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Les Grands Convertis

Jules Sageret

Paris : Mércure de France, 1906.



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M. J.-K. HUYSMANS


I


L'oeuvre de M. Huysmans, écrivain peu banal, présente un intérêt spéculatif considérable au point de vue des conversions par la facilité qu'on a d'en extraire, avec toutes ses gradations et tous ses détails, l'évolution d'un certain type d'homme vers le catholicisme. Le Durtal d'En Route est en effet le même, par un grand nombre de traits facilement reconnaissables, qu'Eugène Lejantel dans Sac au dos, Cyprien Tibaille dans les Soeurs Vatard, Cyprien Tibaille encore, mais doublé d'André Jayant, dans En Mé́nage, des Esseintes dans A Rebours, Jacques Marles dans En Rade. Tous ces personnages seront dépouillés ici (j'en prends la permission pour plus de commodité) de leurs noms divers que remplacera celui de Durtal.

Durtal naquit, probablement vers 1850, dans une famille « qui avait adopté des traditions de médiocrité et de misère », dit-il dans Sac au dos (Soirées de Médan, p. 110). Plusieurs de ses tantes et cousines étaient religieuses ; on le menait les voir ; leurs visages « blancs comme des oublies » (En Route, p. 28), le silence du cloître, l'effrayèrent en lui laissant une impression durable, la seule que l'on connaisse de sa première enfance. Il fut interne chez un marchand de soupe qui faisait suivre à ses élèves les classes du lycée ; triste souvenir ! La nourriture était exécrable et monotone : « Gigot au suif et haricots à l'eau tiède le lundi, veau et plâtreux fromage blanc le mardi, le jeudi oseille qui rendait malade... (En Mé́nage, p. 45). » On couchait en hiver dans des lits glacés parce que l'hygiène commandait de laisser le dortoir ouvert ; l'été on souffrait de la mauvaise odeur, et cependant, raconte Durtal, « tous les quinze jours, le samedi, on se lavait les pieds » (p. 45).

Ce détail a eu son importance pour me faire rejeter la version suivant laquelle Durtal serait ancien élève des Jésuites : les Pères en effet n'imposaient la toilette en question qu'une fois par mois et seulement aux collégiens des classes inférieures de grammaire.

En outre, Des Esseintes, c'est-à-dire Durtal incarné en aristocrate, prétend avoir entendu chez les Jésuites un organiste qui, « aux jours fériés, célébrait des messes de Palestrina et d'Orlando Lasso, exécutait des Laudi Spirituali du XVIe siècle (A Rebours, p. 268) » et non les oeuvres du P. Lambillotte, jésuite lui-même. Il y a là une invraisemblance majeure pour qui connaît l'esprit de corps, à nul autre pareil, de la Compagnie.

Durtal fait donc ses études chez le marchand de soupe dont il a été question. Alors se lève l'aurore de sa dyspepsie et de son pessimisme. Il s'indigne contre les brutalités des forts, d'où on peut induire que sa constitution est chétive : les garçons capables de battre leurs camarades s'en privent quelquefois, mais ne sont guère enclins à se souvenir des coups reçus par les autres. Durtal pratique peu les exercices corporels, qu'il méprisera toujours ; cette inaction, jointe à une cuisine détestable inaugure sa gastro-entérite, et le rend atrabilaire ; en voilà pour la vie, jamais il ne guérira.

Cela ira même de mal en pis. La guerre de 1870 éclate. Durtal est mobilisé, on l'envoie au camp de Châlons ; l'eau malsaine, le régime de l'intendance, pire que celui de l'internat, lui valent une inflammation d'entrailles, il la promène d'hôpital en hôpital, les médecins la traitent par la famine, il traite lui-même cette famine par quelques bombances aussi rares qu'excessives, d'où résulte qu'il a le « ventre gonflé et tendu comme un ballon », un « fer rouge » lui brûle les entrailles (Soirées de Médan, p. 143); mal tenace : une rechute est signalée dans En Mé́nage : « Il souffrait d'une inflammation de la muqueuse du ventre (p. 276) », une autre dans A Rebours : « Maintenant les douleurs... allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge (p. 114). »



II


Il n'est donc pas surprenant que la nourriture tienne une grande place dans ses préoccupations. Il la considère à la fois en artiste et en malade, deux points de vue qui s'unissent pour le rendre difficile. De bons plats sont comme de bonne peinture, de bonne musique, de bonne prose : on y découvre d'ingénieuses combinaisons de saveurs qui sollicitent l'analyse ; les filets nerveux aboutissant aux papilles de la langue ont leurs titres, autant que les autres, à procurer la jouissance esthétique. Durtal, un raffiné, sut goûter cette jouissance, parfois même la provoquer ; lui seul connaissait la vraie manière de préparer un gigot à l'anglaise (Là-Bas, p. 147). Peut-être commit-il des abus. Le malade gênait alors l'artiste. Mais ils restèrent toujours d'accord pour exiger avant tout la plus scrupuleuse probité dans les oeuvres destinées à la bouche. Cette vertu était même la seule qui pût excuser les femmes de rester laïques : voyez Mé́lie d'En Mé́nage et Mme Carhaix dans Là-Bas. En revanche, la falsification des denrées alimentaires ralentit les élans de Durtal vers le catholicisme. Il apprit un jour :

« Que la majeure partie des messes n'était pas valide, par ce motif que les matières servant au culte étaient... dénaturées... : le vin, par de multiples coupages, par d'illicites introductions de bois de Fernambouc... ; le pain, ce pain de l'Eucharistie qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe ;... d'éhontés marchands fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre. Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C'était un fait indéniable, sûr... Cette perspective d'être constamment dupé, même à la Sainte Table, n'est point faite pour enraciner des croyances déjà débiles ; puis comment admettre cette omnipotence qu'arrêtent une pincée de fécule et un soupçon d'alcool ? » (A Rebours, pp. 289-291)

La dyspepsie de Durtal se complique encore de névropathie. Il est artiste intempérant, il demande les raffinements de la jouissance d'art à toutes les sensations ; jamais il ne se repose dans cette recherche, aussi jamais ne lui vient une de ces bonnes grosses fringales qui masquent l'insignifiance des plats. Dans sa dégustation incessante, il se fatigue de la cuisine connue, il lui faut des ragoûts étranges, inédits, surprenants. A ce métier-là, le système nerveux, qui est en quelque sorte l'estomac de la jouissance, tombe vite malade.

