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Le Drageoir à épices (1874)

blue  Sonnet liminaire
blue  I. Rococo japonais
blue  II. Ritournelle
blue  III. Camaieu rouge.
blue  IV. Déclaration d’amour
blue  V. La Reine Margot
blue  VI. La Kermesse de Rubens
blue  VII. Lächeté
blue  VIII. Claudine
blue  IX. Le hareng saur
blue  X. Ballade chlorotique
blue  XI. Variation sur un air connu
blue  XII. L’Extase
blue  XIII. Ballade en l’honneur de ma tant douce tourmente
blue  XIV. La rive gauche
blue  XV. A maïtre François Villon
blue  XVI. Adrien Brauwer
blue  XVII. Cornélius Béga
blue  XVIII. L’Emailleuse

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VII. LACHETE

La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit. Je rentre chez moi en toute hâte, je prépare mon feu, ma lampe. J’attends ma maîtresse. Nous dïnerons ensemble chez moi ; j’ai commandé le dïner, acheté une bouteille de vieux pomard, une belle tarte aux confitures (elle est si gourmande !). Il est six heures, j’attends. La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit ; j’attise le feu, je ferme les rideaux, je prends un livre, mon vieux Villon. Quelles ineffables délices ! dïner chez soi, à deux, au coin du feu. Six heures et demie sonnent à la pendule : j’écoute si son pas n’effleure pas l’escalier. Rien — aucun bruit. J’allume ma pipe, je m’enfonce dans mon fauteuil, je pense à elle. — Sept heures moins cinq minutes. Ah ! enfin, c’est elle. — Je jette ma pipe, je cours à la porte ; le pas continue à monter. Je me rassieds, le coeur serré, je compte les minutes, je vais à la fenêtre ; toujours la neige tombe à gros flocons, toujours le vent souffle, toujours le froid sévit. J’essaie de lire, je ne sais ce que je lis, je ne pense qu’à elle, je l’excuse : elle aura été retenue à son magasin, elle sera restée chez sa mère. Il fait si froid ! peut-être attend-elle une voiture ; pauvre mignonne, comme je vais embrasser son petit nez froid, m’asseoir à croppetons à ses petits pieds ! Sept heures et demie sonnent : je ne tiens plus en place, j’ai comme un pressentiment qu’elle ne viendra pas. Allons ! tâchons de manger. J’essaie d’avaler quelques bouchées, ma gorge se resserre. Ah ! je comprends maintenant ! Mille petits riens se dressent devant moi ; le doute, l’implacable doute me torture. Il fait froid, eh ! qu’importent le froid, le vent, la neige, quand on aime ? Oui, mais elle ne m’aime pas.

Oh ! mais je serai ferme, je la tancerai vertement ; il faut en finir d’ailleurs ! depuis trop longtemps elle se rit de moi ; que diantre, je n’ai plus dix-huit ans ! ce n’est pas ma première maïtresse ; après elle, une autre ! Elle se fâchera ? le beau malheur ! les femmes ne sont pas denrée rare, à Paris ! Oui, c’est facile à dire, mais une autre ne sera pas ma petite Sylvie, une autre ne sera pas ce petit monstre, dont je suis si follement assoti !

Je marche à grands pas, furieusement, et, tandis que j’enrage, la pendule tintinnabule joyeusement et semble rire de mes angoisses. Il est dix heures. Couchons-nous. Je m’étends dans mon lit, j’hésite à éteindre ma lampe ; bah, tant pis ! j’éteins. De furibondes colères m’étreignent à la gorge, j’étouffe. — Ah ! oui, c’est bien fini entre nous ! c’est bien fini ! — Ah! mon Dieu, on monte : c’est elle, c’est son pas ; je me précipite en bas du lit, j’allume, j’ouvre.

— C’est toi ! d’où viens-tu ? pourquoi arrives-tu si tard ?

— Ma mère m’a retenue.

— Ta mère !... et tu m’as dit, il y a trois jours, que tu n’allais plus chez elle. Tiens, vois-tu, je suis très mécontent ; si tu ne veux pas venir plus exactement, eh bien...

— Eh bien, quoi ?

— Eh bien, nous nous fâcherons.

— Soit, fâchons-nous tout de suite ; aussi bien, je suis lasse d’être toujours grondée. Si tu n’es pas content, je m’en vais...

Triple lâche, triple imbécile, je l’ai retenue !