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Le Gaulois 26 juin 1880.


LES MYSTÈRES DE PARIS


’L’extralucide.’



C’est trente centimes, monsieur, dit une petite bonne, boulotte et brune, habillée d’une robe bleu-turquoise, le cou passé dans une écharpe sang-de-boeuf, les mains serties de poignets en calicot, prodigieusement sales.

Je n’ai pas de sous sur moi; comme l’antichambre où je me trouve est complètement noire, je pousse la porte d’entrée, laissée toute contre, et à la lueur du gaz brûlant dans l’escalier qui dégage l’odeur fade et fétide des choux, je tire de mon gousset cinquante centimes, prends ma monnaie et, débarrassé de mon parapluie et de mon chapeau, je pénètre dans une salle à manger, exclusivement meublée de banquettes en moleskine allongées les unes en face des autres. On se croirait dans un omnibus, et les voitures qui passent en bas, dans la rue, ajoutent à l’illusion avec leur roulement qui fait crépiter les vitres.

Personne. J’entre par une grande porte ouverte dans un salon où, sur un lustre à plusieurs branches, fignole un seul bec de gaz allumé et baissé très has. Quelques chuchotements s’élèvent et, dans le coin, près d’un piano, je découvre deux braves femmes, assises en vis-à-vis sur deux fauteuils Voltaire, en train de brasser sérieusement un long bésigue. Leurs genoux leur servent de table et sur les bras des fauteuils elles étalent les cartes comptées.

Tout bas, dans l’obscurité, j’entends: "60 de femmes! — 100 d’as! — 20 de mariage! — prenez donc votre carte!"

Puis deux, trois, quatre femmes arrivent, des fruitières du quartier, des demoiselles de magasins, des polisseuses, je crois, puis des cocottes, dont les robes font, sur le parquet, un bruit de feuilles mortes.

Les joueuses remettent les cartes dans leurs poches et, l’air digne, regardent le plafond, les mains croisées.

La petite bonne s’avance, lève un peu le bec de gaz et me montre, collée au mur, une pancarte avec cette inscription: "Il est défendu aux Messieurs de se tenir dans le salon."

Je retourne m’asseoir dans la salle à manger, près d’un frotteur qui s’est faufilé, sans bruit, et dont les interminables pieds, chaussés d’espadrilles, s’étendent d’une banquette à l’autre, en barrant le passage.

— Combien que vous avez payé? me demande-t-il.

— Six sous.

— Moi, pas! Et tirant une casquette de sa poche: "J’entre nu-tête; comme ça, je ne paie pas de vestiaire. Du reste on vous a refait de deux sous."

Et le voilà qui interpelle la bonne et veut absolument qu’elle me restitue mes dix centimes.

Je le prie de rester tranquille; mais, mû par un esprit de justice, cet homme insiste si bien que la bonne nie tout d’abord avoir reçu de moi plus de vingt centimes, et qu’ensuite elle réclame au frotteur les deux sous qu’il veut me faire rendre, en échange de sa casquette qu’elle empoigne.

Il saute dessus et, avec d’affreux jurons, la lui arrache des mains; des colloques s’échangent en argot des Halles et en charabia. Un monsieur paraît, menace d’expulser le frotteur, qui se tait et, tout penaud, tourne lentement sa casquette en litige entre les doigts.

Ce monsieur est notre hôte, c’est le magnétiseur lui-même. Il allume un second bec de gaz, et promène un regard d’autorité autour de la salle à manger et du salon.

C’est un homme aux larges épaules, au nez de Kalmouck, aux grosses moustaches, aux longs cheveux noirs, gras de pommade. Il est modestement vêtu d’une redingote dont les coutures sont blanches, et sa chemise bouffe, d’une propreté douteuse, entre le gilet trop court et le pantalon qui fait poche aux genoux. Une énorme chaîne de montre, avec des breloques comme des boulets lui hat sur le haut du ventre, et des chevalières aux chatons larges comme des pièces de cent sous ornent ses pattes gigantesques, aux doigts gonflés comme des boudins blancs.

Il tient, tout à la fois, du dentiste populaire, du professeur de billard, du bâtonniste et du pédicure, et pourtant s’il avait une haute casquette, un long tablier blanc sur une blouse lilas, à raies, un tronçon de cigare d’un sou, fumant sous la moustache, il ressemblerait fort à ces garçons bouchers dont les lourdes voitures détalent au grand galop, luttant de vitesse avec les carrioles des laitiers, dans les rues, la nuit.

