L’Éclair, numéro 16, septembre 1877.

’L’épave.’

Elle gisait sur la côte de Sèvres, effondrée et béante. — Couchée sur un lit de caillasses, elle s’étendait, lamentable, au milieu des genêts aux cosses jaunes, des pissenlits aux poils blancs.

Par moments, le soleil sablait de son poussier d’or sa robe lugubre qui semblait embrenée dans le bitume et dans la poix, puis le rayon déclivait, éraflant les feuilles vert de bronze des orties, s’accrochant aux cassures des pierres, se coulant dans le ventre des flaques et, solitaire, elle continuait à s’amollir dans l’ombre et dans la boue.

Tout autour d’elle serpentaient des mûres aux rosaces saignantes, des chardons aux boules hérissées de pointes, des ciguës aux ombelles crayeuses et une mare la baignait, une grande mare couleur d’urine, sur laquelle dansaient d’incroyables chaconnes des araignées d’eau, au corps terreux et mou, aux longues pattes de fil bis.

Je remuai cette défroque du bout de ma canne et une nichée de cloportes grouilla dans la pâte des semelles et s’essaima de tous côtés. Elle avait enveloppé, dans sa robe fangeuse, un pied de femme, et quel pied! Dieu juste! un pied vaste, immense, un pied dont l’orteil devait passer au travers de sa lucarne de cuir et précéder sa maîtresse de quelques toises. C’était, à n’en point douter, celui d’une artisane, d’une misérable bringue, gauchie et culottée par tous les labeurs.

Je reconstituai devant ce détritus la vie de cette malheureuse. Elle devait faire mijoter des fricots inconnus, macérer des boissons insolites et les porter à son homme, alors que tanné et cuit par tous les frimas et par toutes les brises, las de fatigue, brisé de courbures, il cassait des pierrailles et en tamisait la poussière blonde à l’aide d’un crible.

Et devant ce tronçon de savate, devant ce paquet d’ordure qui ricanait par toutes ses crevasses, par toutes ses fentes, je pensai à ces mules talonnées de rouge vif, à ces mules couleur d’aurore et de lune, à ces petits ripatons qui claquètent si joyeusement aux pieds des grues de haute lice, alors qu’elles se pâment dans les atmosphères lourdement tièdes des boudoirs et s’affaissent, anonchalies, sous les souffles mourants des fleurs effeuillées sur les meubles de laque, sur les tapis profonds.

Ah! va, éreinte-toi, patauge dans la boue, dans le sable; l’hiver dans la neige des bois, l’été dans le soleil des plaines; va, cuisine, nettoie, essuie, trotte, enfante, reçois pour prix de tes naïves douceurs des roulées de coups, embrasse la face ribotée de ton homme: subis, résignée, ses ladres caresses, ses prodigues colères; va, mène cette vie, jusqu’à ce que vieillesse s’en suive et te jette, tremblante, au coin de l’âtre ou au coin d’une route; ton sort, misérable brute, vaudra toujours bien celui de ta soeur qui gargouillera ses derniers râles sur un lit d’hospice ou s’éteindra, la nuit, devant une porte, alléchant de ses mornes harangues les philosophes et les imberbes!

Bon Dieu! que la côte de Sèvres est triste alors que la terre se rissolle et fume sous la flamme des soleils, l’été!

J.-K. H.



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