dans les diocèses de France et de l’Étranger qui se rendent à la grotte — et il serait assez malséant de leur demander d’abandonner leur routine et de chanter, à la place de leurs rigaudons, des hymnes latines... aucun ensemble n’est donc réalisable.

Mais, tout de même, il n’en coûterait pas davantage au clergé de Lourdes de faire chanter à ses offices, à lui, du plain-chant et de suivre un peu, dans ce qu’elles peuvent avoir de conciliable avec ses occupations, les règles de la liturgie...

Je crains bien, hélas ! que ce voeu ne soit aussi parfaitement inutile que les autres, car, si nous exceptons les Vêpres de la basilique, il en est, ici, de la liturgie et du chant, comme de l’architecture, comme de la peinture, comme de la statuaire. Il y a, cette fois, ensemble.

Ah ! lorsque le Diable se fait bondieusard, ce qu’il devient terrible !



VIII

ON vit, il faut l’avouer, à Lourdes, dans une température d’âme étonnante ; c’est la chambre de chauffe de la piété. Ces hurlements ininterrompus d’Ave, ces remous de foule que l’on a constamment sous les yeux, cette vue permanente de gens qui souffrent et de gens qui se gaudissent et mangent et boivent sur l’herbe comme un dimanche à Clamart, finissent par vous abasourdir. On vit dans un milieu sans proportions ; l’extrême des douleurs et l’extrême des joies, c’est tout Lourdes. Au bout de quinze jours de ce régime, on est à point ; l’on ne regimbe plus dans l’ambiance ; on aide, soi-méme, sans le savoir, à la développer et le premier résultat de cet abandon de sa personne est le désintérêt absolu de ce qui se passe dans le reste de l’univers. Les peuples peuvent s’exterminer et le Fallières périr, peu importe. Lourdes seul existe ; les journaux n’ont plus de raison d’être, on ne les achète plus ; une feuille que l’on vend sur l’esplanade les remplace tous, le Journal de la Grotte ; il s’agit de savoir combien il y eut de miracles hier et, hormis cette question, plus rien ne vaut. Une note du bureau des Constatations, insérée dans le journal même, prévient le publie que ces annonces de guérison sont hâtives et non contrôlées ; ces réserves ne sont admises par aucun lecteur ; tout individu qui entre dans la pièce du docteur Boissarie ou qui en sort doit être un miraculé ; les prêtres sont encore plus enragés que les autres pour vouloir discerner des miracles partout ; j’en ai vu qui se précipitaient sur des femmes que l’on emportait de la clinique médicale et que l’on prétendait guéries, pour leur faire toucher leurs chapelets, et c’étaient de simples hystériques ! — Comment s’entendre avec des gens d’une mentalité pareille ? — et des bruits courent, issus d’on ne sait où, de prodiges extraordinaires que l’on n’a pas eu le temps de vérifier, car ils se sont produits au moment où les pèlerinages partaient ; et les détails deviennent de plus en plus confondants, à mesure qu’ils sont racontés par de nouvelles bouches ; la barrière de bon sens que la clinique s’efforce d’opposer à ces divagations est vite rompue ; l’on pense que le docteur Boissarie met de la mauvaise volonté quand il n’accepte pas, d’emblée, l’origine miraculeuse d’une cure, c’est une véritable débâcle de la raison !

Mais aussi, l’étrange monde que celui qui s’agite ici ! — les hommes sont, en général, mieux que ceux qui siègent sur les bancs d’oeuvre des églises. Il y a bien encore, çà et là, des figures sébacées trouées d’yeux qui serpentent sous des lunettes, mais il y a aussi un élément jeune, aux visages intelligents, surtout parmi les brancardiers ; puis chez des hommes d’âge, qui n’ont pas la dégaine sournoise des bigots, une piété simple et forte, vraiment touchante ; quant aux femmes !

Il y a là des cagotes de province inouïes ; elles errent, jabotent, remuent, ainsi que des juments leurs gourmettes, leurs rosaires ; c’est à qui en récitera le plus, c’est à qui lampera le plus d’eau, à qui fera le plus de chemin de croix. Les dévotes, qui sont déjà une engeance redoutable dans les chapelles de Paris, deviennent effrayantes à Lourdes. Elles sont déchaînées depuis hier soir. Elles ont aperçu un évêque de trente ans qui a des cheveux longs et sales lui tombant dans le dos, une barbe de Christ et des mains tatouées de bleu, comme un lutteur ; et elles se précipitent sur ses traces en criant : « Qu’il est beau ! c’est Notre-Seigneur Jésus même ! » — et lorsque le bruit se répand que ce prélat serait un évêque de Terre Sainte, c’est du délire !