C'est ainsi que Durtal, après avoir aimé la femme en bon jeune homme an naïf appétit, ne tarde pas à exiger d'elle « toutes les nuances du vice... compliquées et subtiles (Soeurs Vatard, p. 155) » ; la fille lui plaît avant tout, aristocrate ou plébéienne, mais non bourgeoise en volupté, « jeune et vannée, alléchante et mauvaise, polissonne et fardée, salaison de vices (p. 158) ». Il veut pimenter les baisers de contrastes : tandis qu'il caressera sa maîtresse dans un boudoir japonais, un malheureux jouera de l'orgue de barbarie sous ses fenêtres, et cela se passera par temps de neige (p. 156). Une recherche nouvelle apparaît lorsqu'il convoite Urania, gymnaste américaine (A Rebours, pp. 137-140), de laquelle il espère une sorte d'échange de sexe : elle se montrera vigoureuse et brutale en amour comme un homme, et lui, chétif, aura des pâmoisons toutes féminines ; à l'épreuve, Urania lui inflige une déception. S'il va plus loin, ce n'est pas en qualité d'acteur, mais en frôieur, en curieux ; il se passionne pour Gilles de Rais, il assiste au Sabbat en compagnie de Mme Chantelouve qui lui fait ensuite profaner des hosties à son insu.

Et la matière charnelle n'est pas seule à occuper ses facultés sensitives, il les met à contribution pour la découverte de toutes les sensations rares et violentes quelles qu'elles soient ; une fois rencontrées, celles-ci sont analysées, ruminées, rétrospectivement savourées, magnifiées par l'imagination dans la solitude et le silence ; les parfums, les saveurs, les sons, les formes, les couleurs, font également l'objet de cette incessante besogne ; comme Durtal n'y souffre aucune diversion, il n'est guère surprenant de le voir aboutir au détraquement nerveux. Il a des envies soudaines de femme enceinte (A Rebours), des hallucinations, des cauchemars (A Rebours, En Rade).



III


L'expérience a fait juger à Durtal (Là-Bas, p. 22) « que les littérateurs se divisaient, à l'heure actuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois, le second d'abominables mufles ». On reconnaîtrait par là qu'il est lui-même littérateur, si M. Huysmans n'avait pris soin de le spécifier. Comme tel et comme artiste, il a suivi une évolution qui se rattache tout naturellement à sa crise juponnière, elle est aussi d'ordre nerveux et pour lui décisive, car il subordonne son intelligence à sa sensibilite ́; sa raison n'a pour mission que de lui dire : « Tu sens mieux que les autres ; ceux qui ne sentent pas comme toi sont de vils bourgeois. »

Durtal s'attache d'abord à l'école naturaliste. Celle-ci, qui crut revenir à la nature, finit par s'en écarter autant que le romantisme dans un sens contraire. Elle se proposa l'anatomie de la société, mais ne montra que des planches pathologiques : un prolétariat pourri par l'alcool, la prostitution, le surmenage, une bourgeoisie pourrie par tous les vices, une aristocratie également pourrie et atteinte de dégénérescence sénile, une population agricole atteinte de dégénérescence bestiale. Comment les naturalistes verraient-ils la vie en rose ? Mais le pessimisme ne résout rien ; eux-mêmes s'en aperçoivent, une réaction nécessaire les pousse à croire au bonheur, et comme ils n'ont vu des temps actuels que la souffrance, ils les quittent, Zola pour la Cité future, Durtal pour la Cité du passé, le cloître. Tous deux, au moment où ils échappent ainsi à la réalité, méritent pareillement le nom de mystiques, à cela près que Zola crut rêver d'un monde vivant, au lieu de se réfugier, comme Durtal, parmi les morts.

On peut suivre assez facilement les étapes de ce dernier. Tout d'abord, il exagère dans le naturalisme la vision pathologique. Il s'attache à la grossièreté du peuple. Il est « à l'affût des sites disloqués et dartreux » (Soeurs Vatard, p. 226). La banlieue industrielle de Paris a ses préférences parce qu'on y découvre une « campagne dont l'épiderme meurtri se bosselé comme de hideuses croûtes », des « routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d'une peau malade... » (En Mé́nage, p. 110). Des fleurs qu'il reçoit (A Rebours, pp. 119-124) l'enchantent parce qu'il y trouve les marques d'ignobles maladies : «... chairs marbrées de roséoles, damassées de dartres... épidérmes poilus creusés par des ulcères et repoussés par des chancres... fondements écorchés et béants... » Parmi ses estampes de prédilection figurent celles de Jan Luyken où l'on voit « des intestins dévidés du ventre et enroulés sur des bobines ». Nulle peinture n'a plus soulevé son admiration que le Christ de Matthaeus Grunevald (Là-Bas p. 10) : « ...Les chairs gonflaient, salpêtrées et bleuies ; l'heure des sanies était venue... les pieds poussaient en pleine putréfaction... » Ce goût, loin de venir, comme on pourrait le croire, d'une perversion de l'odorat, prend son origine dans le mépris des spectacles communs ou qui plaisent à tout le monde ; c'est le goût de l'anormal. Durtal aimera désormais la souffrance, non point pour se l'appliquer personnellement, mais pour la considérer. Il y combinera d'abord la luxure et deviendra sadique avec Gilles de Rais, puis, sanctifié, il célébrera sainte Lydwine, qui passa toute sa vie dans un état de décomposition avancée.

