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La Revue Indépendant

mars 1885.


L’Emblème.


Ce palais que d’inconscients architectes dédièrent à la gloire de la Musique, se dresse sur l’imposante estrade du Trocadéro, comme l’un des plus véridiques emblèmes du Paris moderne.

Vue de face, cette bâtisse, construite en fer à cheval, présente une gigantesque rotonde que surmontent deux tours octogones, deux vagues minarets fenestrés, à clochetons d’or.

A l’examiner d’un peu loin, l’on dirait d’un ventre énorme et de deux maigres jambes, les pieds en l’air, chaussés de bas à jour et de mules d’or, et le dessin se complète par les deux ailes appuyées à terre, soutenant ainsi que des bras, en un périlleux équilibre, l’impudente posture de ce corps debout, la tête en bas.

Sous le grotesque apparent de sa forme, ce monument décèle la suggestive beauté d’une parabole et suscite le douloureux intérêt de l’irrésoluble litige qui menace la vie du Vieux Monde à cette fin de siècle.

Il domine l’École Militaire qui lui fait vis-à-vis de l’autre côté de la Seine, et cette caserne l’aide à parfaire l’image de la vie sociale: l’avide bourgeoisie prête à toutes les souillantes besognes qu’on paierait d’un gain; le cupide négoce triomphant dans son orgueil et sa lésine; la vorace juiverie enfin maîtresse, sous la protection des troupes.

Mais, si malsaine, si affaiblie, si cariée qu’elle soit par les excès qui ont bouffi son ventre d’hydropique et desséché ses membres grêles, cette despotique et ladre race n’en persiste pas moins à narguer le pauvre, en se campant devant lui dans une goguenarde et vénale pose, et en tendant, comme une prostituée, ses inlassables reins aux luxures éparses, derrière elle, dans les rues riches.

Et, en effet, ce symbolique monument tourne le dos à l’avenue du Bois-de-Boulogne, au rond-point de Longchamp, aux quartiers repus et licencieux, et il se dresse, de face, tel qu’un défi, devant le sinistre quartier de Grenelle, couvrant le clair horizon des misérables dont le ciel immédiat est un ciel gâté, peint au noir de suie et à la fumée de tourbe.

Là, de l’École Militaire à Javel, s’étend un amas de rues pelées et froides, pleines de garnis fétides, de meurtrières échoppes, de pestilents bouges; là, tout le long du quai jusqu’au Point-du-Jour, des cheminées d’usines émergent d’un sol d’escarbilles et de plâtras: les hauts-fourneaux de la maison Cail et les aciéries de Grenelle, les ateliers de la production du froid, les resserres de produits chimiques et d’engrais, les fours à poteries et à briques, les halls des tireurs de boyaux et des apprêteurs de cordes harmoniques, les fabriques d’huiles à graisser, de gélatines et de colles.

Là, dans une effroyable odeur de poudrette et de charogne, des milliers de gens, tous en même temps, triment sans repos dans le poussier, étourdis par la chaleur et le vacarme des machines, aveuglés par les reflets de l’acier et le feu blanc des fours. Et, échiné par la vieillesse ou exténué par la faim, aucun de ces gens n’a rien à attendre de personne, pas même de l’Église, car en dépit de Notre-Dame qui lève là-bas, comme un objurguant appel à la pitié, ses insatiables bras, le mot Charité est inutile et vide, maintenant que l’argent est tout et que les égoïstes soutaniers modernes ont remplacé les miséricordieux moines du moyen âge.

Heureusement pour le Vieux Monde que ces malheureux sont d’intelligence sourde et que leurs distractions se confinent dans les nécessaires ivresses du trois-six et l’âpre émotion des coups dont ils frappent si abondamment leurs misérables femmes; heureusement qu’ils ne discernent pas nettement encore l’active iniquité qui les opprime; heureusement qu’ils ne saisissent point l’acception du cynique monument, de l’ordurier et menaçant emblème dont je vais préciser encore plus complètement le sens.

C’est la concupiscente richesse, les jambes en l’air, sous la garde des sabres qui protègent, du Champ-de-Mars, ses abominables ruts; c’est la grande prostituée bourgeoise qui ouvre ardemment dans le ciel ses deux cuisses, conviant à d’infatigables fornications, dans l’espoir d’un nouvel enfantement de gain, l’omnipotent génie du siècle, l’abject Esprit de lucre.


J.-K. HUYSMANS.