Les autres pontifes qu’elles guettaient jusqu’alors pour se faire bénir et leur baiser l’anneau ne comptent plus ; cet exotique qui a l’air indolent et souffreteux, les rejette tous dans la pénombre ; et, harcelé par les femmes, il les bénit tant qu’elles veulent, leur tend à sucer son bonbon d’améthyste, visiblement ravi de son succès.

Quel est en réalité ce romanichel violet que ses confrères me paraissent regarder avec défiance ? c’est un évêque de Palestine venu en France afin de trouver pour les prêtres de son diocèse de l’argent et de taper par des quêtes les fidèles.

Et j’entends, autour de moi, des conversations de ce genre : où dit-il sa messe ? ah ! si l’on pouvait être communié par lui !

Quel concept du catholicisme dans ces têtes de pioche ; elles s’imaginent que la communion distribuée par ce jeune Oriental serait supérieure à celle dispensée par un simple prêtre !

Et une fois bénies et rebénies par cette complaisante Grandeur, infatigablement elles assiègent la fontaine et vident des gobelets d’eau ; puis elles recommencent à défiler dans la grotte et elles font toucher à la place du roc que l’on baise sous la statue, non seulement des chapelets et des médailles, mais encore des bibelots qui n’ont aucun rapport avec les objets du culte, tel un porte-cigare d’ambre que l’une d’elles frottait sur la crasse grasse de la pierre, sans doute pour sanctifier les lèvres de son heureux mari ! D’autres s’arrêtent devant le filet tendu et y déposent des lettres munies, j’aime à le croire, d’un timbre-poste pour la réponse, afin d’obtenir que la Vierge en prenne connaissance.

Évidemment, à Lourdes, nous atteignons les derniers bas-fonds de la piété.

Ce genre de mômières est certainement recruté dans les couches les plus inintelligentes du peuple, mais je ne sais pas si je ne préfère point la vulgarité de ces édifiantes oies, à la prétention de pieusardes d’un rang supérieur, issues de la souche moyenne de la bourgeoisie riche, car certaines de celles-ci sont hantées par un besoin de cabotinage, par un désir de se faire remarquer et cette ostentation de ferveur finit par devenir insupportable.

Elles sont là qui se traînent sur les genoux en regardant de côté, qui récitent les chapelets, les bras en croix, et baisent la terre. Cela est tout naturel, cela est très bien, quand c’est pratiqué par une personne simple que l’on sent vraiment recueillie et vraiment pieuse ; mais lorsque celles qui opèrent ces exercices ont des figures réparées par des pâtes et les cheveux potassés ; quand elles sont parées de bijoux et vêtues d’éclatantes frusques, cela sonne faux. Une paysanne qui prie humblement de la sorte ne saurait être ridicule, mais il n’en est pas de même alors que ces signaux de dévotions s’accompagnent d’ébouriffants dehors.

Je n’ai pas vu celles-là, d’ailleurs, parmi les admirables infirmières qui soignent et baignent les malades. Il sied toujours, ici, de se rappeler l’abnégation et le dévouement de ces femmes, pour ne pas trop s’indigner contre la gent féminine qui fréquente Lourdes !

Il va y avoir aujourd’hui plus de huit cents malades à bénir au moment de la procession. Je suivrai le cortège derrière le Saint-Sacrement ; d’habitude je me place dans la tribune de l’orgue du Rosaire. Il y a là deux losanges de jour ouverts dans les vitraux et d’où l’on embrasse toute l’étendue de l’esplanade. On domine la scène et si un infirme, en un élan subit, se lève, l’on assiste à la course des brancardiers arrivant, de toutes parts, pour l’entourer et le protéger contre la démence d’une foule qui lui arracherait ses vêtements pour en faire des reliques. Aujourd’hui je veux voir, non plus l’ensemble, mais les détails de la procession et je me rends vers trois heures et demie au bureau de l’Hospitalité où le président de cette société m’attend ; ce bureau est situé à côté de celui du docteur Boissarie sous les arches de la rampe qui conduit à la basilique : c’est là, dans cette pièce ressemblant, elle aussi, à la cabine d’un bateau, que se trouve le moteur qui met en marche l’énorme machine de Lourdes. M. Christophe y tient le gouvernail et dirige le vaisseau à travers les récifs des foules. Il assure la mise en train des brancardiers, le service de l’hôpital et des abris, l’arrivée et le départ des malades par les trains ; ce n’est pas, on peut le penser, par ce temps de pèlerinages internationaux, une sinécure. je, me suis souvent demandé comment, dans le tumulte de son bureau, envahi par les directeurs de pèlerinages, des hospitaliers, des curés, il ne perd pas la tramontane et répond, souriant et avec patience, à tous ces gens ; quand j’arrive, il achève de distribuer ses ordres, passe sa bretelle de civière et nous voilà dehors.