Professeur de billard, pédicure ou garçon boucher, peu lui importe, sans doute, car les femmes le regardent et mangent des yeux sa beauté mâle; lui, très calme, les mains dans les poches, surveille le gaz, puis nonchalamment s’étend, les jambes croisées, dans un fauteuil.

— Allons, mesdames, dit-il enfin en se levant, nous allons commencer la séance.

Et le voilà qui fait signe à une jeune fille qui, avec ses yeux à fleur de tête, ressemble, à s’y méprendre, à une grenouille.

Il s’assied en face d’elle, met les mains sur ses genoux, promène ensuite ses gros doigts à l’entour des tempes, l’effleure tout le long du buste, la fixant avec des yeux qui s’avancent hors des paupières comme des boules. Ça y est ! La femme tombe roide; il lui ordonne de se lever, et alors toute la rocambole commence; promenade sur les genoux, allumettes brûlées sous les narines et dans la paume des mains, marche en avant, en arrière, à travers les chaises, souffle à l’ail sur le front pour la réveiller.

Du monde arrive encore; un tout jeune homme qui ressemble à un singe, et qui rit pourtant comme une oie. Il est suivi d’une grosse dame, d’un âge assez avancé pour être sa mère, qui le couve d’ardents regards en l’appelant "bébé". Puis, la porte d’entrée s’ouvre encore, et des dames bien, avec des enfants, des marchandes des quatre-saisons, des ouvrières, s’avancent, une à une, et se mêlent. Quel singulier assemblage de tous les mondes, et quelle passion bizarre que celle du magnétisme, qui fait se réunir et fraterniser tous ces gens qui causent sans distinction de costumes, à la bonne franquette.

Toutes les dames sont maintenant assises en rond dans la pièce. Des places sont vides derrière elles; on autorise les hommes à les occuper.

Je m’installe avec trois jeunes gens, qui sont typographes et ne manquent pas d’esprit, le dos dans la cheminée, et là, nous considérons, à notre aise, les assistants, dont le plus étrange est peut-être encore le jeune homme à la tête de singe.

Le magnétiseur réclame le silence. Il se propose, dit-il, d’opérer sur deux sujets: une femme et un homme. "Les dames avant tout," fait-il galamment.

— Si vous voulez m’endormir après, propose l’un des typos, je suis prêt.

Le magnétiseur le regarde du coin de l’oeil, et, peu convaincu sans doute de l’efficacité de son fluide, refuse net.

— A vous, mademoiselle, reprend-il, courbant le dos et tendant les bras.

Et le sujet s’avance, l’air égaré. Celle-là a évidemment apporté, dès son plus bel âge, une vocation décidée pour les exercices cataleptiques. Le magnétiseur est de trop; elle tomberait bien en syncope, toute seule; rien qu’à la voir, on devine une danse folle de nerfs, dans une inguérissable chlorose sèche. Noire de cheveux et de prunelles, très pâle, elle est le sujet envié par les professeurs de magnétisme de la Redoute, le tempérament détraqué sur lequel se font, à la Salpêtrière, les expériences du docteur Charcot.

Deux passes, et elle s’étale, foudroyée, sur un fauteuil. Péniblement, elle se dresse sur ses jambes, et on lui enfonce une épingle de cravate dans les bras tendus en croix. Du coup, les spectateurs sont subjugués; des cris partent des groupes; des femmes effarées gloussent comme des poules; les unes s’apprêtent à se sauver, les autres se cachent le visage dans les mains. Le salon est en déroute. Triomphant, l’homme nous dévisage et, d’une voix solennelle, profère:

— Quelqu’un doute-t-il encore du magnétisme?

Le jeune homme qu’il insensibilise après cette jeune fille se borne à exécuter des sauts de carpe sur deux chaises. Ce patient, qui présente un visage de donneur d’eau bénite dans un costume de charpentier, paraît simplement imbécile quand il dort et ahuri quand on l’éveille.

Les exercices préliminaires sont terminés; une femme en bleu, suivie d’un monsieur, s’avance gravement et s’incline.

Somnambule extralucide, elle va opérer maintenant elle-même, "sous la direction d’un docteur", dit un prospectus qu’elle me donne.