Dès son stade naturaliste, il fut aussi séduit par ce qu'il y a d'artificiel dans la vie moderne, « les coups de gaz sur des faces grimées », le fard des filles, les machines, et quand il s'isola, tout le temps qu'il vécut A Rebours fut consacré à l'artificiel. Un essai de séjour au château ruiné deLourps, qu'il fit dans En Rade, lui inspira un dégoût profond pour la campagne, les moissons, les choses rustiques, les paysans : il méprise, dirait-on, les travailleurs des champs parcequ'ils mènent une vie plus naturelle que les prolétaires urbains. Jamais, chez lui, on ne surprend un élan admiratif vers la nature.



IV


Une fois entré dans cette voie de l'anormal, du rare, de l'étrange, de l'artificiel, il ne s'arrêtera plus ; très vite il passera de ce qui se voit à ce qui ne se voit pas du tout, et des illusions produites sur l'esprit par les sens aux illusions que l'esprit se donne tout seul ; il aboutira ainsi au surnaturel, il admettra enfin que les choses d'ici-bas n'ont de réalité que par la valeur symbolique : «... Le Moyen-âge... savait que sur cette terre tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu'il recouvre d'invisible ; le Moyen-âge... n'était pas, par conséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences... » (La Cathédrale, p. 476).

Mais bien avant d'arriver à cette conclusion, qui suppose une indifférence absolue au sens des mots, il sera déjà mystique, non sans avoir goûte ́mentalement au sadisme et au satanisme, qui sont des variétés monstrueuses de la religiosité.

Durtal n'est arrêté sur cette pente par aucun frein d'espèce artistique ou littéraire. Il néglige l'antiquité classique. S'il consent à donner quelques louanges à Fra Angelico, qu'il sait mystique, à Benozzo Gozzoli, qu'il croit mystique, à Botticelli qu'il approuve d'être un peu décadent, il ignore tous les autres peintres italiens du XVe siècle, et oublie ceux du XVIe siècle. Nos artistes, de Fouquet à Gustave Moreau exclusivement, et la plupart de nos écrivains tels que Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire, lui déplaisent. Bref, les caractères principaux des grandes oeuvres auxquelles il est indifférent ou hostile sont le bon sens, l'équilibre, la santé, l'harmonie des proportions, la beauté des formes, tous antidotes de névrose. Au genre de la maladie près, Durtal est un alcoolique. Plus il a bu, plus il veut boire et augmenter la force du poison ; les boissons hygiéniques prennent pour lui un goût écoeurant de remèdes, et quand, un jour, effrayé de son état, il songe à réagir, il croit arriver à la guérison en ne se grisant plus que de bénédictine.

Sa manie est d'autant plus aiguë qu'il ne s'y livre pas en public : il s'intoxique à huis clos. C'est en effet un solitaire et un pessimiste : solitude et pessimisme vont chez lui de pair en s'engendrant l'un l'autre. Dès le collège, Durtal a commencé de détester ses semblables. Les tendresses familiales lui ont manqué ; ses parents, qui se sont débarrassés de lui par l'internat, ne semblent pas l'avoir beaucoup choyé. Il ne fait allusion qu'à sa mère, par deux ou trois phrases brèves (Sac au dos), en la mettant au même plan que ses bibelots et ses livres.

On est mieux renseigné sur ses relations avec les filles qui le déçurent plus encore que les gargotiers. Sa dyspepsie physique fut morale aussi ; il ressembla au gourmet demeuré gourmet en dépit de digestions toujours laborieuses, et qui souffre ainsi de jeûner comme de manger. La désillusion perpétuelle engendrée par la chez Durtal s'augmenta encore de son manque naturel de tendresse : la petite fleur bleue, trop bourgeoise, ne poussa pas en son coeur. Il prenait en dégoût ses maîtresses qui lui inspiraient bientôt après leur venue le désir de les mettre à la porte ; de là lui vient le mépris de la femme, de toutes les femmes qu'il ne regarda jamais à travers un amour un peu idéalisé. Pour lui les jeunes filles étaient « physiquement ; un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement :... un fumier de pensées dans une caboche rose » (En Mé́nage, p. 5).

Ses invectives contre les femmes sont intarissables ; il leur reproche la bêtise, la bassesse, l'hypocrisie, le manque de goût... Peut-être aurait-il quelque indulgence à leur égard si elles n'avaient la fâcheuse coutume de mettre parfois des enfants au monde. « Il n'aimait point les enfants, ne jugeait pas qu'il fût utile d'en procréer » (En Mé́nage, p. 13). Et de fait on ne le voit manifester quelque sympathie que pour les femmes stériles, d'abord les filles qui le sont par intérêt, puis les religieuses qui le sont par sacrifice. Le seul ménage Carhaix trouve grâce devant ses yeux, c'est un ménage sans enfants. De telles dispositions ancrèrent Durtal pour la vie dans la solitude du célibat.