Nous nous heurtons à la tête du cortège qui se forme et à une multitude serrée de curieux qui encombrent les allées du Gave. On nous livre passage et nous atteignons la grotte d’où doit partir la procession.

Le Saint-Sacrement, que l’on est allé chercher dans le Rosaire, est posé sur l’autel portatif et il rutile dans cette fournaise. des cires. Les évêques sont déjà là, ceux d’Avignon, d’Angoulême, d’Ayre, le jeune homme aux longs cheveux de la Palestine et des dignitaires, des chanoines affublés de pèlerines et de jupes mi-partie violette, mi-partie pourpre, des capucins en bure brune, des prêtres, les uns en surplis, les autres en chasubles d’or, attendent derrière ces Grandeurs auxquelles vient se joindre l’évêque Bénédictin de Metz dont la robe d’un violet qui tourne au rose me rappelle le costume en taffetas tout à fait rose, celui-là, dont était vêtu, comme une frêle Cydalise, un prélat Portugais, l’évêque de Macao, que je vis, l’an dernier, à Lourdes.

Des milliers d’ecclésiastiques, des milliers de fidèles, un cierge au poing, s’étendent de la grotte à l’esplanade, tout le long du Gave, sur deux rangs, précédés de la croix, des enfants de choeur, des suisses de la basilique, chamarrés d’argent sur fond bleu.

Au centre de la procession qu’ils semblent trancher en deux, devant des bannières qui flottent, deux autres suisses, deux longs escogriffes amenés par je ne sais plus quel diocèse, — par celui de Nantes, je crois, — sont habillés de vermillon et d’or et coiffés de bicornes gigantesques, surmontés d’un énorme panache de catafalque, blanc.

L’on attend le signal du départ ; des prêtres agenouillés prient devant le Saint-Sacrement ; j’allume le cierge qu’on m’apporte ; des estafettes laïques vont et viennent, de l’esplanade à la grotte ; des messieurs d’une importance incroyable jouent le rôle d’agents de police, bousculent les prêtres, tarabustent les pèlerins. Les étonnantes gens ! n’ai-je pas entendu l’un d’eux, un jour, alors qu’on célébrait la messe à la grotte, dire à la foule : « Nous allons donner la sainte communion », ce Nous est un monde !

Tout à l’heure, devant l’ostensoir, l’un d’eux encore semblera désigner au Christ, avec son ombrelle blanche qu’il agitera dans sa main, ceux des malades qu’Il doit guérir, tandis qu’un autre fera le geste, bien inutile d’ailleurs, puisqu’il s’adresse à des catholiques, de s’agenouiller devant le Saint-Sacrement, lorsqu’il se tiendra devant eux.

Enfin, avec l’assentiment de ces sacristes, la procession s’ébranle ; je suis les évêques et, derrière moi, la troupe des brancardiers ferme la marche.

On chante un ambigu de latin et de français, un potpourri composé du Magnificat, alternant, verset par verset, avec cette strophe :


Vierge, notre espérance,

Étends vers nous ton bras,

Sauve, sauve la France,

Ne l’abandonne pas ! (bis).


Nous avançons lentement, comme dans un couloir profond de foule et quand, après avoir longé la rivière, nous débouchons sur l’esplanade, c’est un mur de multitude, une mer de têtes qui moutonnent aussi loin que nous pouvons les voir ; la rampe, les escaliers, la terrasse au-dessus du Rosaire, les allées, le parvis de la basilique pullulent de monde. Le blanc des bonnets fourmille et des coups de feu sont tirés, çà et là, par des ombrelles rouges ; la montagne du chemin de croix est couverte et ses lacets débordent ; rien ne monte ni ne descend, tout grouille sur place ; jamais il n’y eut une telle affluence de pèlerins et de curieux. Des appareils photographiques sont hissés, au sommet d’échelles, en bas de la rampe.

