croquis cover

Croquis parisiens (1880)



back
VUE DES REMPARTS DU NORD-PARIS

Du haut des remparts, l’on aperçoit la merveilleuse et terrible vue des plaines qui se couchent, harassées, au pied de la ville.

A l’horizon, sur le ciel, de longues cheminées rondes et carrées de briques vomissent dans les nuages des bouillons de suie, tandis que plus bas, dépassant à peine les toitures plates des ateliers couverts de toiles bituminées et de tôle, des jets de vapeur blanche s’échappent, en sifflant, de minces tuyaux de fonte.

La zone dénudée, s’étend, renflée de monticules sur lesquels des marmailles, en groupe, enlèvent des cerfs-volants fabriqués avec de vieux journaux et ornés de ces images en couleurs que la réclame distribue aux portes des magasins ou aux coins des ponts.

Près des cahutes dont les tuiles d’un rouge pâle bordent les lacs clairs des toits vitrés, de monumentales charrettes dressent leurs bras munis de chaînes, abritant, ici une idylle faubourienne, là une maternité dont un enfant pompe avec acharnement la gorge sèche. Plus loin, une chèvre broute attachée à un piquet ; un homme dort, renversé sur le dos, les yeux abrités par sa casquette ; une femme assise répare longuement l’avarie de ses pieds.

Un grand silence couvre la plaine, car le grondement de Paris s’est éteint peu à peu et le bruit des fabriques aperçues arrive hésitant encore. Parfois on écoute cependant, comme une horrible plainte, le sourd et rauque sifflet des trains de la gare du Nord qui passent cachés par des talus plantés d’acacias et de frênes.

Au loin enfin, tout au loin, une large route blanche monte se perdant dans le ciel, mettant à son sommet comme un nuage lorsqu’une invisible carriole soulève, masquée par la courbe du terrain, des flocons de poussière.

Vers la brune, par ces temps où les nuées charbonneuses se roulent sur le jour mourant, le paysage s’illimite et s’attriste encore ; les usines ne montrent plus que des contours indécis, des masses d’encre bues par un ciel livide ; les enfants et les femmes sont rentrés, la plaine semble plus grande et, seul, dans le chemin poudreux, le mendiant, le mendigo, comme l’appelle la mouche, retourne au gîte, suant, éreinté, fourbu, gravissant péniblement la côte, suçant son brûle-gueule pour longtemps vide, suivi de chiens, d’invraisemblables chiens superbes de bâtardises multipliées, de tristes chiens accoutumés comme leur maître à toutes les famines et à toutes les puces.

Et c’est alors surtout que le charme dolent des banlieues opère ; c’est alors surtout que la beauté toute-puissante de la nature resplendit, car le site est en parfait accord avec la profonde détresse des familles qui le peuplent.

Créée incomplète dans la prévision du rôle que l’homme lui assignera, la nature attend de ce maître son parachèvement et son coup de fion.

Bâtisses somptueuses aidant à l’aspect des quartiers habités par les gens riches, villas tachant de jaune beurre et de blanc frais des campagnes reposées et joyeuses, Parcs-Monceau maquillés comme les femmes qui s’y posent, hauts fourneaux et grandes forges se dressant dans des paysages épuisés et grandioses comme eux, telle est l’immuable loi.

Et c’est pour l’appliquer, c’est pour réaliser l’instinct d’harmonie qui nous obsède, que nous avons délégué les ingénieurs afin d’assortir la nature à nos besoins, afin de la mettre à l’unisson avec les douces ou pitoyables vies qu’elle a charge d’encadrer et de réfléchir.