Loin de combattre ces tendances hypocondriaques, l'art ne fit que les exaspérer. Déjà l'école naturaliste, dans laquelle Durtal s'enrôla tout jeune, le conduisait au pessimisme. Puis on remarquera que les artistes sont portés à sortir de leur milieu primitif par le besoin de s'élever. Fils du peuple, ils s'embourgeoisent ; bourgeois, ils vont au peupie ou à la haute aristocratie ; ils ont encore la ressource de dominer tout le monde en s'isolant ; c'est à quoi se décident les plus orgueilleux. Cyprien Tibaille et André Jayant, c'est-à-dire Durtal dédoublé aux seules fins de mettre ses réflexions en dialogue, vivent « unis dans une commune haine contre les préjugés imposés par la bourgeoisie... très à l'écart du monde des lettres et des peintres, régulièrement éreintés par tous les journaux, par tous les confrères qui leur « reprochent » leur isolement et leur dédain » (En Ménage, p.119).

Durtal flaire chez tous « une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l'art, pour tout ce qu'il adore », que l'humanité devient un ramassis de grotesques scélérats. La population ouvrière des villes, seule digne d'indulgence, ne comprend d'ailleurs que des brutes alcooliques ; celle des campagnes est « libidineuse et cupide » (L'Oblat, p. 268), les « moeurs des paysans... sont tellement ignobles que mieux vaut n'en point parler » (p. 37), et une bonne moitié d'En Rade a été écrite pour développer ce jugement sur les ruraux. « Quant aux gourdes armoriées, aux noblaillons qui croupissent dans les châteaux..., ils sont certainement, au point de vue intellectuel, encore inférieurs aux rustres » (p. 21). Dès A Rebours, du reste, « l'aristocratie avait versé dans l'imbécillité ou dans l'ordure ! Elle s'éteignait dans le gâtisme de ses descendants dont les facultés baissaient à chaque génération et aboutissaient à des instincts de gorilles fermentes dans des crânes de palefreniers et de jockeys... » (A Rebours, 285). Que la bourgeoisie ne se réjouisse pas trop du traitement infligé à son ancienne rivale : « plus scélérate, plus vile que la noblesse déchue », elle a encore sur celle-ci le désavantage de manquer de savoir-vivre, d'être « autoritaire et sournoise, basse et couarde » ; son avènement a eu pour résultat « l'écrasement de toute intelligence, la négation de toute probité, la mort de tout art » (p. 292). En résumé, la société entière « boit le nez dans la boue, à plat ventre, l'ordure... » (En Ménage, p. 269). Peut-être faut-il rattacher aux mêmes origines que toutes ces fureurs la haine de Durtal pour les femmes coupables d'avoir partagé encore moins que les hommes ses idées à lui.

On ne s'étonne pas de ce qu'il arrive entre trente et quarante ans à une détresse d'âme affreuse. Son coeur est vide, il éprouve du dégoût parmi les hommes et de l'angoisse dans la solitude. La recherche de la jouissance rare, son unique raison de vivre, l'a déçu, il ne lui reste plus rien. Alors il se laisse prendre à ce sophisme si commun : « J'aspire au bonheur, donc le bonheur existe ; je ne l'ai pas trouvé en ce monde, donc l'autre monde existe. »



V


Ce fut dans Là-Bas qu'il vérifia la réalité objective de cet autre monde. La névropathie, en suivant son cours, l'avait amené au sadisme, et il arrivait, parti du naturalisme, à s'enticher de surnaturel. Or l'imagination possède un tel pouvoir qu'elle donne la vie, une vie extérieure et palpable, à tout ce qui l'amuse avec quelque persistance.

Rien n'empêchait donc Durtal de voir le Diable en chair et en os ; il eut peur, et se contenta de découvrir, après bien d'autres, l'ingérence infernale dans les affaires terrestres, ingérence immédiate au point que Satan bâtonne parfois des hommes vivants. Durtal en trouva la preuve dans les pièces historiques du procès de Gilles de Rais : Prelati, sorcier au service de ce seigneur, dit avoir été rossé à mort par le diable qu'il évoquait, et on doit l'en croire car un tel aveu le condamnait à être brûlé vif (Là-Bas, p. 119). « Ici, ajoute Durtal, il ne peut y avoir détraquement des sens, visions morbides, car les blessures, la marque des coups, le fait matériel visible et tangible, est là. » De telles aventures arrivent encore de nos jours : « un garçon riche, enragé de sciences occultes, voulut savoir à quoi s'en tenir au sujet de Lucifer (p. 426), et il se rendit en Ecosse où le diabolisme sévit. Là, il fréquenta l'homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l'épreuve. Que vit-il ? On n'en sait rien, malheureusement, « mais ce qui est avéré, c'est qu'il s'évanouit d'horreur et revint en France épuisé, à moitié mort ». Voilà ce qu'atteste des Hermies, un galant homme, en qui Durtal a confiance. Mais, bien plus, nous avons en faveur du surnaturel le témoignage du Figaro. On se souvient peut-être de Home, célèbre médium qui évoquait les esprits infernaux à la cour même de Napoléon III. Il était à la mode. C'est pourquoi un certain marquis le supplia de lui faire voir sa défunte marquise. Home, très obligeant, « le mena vers un lit, dans une chambre, et le laissa seul. Que survint-il ? Quels fantômes effrayants, quelles Ligeia de sépulcre surgirent ? Toujours est-il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportée par le Figaro d'après des renseignements incontestables » (pp. 425-426).

Une autre anecdote montre ce que devient le sens critique de Durtal quand il s'agit de gens ou de choses démoniaques. Mme Chantelouve l'a conduit dans une chapelle où vont se célébrer de répugnants mystères.

« — Quels sont, demande-t-il, ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l'ombre ?

« — Ce sont des sataniques... Il y en a un parmi eux qui fut professeur à l'Ecole de médecine ; il a chez lui un oratoire où il prie la statue de Vénus Astarté, debout sur un autel.

« — Bah !

« — Oui, il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu'il use avec des créatures de ce genre...

« — Vous me garantissez la véracité de cette histoire ?