L’immense cirque de l’esplanade, dans le vide duquel nous allons pénétrer, est limité, formé par la haie des voiturettes des alités, posées au premier rang ; derrière elles, sur des bancs, s’entassent les infirmes qui peuvent encore s’asseoir et les infirmières chargées de les garder ; et plus loin, à perte de vue, en une masse compacte, le public s’amoncelle.

La procession qui nous précédait nous a quittés, pour la bénédiction des malades ; après avoir traversé toute l’esplanade, elle a rejoint le Rosaire, et là, sur le parvis, en colonnes serrées, elle se range. Contre les portes closes, au-dessous du bas-relief de Maniglier, se dressent les bannières de velours nacarat et de soie blanche, brodées d’or. D’un bout à l’autre de la façade, une grande ligne s’étend, blanche en haut et noire en bas, la ligne tracée par les prêtres dont les surplis coupent la soutane aux genoux.

Dans le buisson en feu des cierges dont chacun hausse une ramille, tous ces ecclésiastiques s’amassent, avec, devant eux, sur le bord des marches, la troupe des enfants de choeur, revêtus de la livrée bleue de la Vierge, et les suisses, aux uniformes d’azur et d’argent, de vermillon et d’or.

Et, dans le fond de ce tableau resté, pendant quel ques minutes, immobile, j’aperçois des mouvements qui s’opèrent ; d’abord c’est le coup brun, le ton de motte à brûler de robes de capucins que l’on pousse en avant, et c’est ensuite la soudaine explosion des tuniques violettes et pourprées des chanoines, sortis du remous blanc et noir des prêtres et placés au premier rang.

L’évêque d’Avignon tient l’ostensoir, sous une ombrelle, entouré de sacerdotes en chasubles et de céroféraires qui portent des lanternes, aux vitres cramoisies, allumées.

Nous commençons à longer après lui, lentement, la haie des malades, et déjà le coeur s’étreint. Ah, les visages qui divaguent de détresse et d’espoir, les visages désordonnés de ce moment-là ! Il y en a qui pleurent, sans bruit, la tête basse ; d’autres, au contraire, qui lèvent des yeux inondés de larmes ; et des voix suffoquent, des voix à bout de souffle, des voix déjà mortes essaient de répéter le cri vivant des invocations que lance, de toute la force de ses poumons, un prêtre qui stationne, seul, sur l’esplanade :


Seigneur, celui que vous aimez est malade !

Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !


Et des bras se tendent vers l’ostensoir, des lèvres tremblent et balbutient, des mains se joignent qui retombent, désolées, après.

Le Saint-Sacrement passe.

Une femme, la tête dans ses doigts qui ruissellent, a le corps soulevé par des sursauts.

Et rien ne bouge, les alités restent étendus.

Voilà que je reconnais dans les rangs mes pauvres amis inconnus de l’hôpital ; dans le groupe des malades hollandais qui ouvrent des yeux bleus, tout noyés, dans des faces de panaris mûrs, dans des faces trop blanches, le petit gnome est enfoui sous des couvertures sur sa minuscule civière ; ses traits sont rigides, ses bras et ses jambes en fuseaux sont roides. Il dort ou est évanoui ; et voici le môme de Belley qui a la jambe emprisonnée dans sa gouttière de bois. La soeur bleue qui l’accompagne est prosternée sous son hennin et égrène son rosaire ; lui, regarde d’un air curieux, sans s’émouvoir.

Et le Saint-Sacrement passe.

On chante trois fois la strophe Monstra te esse Matrem que la foule répète en un immense écho qui se prolonge et résonne, repris là-haut par les pèlerins installés sur la montagne du chemin de croix.

Et toujours rien ne bouge.

Ce champ de la maladie que nous venons de suivre, cette récolte couchée sous l’averse des maux, me semblent, hélas ! bien perdus. Nous sommes arrivés à la moitié de notre course, aux marches du Rosaire, et aucun impotent n’a été, dans un souffle divin, projeté debout.