Sur une bergère elle s’est assise, et le triste docteur, un petit criquet, à la face chafouine, aux pauvres vêtements d’un savant qui aurait éprouvé bien des malheurs, invite les dames à qui l’on a tout à l’heure distribué des numéros à s’approcher.

"No.1!" — et une pauvre vieille femme du peuple s’assied près de la prophétesse, lui donne la main, balbutie tout bas quelques mots qu’aucun de nous ne peut entendre.

— Ah! oui, dit la somnambule, d’une voix qu’elle essaie de rendre caverneuse, oui, ma brave femme, vous êtes malade.

L’autre hoche silencieusement la tête.

— Vous souffrez d’un organe, n’est-ce pas?

Stupeur de la femme, qui paraît ignorer qu’elle possède un organe.

— Il n’y a plus de sang, reprend la somnambule. Il faudrait, pour vous guérir, qu’il pût circuler librement dans cet organe.

— Mais, puisqu’il n’y en a pas, il ne peut pas circuler! émet à haute voix l’un des typographes.

Le médecin se retourne furieux et menace d’expulser quiconque se permettra des réflexions.

— Ah! ah! ah! crie tout d’un coup la prophétesse.

Elle ressent, paraît-il, maintenant, toutes les souffrances de sa cliente, qui se met à répéter, à son tour, ces gémissements.

Le médecin pose les mains sur celles de la somnambule qui semble, à ce contact, éprouver un grand bien-être; tandis que, ne se trouvant aucunement soulagée, la vieille femme se tient l’estomac et persiste à geindre.

— Vous avez dû avoir des contrariétés dans votre vie! reprend, après un instant de silence, la femme en bleu.

Et de même qu’une pythonisse qui dévoile d’inexplorés mystères, la voilà qui, d’une voix inspirée, prescrit du repos, de l’agrément et du bon vin à la vieille, stupéfiée, occupée à retenir le nom de ces médicaments, qu’on lui conseille.

Et des femmes défilent, une à une, apportant, celle-ci, une boucle de cheveux, celle-là une blague à tabac. La somnambule touche ces objets et, par un miracle de lucidité, découvre immédiatement que la blague à tabac appartient à un homme, et elle vaticine à perte de vue sur l’amour, parlant d’une vague femme blonde, d’une confuse femme brune, d’une rivale dont il faut se défier, et cela continue jusqu’à ce que le pédicure aux grosses mains baisse par économie le gaz.


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Et c’est tous les jours, tous les soirs, ainsi. Sans arrêt, des clientes assiègent la porte pour assister à des séances, ou gratuites comme celles du mardi et du vendredi, ou payées comme celles des autres jours de la semaine. Et pourtant, ces jongleries sont devenues plus grossières que celles d’autrefois encore! Les séances ne sont plus ce qu’elles étaient au temps jadis, alors qu’au lieu de la femme en bleu trônait, impérieuse et triomphale, Jeanne Lavoisine!

Vivandière, colossale et obèse, au bonnet noir, ruché sur le front et quadrillé comme une pâte de tarte sur l’occiput, monstre étonnant et superbe, au corsage décolleté de noire grenadine sur lequel flottait une médaille de sauvetage large comme une casserole, elle emplissait, à elle seule, de son embonpoint la salle et, majestueuse, se dressant sur ses courtes jambes, gourmandait son auditoire, pareille à une sous-maîtresse qui gronde des enfants, en classe.

Le grand dépendeur d’andouilles qui l’endormait a aussi disparu. Seuls, les meubles du salon rouge sont là; les vieux fauteuils Empire, en acajou; la pendule en bronze, du même style; les rideaux de calicot blanc, les glaces dédorées, tout ce mobilier des hôtels garnis a subsisté, défiant tous les bouleversements de la ville, toutes les insurrections et tous les sièges!

Tout passe et les moeurs distinguées s’en vont. Dans le sanctuaire respecté, des magnétiseurs nouveaux sont venus qui ont délaissé l’habit noir et la cravate blanche, jadis arborés par leurs confrères; la somnambule, elle-même, n’est plus décolletée et elle a, en perdant sa formidable ampleur, affaibli, par son manque de prestance, l’incontestable autorité qu’on exerçait, depuis des ans, dans cette maison, alors bien fréquentée, sur toute une génération d’amoureux jeunes gens, qui venaient là pour rencontrer d’élégantes et peu farouches demoiselles.


J.-K. Huysmans