« — Je l'invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux, les Annales de la Sainteté. Et bien qu'il fût clairement désigné dans l'article, ce monsieur n'a pas osé faire poursuivre le journal ... » (pp. 370-371).



VI


Durtal rattacha le spiritisme au satanisme : des esprits venaient parfois animer les tables, comme il en fît l'épreuve personnelle au cours d'une séance « où nulle tricherie n'était possible »; la table parla d'abord anglais, langue inconnue de tous les assistants, puis, s'exprimant en français, elle raconta des faits connus du seul Durtal et alors oubliés par lui, sans qu'il eût avec elle aucun contact (En Route, p. 348). Qui vient s'incarner ainsi dans le mobilier ? Non pas les anges, à coup sûr : ils n'obéissent qu'aux saints. Ce sont donc des démons ou peut-être des larves. Les larves, esprits ni célestes ni infernaux, « habitent un territoire invisible et naturel, quelque chose comme une petite île qu'assiègent de toutes parts les bons et les mauvais esprits ». Or il paraît qu'à force d'évoquer ces insignifiantes larves, on finit par amener des démons sans le savoir, qu'on le veuille ou non (Là-Bas, p. 427).

Mais il n'est pas besoin de considérer des faits singuliers : la vie journalière elle-même nous offre des exemples d'influences mystérieuses et malfaisantes, attribuables au seul Satan si l'on cherche à les expliquer. Telle est, entre autres, celle de l'argent : « il ne va qu'aux scélérats et aux médiocres », devient stérile chez les bons riches, « rend lubrique l'indigent le plus chaste, suscite la haine entre le bienfaiteur et l'obligé »; mais tous ces prodiges ne sont rien auprès de ceux qu'il accomplit « lorsque, cachant l'éclat de son nom sous le voile noir d'un mot, il s'intitule capital » ; par lui s'édifient alors des Banques, s'instituent des monopoles, meurent de faim des milliers d'êtres, et, de plus fort en plus fort, « lui, pendant ce temps, se nourrit, s'engraisse, s'enfante tout seul dans une caisse ». Voilà un miracle qui s'opérait tous les jours sous nos yeux et qu'avant Durtal nul n'avait remarqué, miracle inouï ! S'enfanter tout seul dans une caisse ! La production de ce phénomène dépasse évidemment la puissance des hommes, Dieu se doit de n'y pas prêter les mains, donc il vient du diable, et Durtal s'écrie : « Eh bien ! ou l'argent... est diabolique, ou il est impossible à expliquer » (Là-Bas, pp. 17-19).

Bien d'autres faits l'obligèrent à conclure, comme il désirait conclure depuis longtemps, à l'existence du surnaturel. Le voilà désormais converti sans qu'il veuille encore se l'avouera lui-même. — « Crois » lui dit des Hermies. — « Je ne peux pas, répond-il ; il y a là-dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent. »

En réalité, cette objection n'existe plus ; Durtal l'a détruite d'avance en éliminant tous les cultes surnaturels distincts de la religion catholique, bouddhisme, occultisme, spiritisme, qui lui répugnent. Le satanisme l'a d'abord séduit à titre de curiosité choisie, de sport réservé aux névropathes artistes, mais le petit sabbat du chanoine Docre, à Vaugirard, auquel il assista, manquait vraiment trop de décor ; c'était une orgie sadique pour pipelets, on n'y tuait pas même de nouveau-nés. Ainsi Durtal rejeta encore les pratiques lucifériennes. L'idée de se faire protestant ne l'effleura même pas, car il était contraire à sa nature d'admettre une religion sans art, sans mystique, et postérieure au moyen âge. Enfin, un autre que lui se fût peut être attardé à des considérations scientifiques, mais Durtal considère l'art et la science comme deux maîtres foncièrement hostiles qu'on ne peut servir à la fois. S'il a de la tendresse pour l'antique alchimie, c'est à cause de ses allures mystiques ; la science moderne, au contraire, est en butte à son dédain : elle n'a rien trouvé, « l'électricité était connue et maniée dès les temps les plus reculés » (Là Bas, p. 173).

Ainsi Durtal, engagé dans le chemin du surnaturel, renonce à toutes les bifurcations, sauf à celle qui mène au catholicisme. Il y arrivera donc sûrement.



VII


Les psychologues catholiques verraient un obstacle formidable à la conversion de Durtal dans cet orgueil d'artiste qui lui fit prendre en haine l'humanité. L'orgueil, ils l'affirment souvent, est le péché par excellence, la révolte contre Dieu. Satan n'a été coupable que d'orgueil. En réalité, l'Eglise admet dans ses plantations spirituelles certaines espèces d'orgueil, comme on le voit par l'exemple de Durtal. Celui-ci cultiva en son âme un pied vraiment exceptionnel d'orgueil artiste qui ne souffrit nullement d'un repiquage en terre sainte ; ce ne fut même pas un repiquage, il suffit de dépoter la plante sans rien lui enlever de son terreau mystique, elle étendit ses racines dans un sol encore plus mystique, et surtout elle resta bien en évidence, loin des humbles légumes, au milieu d'un carré spécial.

Durtal, en effet, se fit par l'oblature une situation très singulière dans l'Eglise. « L'oblature de saint Benoît... ne s'adresse qu'à une élite... » (L'Oblat, p. 248). Certains oblats résident où ils veulent, sans participera la vie liturgique, et parmi les autres, astreints à demeurer auprès des monastères et à suivre les offices, on distingue deux catégories : ceux qui conservent le costume séculier, dont est Durtal, et ceux qui portent la robe. Or, Durtal n'a qu'un seul confrère de son espèce, d'après le compte détaillé de dom Felletin (pp. 251-252). Sans un fâcheux, attaché au couvent de Ligugé, et qui fait concurrence à notre converti, l'Eglise, pourvue d'un seul pape, aurait donc de même un seul oblat bénédictin, régulier, laïque. Appartenir à une élite dont on forme la moitié n'est pas, toutefois, une distinction méprisable.