Là, gisent sur des brancards les grands malades ; un homme, dont le visage couleur de feuille sèche, ouvre les yeux ; deux tisons, subitement allumés, flambent dans des paupières de cendre. Il fixe avidement la monstrance, puis tout s’éteint : son visage, éclairé une seconde, redevient un visage d’ombre ; la femme au mal de Pott, qui baigne dans son pus, n’ouvre même pas les yeux ; elle paraît déjà être hors de la terre ; d’autres également sont plongées dans le coma et la bouche d’une fillette que l’on essuie, écume ; plus loin, dans le rang serré des matelas, je retrouve la petite soeur blanche, la soeur Justinien qui paraît morte, exposée dans son panier comme dans son cercueil.

Ah ! j’ai le coeur angoissé, en la voyant. Je ne sais... je crois que celle-là va se dresser, que le ciel va enfin répondre à nos suppliques.

Le Saint-Sacrement l’enveloppe dans la croix de son éclair d’or. Elle demeure inerte et livide...

Le prêtre accélère les invocations ; la foule les répète en un long grondement :


Seigneur, faites que je voie !

Seigneur, faites que j’entende !

Seigneur, faites que je marche !


Et l’on entonne l’Adoremus in aeternum — et toujours rien ne se produit ; nous avons longé le devant du Rosaire ; nous redescendons maintenant, à gauche, l’avenue que nous avons montée à droite.

D’une voix rauque qui s’exaspère, l’implorateur clame :

« A genoux, tout le monde les bras en croix ! »

Et la multitude immense obéit ; les prières dévalent, se précipitent et aucun malade ne se lève !

Des maux hideux défilent devant nous. Je croyais avoir tout vu à l’hôpital, hélas ! il y a là des lots d’hydrocéphales et de choréiques — un homme perturbé par la paralysie agitante, dont la tête va et vient, secouée comme un battant de cloche et dont les doigts crispés font sans cesse le geste de déboutonner son gilet ; il y a surtout des êtres effrayants, sortis de je ne sais où, un vieillard qui a un mufle de veau, cachou, tout en croûtes, une femme dont le nez est devenu une trompe de tapir et dont l’oeil, entraîné par cette poussée en avant, projette un globe blanc, au bout d’un pédoncule ; il y a là, cachées derrière des voiturettes, des figures en viande écorchée et des figures en viande mortifiée, vertes ; c’est un déballage de l’hôpital Saint-Louis, un musée d’horreurs.

L’invocateur continue, sans se lasser :

Seigneur, dites seulement une parole et je serai guéri !

On chante le Parce Domine, trois fois, et, dans un cri désespéré, le prêtre, les bras au ciel, vocifère :

Seigneur ! sauvez-nous, nous périssons !

Et le cri, répété par des milliers de voix, roule dans la vallée !

Le Saint-Sacrement passe toujours et rien ne se montre.

On finit par être pris de tentation ; les reproches sont prêts à vous jaillir des lèvres. Que fait-Elle, alors qu’il lui serait si facile de guérir tous ces gens ? Il y a, malgré tout ce qui peut la choquer, ici, tant de Foi, tant de prières, tant de charité, tant d’efforts, qu’attend-elle ?

Cette clairière où l’exorateur rugit ses appels n’est cependant pas vide. Le Christ, Marie et les Anges sont là, qui regardent, invisibles, et écoutent, silencieux. Jésus l’a formellement promis : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » Et nous sommes des milliers réunis pour le prier ! — Pourquoi ne répond-il pas ? Et j’ai l’immédiate vision d’un vieux tableau du Jugement dernier à Bruges, d’un Primitif des Flandres, Jan Provost, où le Christ, entouré d’une cour d’anges, s’affirme, terrible, une épée à la main et montre de l’autre la plaie de son coeur à la Vierge qui le supplie à genoux d’épargner les pécheurs ; et Elle réplique, au geste de courroux, en découvrant la poitrine qui l’allaita, en opposant à son coeur percé par les hommes, son sein.

N’est-ce pas ce qu’Elle doit faire à ce moment-ci ?

Et pourtant aucun grabataire n’est allégé. Ici, une femme tend, éperdue, un enfant dont les yeux chavirent dans une face qui se décompose et retombe sur ses genoux, en sanglotant ; là, un pauvre homme, aveugle, se tient agenouillé, le chapeau à la main. Il semble demander à Dieu l’aumône et, comme aux autres, Dieu qui passe ne lui domme rien !

C’est vraiment affreux !

L’implorateur s’énerve, hurle :

Vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant !

Et il épuise ce qui lui reste de forces, en jetant le grand cri après lequel souvent les miracles éclatent :

Hosannah ! au Fils de David !

La foule, les bras en croix, lance furieusement au ciel cette clameur de triomphe ; elle sent qu’elle joue son va-tout.

Et le Saint-Sacrement continue sa marche, indifférent, insensible.

Je suis découragé, je n’ai plus envie de prier ; cependant je sollicite la guérison du malheureux à la peau boursouflé, au cuir chagriné, couleur lie de vin ; il est là, si triste, grappillant ses patenôtres, dissimulant derrière la capote d’une voiturette sa lamentable figure.

La procession est revenue à son point de départ ; tous les malades ont été bénis ; nous faisons volte-face et, traversant alors la clairière, dans son milieu, nous nous dirigeons, en droite ligne, sur le Rosaire.

L’on recommence l’Adoremus in aeternum, l’on reprend le Monstra te esse Matrem et l’Évêque d’Avignon atteint le parvis de l’église ; il entre sous le dais d’or qui l’attend et présente l’ostensoir, dont le métal étincelle, aux assistants. L’on chante le Tantum ergo et, dans le grand silence de toute l’esplanade prosternée, il élève la monstrance et trace au-dessus des milliers de têtes une croix lumineuse d’or.

C’est fini ; l’on va quérir les voitures, les civières, ramasser ce bagage de débris humains et le reporter à l’hôpital.

Ah ! tout de même, je ne puis m’empêcher de songer à ces malheureux arrivés de si loin, qui ont subi tant de fatigue de chemin de fer et qui ne sont pas guéris ! ils vont rentrer dans les funèbres salles, rejoindre leurs lits, exténués par ces transbordements sur des brancards ou dans des attelages. — Et cependant, je me dis tout bas que ce que nous demandons, ici, à la Vierge, est fou !

Lourdes a pris, en quelque sorte, le contre-pied de la Mystique, car enfin l’on devrait, devant la grotte, réclamer non la guérison de ses maux, mais leur accroissement ; l’on devrait s’y offrir en expiation des péchés du monde, en holocauste !

Lourdes serait donc, si l’on se plaçait à ce point de vue, le centre de la lâcheté humaine venue pour notifier à la Vierge le refus d’admettre l’adimpleo quae desunt passionum Christi de saint Paul ; et l’on pourrait s’étonner alors que la Madone opérât des cures !

Mais d’abord, en dehors même de la vocation spéciale qui n’est pas donnée à tous d’être des victimes réparatrices, beaucoup, une fois à Lourdes, s’omettent et sollicitent la grâce que des gens plus malades qu’eux guérissent à leur place ; beaucoup, nous le savons, proposent de garder leurs souffrances en échange de conversions. Il y a dans le camp de ces grabataires, épurés par la douleur, des abîmes de charité qu’on ignore ; et combien désirent la santé moins pour eux que pour les autres, des mères pour pouvoir élever leurs enfants, des jeunes filles pour entrer dans un cloître et servir Dieu, des religieuses pour retourner à leur poste, auprès des infirmes !

Combien aussi dont le rôle propitiatoire est terminé et que la Mère délivre ! d’autres, qui ne sont pas guéries une année, le sont l’année suivante, quand leur temps d’expiation est accompli ; — d’autres qui n’ont rien obtenu, à Lourdes même, sont exonérées en rentrant à Paris, comme Mlle Glaser, à Notre-Dame des Victoires, ou chez elles, comme Marie-Louise Louchet, d’Yvetot, qui, en 1904, s’éloigne de Lourdes ainsi qu’elle y était arrivée, avec une plaie suppurante occasionnée par une opération de l’appendicite et se réveille un matin, dans sa chambre, complètement guérie ; comme Louise Lécuyer qui, atteinte de coxalgie à la hanche droite, recouvre la santé, en septembre 1902, après qu’elle a réintégré l’hôpital de Pont-de-Veyle ; comme tant d’autres enfin qui sont libérés de leurs maux, après qu’ils ont rejoint leur chez eux.

Il n’y a donc jamais lieu de désespérer, puisque bien souvent le miracle se produit quand on ne l’attendait plus.

Dans tous les cas, ce n’est pas en vain que l’on consent aux tortures du trajet de Lourdes. L’on pourrait croire que ces gens qui partent dans le même état qu’ils sont venus, sont anéantis, par le désespoir. Il en est très rarement ainsi, car à défaut d’un allègement corporel, la Vierge accorde presque toujours la patience et la résignation à supporter ses maux. Le déplacement est, d’une façon ou d’une autre, payé.