A ce point de cette étude, on se sent inquiet. Une question surgit : la conversion de Durtal s'est-elle réalisée ? Hélas ! bien peu, il faut en convenir. Se convertir, c'est changer ; Durtal, en devenant catholique, ne change pas. L'Oblat nous dépeint un Durtal identique au curieux pécheur de jadis. Ses qualités d'artiste n'ont pas fléchi, son langage, toujours savoureux, a conservé le même mécanisme, ses méditations sont encore interrompues par la confection et l'allumage d'innombrables cigarettes, il reste préoccupé de nourriture et nous fait part de ses ennuis culinaires dès son arrivée au Val des Saints :

« La mère Vergognat, une paysanne..., était au-dessous de tout... elle aggravait la pitoyable qualité des comestibles par sa façon déréglée de les cuire ; elle opérait de telle sorte que l'on s'empêtrait les dents dans de la gélatine ou qu'on se les ébranlait en mâchant du bois. Durtal avait adopté le parti — ne pouvant faire autrement d'ailleurs — d'offrir au Seigneur, en expiation de ses vieux péchés, la pénitentielle misère de ces plats » (L'Oblat, pp. 13-14).

Mais la Providence, pitoyable envers le futur oblat, fit mourir son meilleur ami, l'abbé Gévresin, dont il hérita Mme Bavoil, une femme de charge d'autant plus apte à diriger un intérieur que ses visions célestes, fréquentes jusque-là, venaient de cesser. Quand Mme Bavoil rejoignit son nouveau poste, il fut question entre elle et Durtal, non pas du défunt, mais des ressources du Val des Saints :

— Le boucher tue, un jour un boeuf, soyons plus exact, une vache, un autre jour un mouton, un autre jour un veau... cela ne serait rien, malgré le manque de variété de ces mets, si ce boucher n'égorgeait son bétail la veille au soir ou le matin même où il le débite ; et dame alors, on mastique des choses innommables qui tiennent à la fois du caoutchouc et de la filoselle.

— La cuisine corrige jusqu'à un certain point les viandes trop fraîches, fit Mme Bavoil ; seulement, il convient, en ce cas, de dire adieu aux côtelettes grillées et aux biftecks saignants ; il est, en effet, nécessaire de mettre à mijoter, pendant des heures, dans une casserole ce que... comment appelez-vous le gigot qui vous déplaisait à Chartres ?

— De la carne ou de la bidoche, madame Bavoil... (L'Oblat, pp. 33-34).

Durtal se fit cependant, au Val des Saints, l'existence qu'il avait toujours rêvée, sans la payer d'un ascétisme bien sensible. C'était réaliser le Paradis sur terre en se ménageant par surcroît l'entrée du Paradis céleste. Bonheur trop bref, soudain bouleversé par la loi sur les associations. Les Bénédictins se décidèrent à l'exil et, par contre-coup, Durtal, qui estimait le pays inhabitable sans eux, fut contraint d'envisager le retour à Paris.

« L'idée de déménager mes livres et de charroyer l'amas de mes bibelots et de mes meubles, dit-il à M. Lampre, m'abêtit à un tel point que j'aime mieux ne pas y songer » (p. 320).

« Au lieu d'une propriété paisible, s'écrie-t-il encore, je vais retrouver les boîtes à dominos d'une maison commune, avec menace, en dessus et en dessous, de femmes s'hystérisant sur des pianos et de mioches roulant avec fracas des chaises pendant l'après-midi et hurlant, sans qu'on se résolve à les étrangler, pendant la nuit ; l'été, ce sera la chambre de chauffe, l'étouffoir ; l'hiver, en place de mes belles flambées de pin, je considérerai par un guichet de mica du feu en prison qui pue. En fait d'horizons, j'aurai sans doute un paysage de cheminées » (p. 448).

Ces tintouins furent l'oeuvre de nos gouvernants ; que ne laissaient-ils à Durtal un beau feu de pin, une maison séparée, une installation fixe, une liturgie correcte, des cérémonies somptueuses ? Nos gouvernants se conduisirent en malfaiteurs :

« Les séniles matassins du Luxembourg ne valaient pas mieux que les pernicieuses malebêtes de la Chambre. Tous étaient les leudes perdiablés des Loges ! Il n'y avait rien de propre à attendre d'eux (p. 276).

« Un sous-Trouillot, du nom de Vallé, avait rempli avec quelques terrines de son eau de vaisselle l'auge de la rue de Tournon et les vieux glandivores s'étaient ventrouillés dans le purin de cette éloquence et avaient voté, haut la patte, la loi ; les congrégations étaient bel et bien étranglées... » (p. 301)

... et Durtal condamné à se chauffer avec une salamandre ! L'excès de sa contrariété faillit même le brouiller avec Dieu :

«... Je commence, lui dit-il, à me méfier un peu de vous. Il semblait que vous deviez me diriger sur un havre sûr. J'arrive — après quelles fatigues ! — je m'assieds enfin et la chaise se casse ! Est-ce que l'improbité du travail terrestre se répercuterait dans les ateliers de l'au-delà ? Est-ce que les ébénistes célestes fabriqueraient, eux aussi, des sièges bon marché qui s'effondrent dès qu'on se pose dessus ? » (p. 446)

Pour l'auteur d'un article sur la conversion de Durtal, il y avait là de quoi s'effrayer. Tout serait à refaire si cet irritable personnage voulait punir Dieu en le niant. Mais on se rassure après réflexion : faire des reproches à quelqu'un, c'est constater son existence. D'autre part, Durtal a embrassé une religion tellement personnelle que toute autre croyance lui ferait perdre une originalité à laquelle il doit tenir comme à l'élément le plus essentiel de son génie. Il restera donc converti.