Nous voulons raisonner et notre pauvre entendement est si borné ! nous ne voulons voir à Lourdes que du palpable et du visible ! A cette heure où j’étais tenté de reprocher à Notre-Dame de ne pas guérir tant de malheureux, Elle s’occupait certainement de chacun d’eux, agissant au mieux de ses intérêts, sachant que si un tel revenait valide, il perdrait par des sottises le bénéfice assuré de ses souffrances — et, dans bien des cas, Elle sauve l’âme au détriment du corps qui, s’il recouvrait la santé, devrait bien, d’ailleurs, retomber malade, ne fût-ce qu’une fois encore, pour mourir.

Enfin, sur ces champs catalauniques de la terre et du ciel, sur ce champ de bataille où il n’y a pas de cadavres, mais seulement des blessés, dans cette lutte que nous engageons, à coups de prières, contre un Dieu qui résiste et qui, pour des motifs que nous n’avons pas à connaître, refuse de se rendre, que deviendrait le mérite de la Foi, si nous ne comptions que des succès ?

Je rumine ces réflexions, en suivant les voiturettes qui montent à la queue-leu-leu dans les allées pour rejoindre l’avenue de la grotte et l’hôpital ; et je me secoue ; j’ai besoin, je le sens, de me détendre les nerfs, d’échapper à cette tristesse qui, malgré tout, m’accable. Je vais aller m’attabler à la terrasse de l’hôtel Royal ; là sont déjà réunis des groupes d’Espagnols, de Belges, de Hollandais. Chaque pays y revit avec ses usages ; les prêtres espagnols fument des cigarettes, rient avec leurs compatriotes qui s’éventent, souriant à la foule, dégustant des glaces ou buvant du chocolat, séparées par une équipe de Belges en train de lamper de la bière et de fumer des cigares, du petit camp des hollandais qui prennent le thé ou savourent l’apéritif, le schiedam, en fumant, eux aussi, des cigares.

Cela me rappelle les petits quartiers de l’Exposition, les cases où chacun apporte ses habitudes et implante, en France, un raccourci de sa patrie, un diminutif de ses moeurs ; ici, c’est une petite Néerlande contenue dans les quelques îlots de ses tables, séparée de la mer de la foule qui moutonne sur la chaussée par la digue du trottoir ; les femmes aux casques d’or, qui attiraient les visiteurs du Champ de Mars, sont représentées, par deux magnifiques échantillons, non plus de servantes de bars, mais de riches fermières du Zuyderzée, venues, en grand costume, avec le casque et les tirebouchons d’or et les fines dentelles. Personne ne s’occupe des autres et chacun est chez soi, à Lourdes ; les hollandais détellent ; il y a les directeurs de leur pèlerinage, des camériers d’honneur du pape, reconnaissables à leur ceinture violette, et rien n’est plus charmant que la bonhomie de ces vieux prêtres à cheveux blancs, qui ont de bons yeux et de petites bouches qu’ils plissent pour dérouler le tourbillon de fumée bleue de leurs cigares ; ils plaisantent paternellement avec les jeunes hollandaises coiffées de bérets blancs et décorées d’un ruban jaune souci, avec les mères qui apprêtent, elles, le thé et s’interrompent, pour rire à leur aise, de le verser dans les tasses. De jeunes prêtres, bien découplés, aux figures limpides, forment le cercle autour de leurs chefs et de leurs. ouailles et sirotent du genièvre, en fumant. On devine une placidité d’âme, une absence de bourrasques nerveuses dans ce clergé qui vit comme les fidèles, ne constitue pas une caste à part, une espèce de parias ignorant tout de la vie, ainsi que notre clergé déprimé par la peureuse éducation de nos séminaires. Tous ces abbés hollandais ont l’air ravi d’arborer dans la rue cette soutane qu’ils ne revêtent en Hollande, de même que dans tous les pays protestants, que chez eux.

L’on peut, à première vue, penser que ces compatriotes de sainte Lydwine manquent un peu d’ascétisme, mais il faut se dire aussitôt que ces ecclésiastiques ont fait, depuis l’aube, un véritable métier de portefaix et de charretiers. Il n’y a presque pas de laïques dans leur pèlerinage ; aussi doivent-ils s’employer en qualité de brancardiers et de baigneurs ; tous ont la bretelle de cuir sur le dos ; ils sont échinés et il est assez juste qu’ils se reposent et se divertissent avant de reprendre, demain, leur pieux fardeau.

N’en déplaise à une ratichonne qui se plaignait à moi de ces allures, je trouve très bien ce manque de gêne, cette franchise de tenue chez des gens qui se considèrent tels que des enfants venus de loin pour rendre visite à leur Mère ; Elle les reçoit, en effet, ainsi qu’une mère, les dispense de toute cérémonie, les installe commodément et les gâte. Ils sont chez eux en étant chez Elle ; quoi de plus naturel, quoi de plus simple ?

Et puis, cet attablement au café, ces cordiaux que l’on avale sont vraiment utiles ; je le sens bien, par moimême, moi, qui n’ai cependant pas trimé comme eux. Je suis las de plaies, de prières, de cris ; les voiturettes des malades continuent de passer et je ne veux plus les regarder. Tout au plus, suis-je ému par la lamentable vision d’une grande jeune fille qu’on enlève, devant l’hôtel, de sa voiture et qu’on porte sur les bras, jusqu’à l’ascenseur, pour la remonter dans sa chambre. Elle est si défaite, si pâle qu’elle ferait pleurer de pitié ! mais non, je détourne les yeux, je ne veux plus voir ; j’ai tenté tout ce que je pouvais pour ces malheureux, j’ai ardemment imploré leur guérison. Je demande grâce, moi aussi, jusqu’à demain.

Le spectacle auquel on assiste, du bord de cette terrasse, est plus amusant, plus varié que celui de n’importe quel café des boulevards ; tout le cosmopolitisme de Lourdes défile devant nous et l’on n’entend même plus parler le français. Des vagues de foule déferlent, de la chaussée, sur les trottoirs. Les tramways, dont la station est en face de l’hôtel, roulent dans un bruit de ferrailles, sonnent des coups de timbres, sans arrêt, pour dégager les rails ; un bureau télégraphique, que l’on a provisoirement installé dans ces parages, est envahi ; c’est un va-et-vient de gens empressés qui entrent et qui sortent. Tout autour de nous flotte une odeur de poussière et de vanille ; des montagnards empestent Lourdes, du matin au soir, en promenant des paquets de vieilles gousses, aux sucs épuisés par les pâtissiers et les parfumeurs et fallacieusement ranimées par quelques gouttes d’essence ; des marchands de peaux de moutons, de tapis, de fourrures, auxquels manque sur la tête le fez des Juifs algériens de la rue de Rivoli, se glissent entre les tables du café et essaient d’écouler leurs marchandises aux femmes, et, dans un brouhaha de toutes les langues auxquelles se mêle le patois des Pyrénées, l’on a le tympan percé par les notes stridentes du chalumeau d’un homme qui amène un troupeau de chèvres et vend du lait chaud à la tasse.

Des gamins courent, criant : le Journal de la Grotte ! lisez les derniers miracles ! des fillettes, aux yeux effrontés, essaient de carotter aux passants des sous ; des religieuses filent, les paupières baissées, en récitant leurs chapelets ; des prêtres de province hasardent un regard de côté sur les prêtres étrangers qui fument ; et voilà qu’un tramway descend, bourré de femmes ; c’est un premier départ d’espagnoles qui vont rejoindre la gare ; et elles hanchent, braillent des vivats, poussent des cris de bêtes fauves, agitent des mouchoirs. Les autres espagnoles, assises au café et qui demeurent jusqu’à demain à Lourdes, leur répondent ; et les jeunes hollandaises auxquelles elles envoient des baisers se lèvent, les saluent de la main, leur souhaitent bon voyage. C’est une riposte de courtoisies, un échange de bonsoirs ; toute une fraternité s’est établie, sans même que l’on s’en soit aperçu, dans ce petit monde qui ne s’était peut-être pas encore parlé.

Le manteau de la Vierge couvre tout, ainsi qu’en ces très vieux tableaux de « Madones protectrices » où Marie, très grande, et debout, étend un large manteau d’hermine soutenu par deux saintes femmes, au-dessus de minuscules personnages, de toutes classes, de tous pays, de tous rangs, qui prient à sa gauche, et à sa droite et ne forment, en somme, qu’un unique troupeau, abrité sous une seule et même tente.