Et sa conversion nous montre l'effet charmeur qu'exerce le catholicisme sur un moderne exclusivement artiste, échappé au milieu social, anarchiste, contempteur de là raison. En outre, on peuty trouver quelques renseignements sur l'Eglise.



VIII


Le moins banal est qu'il y a deux Eglises catholiques, rien qu'en ce monde. Elles ont sur le papier même gouvernement et mêmes dogmes, ce qui ne les empêche pas de différer absolument par leur esprit, leurs doctrines, leurs moeurs, leur culte.

L'une pourrait s'appeler l'Eglise bourgeoise. Durtal la déteste. Voici d'abord ce qu'il pense de sa clientèle :

« La bourgeoisie dévote ferait prendre la fuite aux Anges ; c'est dans cette caste que se recrute la fleur des pharisiennes. » On ne peut s'imaginer ce que sont les femmes de la petite bourgeoisie et du monde riche. « Du moment qu'elles assistent à la messe le dimanche et font leurs Pâques, elles pensent que tout leur est permis ; et, dès lors, leur sérieuse préoccupation est moins d'offenser le Christ que de le désarmer par de basses ruses. Elles médisent, lèsent grièvement le prochain, lui refusent toute pitié et toute aide et elles s'en excusent ainsi que de fautes sans conséquences ; mais manger gras un vendredi ? c'est autre chose ; elles sont convaincues que le péché qui ne se remet pas est celui-là. Pour elles, le Saint-Esprit, c'est le ventre.. » (La Cathédrale, p. 171).

« Quant aux catholiques, dit un jour Durtal au Père Fonneuve, vous savez aussi bien que moi l'amas de sottises et de lâcheté qu'ils recèlent » ; ce ne sont, en cas de danger, que de « pieux matamores » (L'Oblat, p. 298). Ils ont aidé à faire de leur religion « ce quelque chose d'émasculé, d'hybride, de mol, cette espèce de courtage de prières et de mercuriale d'oraisons, cette sorte de sainte tombola où l'on brocante des grâces, en insérant des papiers et des sous dans des troncs scellés sous des statues de saints. » (p. 389)

Cette église bourgeoise hait le pauvre, qu'elle marie ou enterre sans maîtrise ni orgue (Là-bas, p. 170), « elle brocante les indulgences et bazarde les messes ; elle est, elle aussi, ravagée par l'esprit de lucre ». (En Route, p. 25)

Elle couvre le talent d'un immense mépris, même s'il se manifeste chez ses défenseurs, tels Veuillot et Hello, des écrivains qui ne sont, à ses yeux, « ni assez asservis ni assez plats » (A Rebours, p. 208). — « L'armée de cuistres qui a envahi le sanctuaire » possède seule son estime (p. 193).

Il n'y a plus de culte solennel ; ce sont des fêtes mondaines qui le remplacent : « d'abjectes cavatines, d'indécents quadrilles sont enlevés à grand orchestre dans les églises elles-mêmes converties en boudoirs, livrées aux histrions des théâtres qui brament dans les combles, alors qu'en bas les femmes combattent à coup de toilettes et se pâment aux cris des cabots (p. 297). » Le plain-chant est mort malgré Jean XXII, le Concile de Trente, et un récent décret de la Sacrée Congrégation des Rites qui interdisent de profaner musicalement les temples (Là-Bas).

On ne trouve nulle compensation à cette laideur qui envahit tout l'art religieux. C'en est fini aussi de la prédication sacrée. Il ne tombe du haut de la chaire que des rengaines. Durtal, ayant eu la curiosité d'écouter un grand nombre de sermons, constate que tous se valent. Il se rappelle : « Des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon, ces Coquelin d'Eglise, et, plus bas encore que ces produits du Conservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu'est l'abbé d'Hulst... Ce sont ces médiocres-là que réclame la poignée de dévotes qui les écoutent. Si ces gargotiers d'âmes avaient du talent... ils végéteraient incompris des ouailles. C'est donc pour le mieux, en somme. Il faut un clergé dont l'étiage concorde avec le niveau des fidèles ; et, certes, la Providence y a vigilamment pourvu. » (En Route, p. 6)

Quant aux prêtres séculiers pris en masse, aux soutaniers, comme les appelle Durtal (Là-Bas, p. 57), « ils ont maintenant des coeurs lézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient » (p. 440). — « Le mysticisme se meurt en un clergé qui... prêche... la bourgeoisie de l'âme ! » (p. 170) Les évêques « ont été, pour la plupart, apprivoisés et chaponnés dans les cages des Cultes » (L'Oblat, p. 389). Et il n'y a aucune chance pour que le personnel ecclésiastique s'améliore : dans les séminaires, « les plus intelligents des élèves sont tous des rationalistes... Cette nouvelle génération entend la foi à sa manière ; elle en accepte et elle en refuse...; ces jeunes gens sont de ceux qui prennent les lanternes pour des vessies... Ils rêvent d'une religion sensée, raisonnable, ne choquant pas le bon sens du bourgeois par des miracles... » (pp. 169-170). Bref, l'Eglise moderne en France devient de plus en plus opportuniste ; elle accommode ses doctrines avec les opinions courantes de la classe moyenne, elle encourage la richesse et le bien-être.

On dirait qu'elle a surtout pour adversaire l'Eglise du moyen âge, l'Eglise mystique, encore vivante dans certains cloîtres et au coeur de quelques fidèles. C'est en celle-ci, bien loin de l'autre, que Durtal s'est réfugié. Elle a tout ce qui manque à sa rivale : splendeurs liturgiques, mépris du lucre, tendresse pour les pauvres, science approfondie du surnaturel. L'intransigeance contre la ploutocratie est son fait ; rien ne la sépare des démocrates, même des socialistes, que les préventions de ces malheureux égarés.

Bien qu'elle soit fortement imbue de haine contre les Juifs, elle tolère des patriotes semblables à l'abbé Gévresin, qui « repousse les balivernes du chauvinisme et affirme placidement : — Pour moi, la patrie, c'est où je prie bien... » (En Route, p. 62). Durtal, d'ailleurs, n'est pas plus nationaliste que ce prêtre : il n'admire pas la guerre ; les soldats, dit-il, affublés d'un uniforme ridicule et abrutis sous un esclavage identique à celui qu'on infligeait autrefois aux nègres, ont pour mission d'assassiner leur prochain sans risquer l'échafaud (A Rebours, p. 224). Des Hermies, un dédoublement de Durtal, reproche à Jeanne d'Arc d'avoir repoussé les Anglais :

« Le sacre du Valois, à Reims, a fait une France sans cohésion, une France absurde... il nous a dotés, et pour longtemps, hélas ! de ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d'ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanne d'Arc, la France n'appartiendrait plus à cette lignée de gens fanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte !... Je suis de l'avis du vieux poète d'Esternod : — Ma patrie, c'est où je suis bien. — Et je ne suis bien, moi, qu'avec les gens du Nord. » (Là-Bas, p. 66)

Mais là où l'Eglise mystique apparaît surtout antibourgeoise, c'est dans sa principale doctrine, la doctrine de l'expiation. Nous avons, dit-elle, une peine considérable à subir, parce que nos premiers parents ont offensé Dieu et que tous les hommes sont solidaires. Donc, il n'y a pas d'autre but à notre passage ici-bas que la douleur. Chacun doit épuiser son compte en cette vie ou en l'autre ; plus on paye en ce monde, moins on paye après la mort. « Qui sait si les anesthésiques n'endettent point ceux qui s'en servent ? Qui sait si le chloroforme n'est pas un agent de révolte... ? » (En Route, p. 126). En apparence, rien ne doit plus réjouir le prolétaire qu'un pareil système. Il trime aujourd'hui, le riche s'engraisse de ses sueurs ; patience ! Demain, car la vie passe comme un songe, demain, malheureux déshérité, tu brûleras peut-être bien un an au Purgatoire, mais au moins après cette épreuve supplémentaire, tes peines seront finies, et tu seras vengé du riche qui, lui, doit prendre un bain de feu cent fois plus long pour effacer le seul crime d'avoir eu ses aises. Malheureusement, le peuple est devenu pratique au point de rechercher le bien-être sur la terre même ; il veut se soustraire, lui aussi, à la loi de douleur. Il cherche l'amélioration matérielle de son sort. C'est là une révolte contre les intentions divines et que l'Eglise mystique est forcée de condamner. Alors, malgré son bon vouloir, elle ne réussit guère mieux que l'Eglise moderne, bourgeoise, à se faire bien venir du prolétariat.



IX


Durtal, au cours de sa conversion, dont il faut enfin dresser le bilan, nous apprend donc quelque chose.

L'Eglise actuelle, selon lui, a l'esprit bourgeois, c'est l'Eglise des riches ; ne soyons pas surpris alors si la classe pauvre vote pour les politiciens anticléricaux.

Il nous montre aussi le catholicisme du moyen âge intimement uni à toute l'activité humaine et le moderne séparé d'elle. Durtal a surtout insisté sur le divorce de l'art et de l'Eglise en termes cruels pour celle-ci.

La conversion de Durtal est encore instructive au point de vue psychologique et pathologique, et ce sera tout ce que nous pourrons mettre à son actif.

Durtal, en effet, personnage égoïste et hypocondriaque, s'est retiré dans un monde mort. Il se serait donc converti au culte d'Isis, de Mithra, de Moloch ou de Teutatès, que cela reviendrait au même pour les vivants.

Si les papes du XIIIe siècle peuvent être contents de lui, Léon XIII et Pie X auraient eu le droit de se plaindre, car il maltraite sa mère l'Eglise comme ne le ferait pas un libre-penseur, je veux même dire un libre-penseur sectaire.

Parlons maintenant de la littérature, et ici nous pouvons faire intervenir M. Huysmans. (Laissons à Durtal ce qui est de Durtal.) M. Huysmans conserve tout son talent : ingéniosité, originalité, abondance des ressources dans l'expression, profondeur et justesse extraordinaires dans l'analyse des sensations. Ses défauts n'ont pas varié non plus. Il reste naturaliste par la technique, ce qui, dans son cas, signifie plutôt artificiel que naturel. Son artifice consiste à rapprocher les ordres de choses que l'on a le plus coutume de séparer. M. Huysmans dit, par exemple : « Ils ont... des âmes dyssentériques » (Là-Bas, p. 440). Il emprunte volontiers des termes de comparaison au tube digestif sur toute l'étendue de son parcours.

Craignons cependant que la conversion de M. Huysmans ne soit une perte pour la littérature. Il était intéressant de nous montrer quelques curiosités de l'art religieux ; mais à la longue, des livres toujours écrits sur le même sujet deviendront fastidieux comme des catalogues d'antiquaires. Puisse l'acheminement de M. Huysmans vers le ciel n'être pas un adieu au monde qui lit, ou du moins à la partie de ce monde qui ne cultive pas uniquement l'archéologie et l'hagiographie. Seigneur laissez-nous quelque chose de nos écrivains !