Promenades littéraires

Remy de Gourmont

Mercure de France, Quatrième serie, 1912.



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HUYSMANS ET LA CUISINE

On annonce un livre sur les dernières années et les dernières oeuvres de Huysmans. Il sera sans doute moins amusant que celui qu’on pourrait écrire sur le Huysmans naturaliste et pessimiste, celui à qui la vie, en compensation de ses ennuis quotidiens, n’apportait que de rares joies, à peine senties. Son tempérament était ainsi conditionné que les impressions désagréables y avaient un retentissement inusité, et que, cependant, il n’aurait pu s’en passer, semble-t-il. Il courait après, il les collectionnait, s’en vantait comme de privilèges, avec une naïve conviction. Un de ses amis, M. Th..., qui aurait fait bonne figure dans le naturalisme, s’il avait daigné écrire, fut un peu responsable de cette tournure d’esprit, qu’il encourageait en la partageant. On connait peu ce personnage, et pourtant c’est peut-être celui qui a le mieux représenté l’idée qu’on peut se faire d’un pessimiste pratique et invincible. Th..., employé, je crois, dans un ministère, et doué de quelque aisance, avait décidé une fois pour toutes que la vie était un cloaque, et il s’arrangeait pour n’en pas recevoir de contradictions trop apparentes. Il logeait évidemment dans un assez confortable appartement, car c’était un raffiné ironique comme Huysmans lui-mème, mais il avait soin de prendre ses repas dans une des gargotes fréquentées par M. Folantin. Huysmans a décrit d’un ton rèche et amusant ce restaurant du quartier, plus célèbre par ses crédits à long terme que par sa tenue. C’est là que je connus Th..., dans un estamillet annexé à l’établissement. Il vidait une tasse de café dont le goût frelaté agréait à sa philosophie. En màchonnant un médiocre cigare, il en tira un long poil humain, parut enchanté, et nous expliqua que les cigarières s’humectaient les doigts avec moins de pudeur que de dextérité. Cette ignominie lui semblait toute naturelle. Son voisin n’avant plus de tabac, Th... lui passa obligeamment une blague en forme... mettons en forme d’ordure, disant: ’C’est ce qu’on trouve à acheter dans les bazars. Tel est le goût du jour.’ Il ne ratait aucune de ces acquisitions saugrenues; il s’en était formé un petit musée, dans le goût de la galerie de peinture de M. Courteline, qui semble avoir subi, en sa jeunesse, l’influence de ce naturalisme négatif.

M. Céard a écrit un roman où il ne se passe rien. Si je me souviens bien, Une belle Journée est l’histoire d’un couple qui s’embarque pour la campagne, est surpris par la pluie, entre dans un café, puis rentre à la maison. Huysmans en médita longtemps, un qui eût été ainsi ordonné: un monsieur sort de chez lui pour aller à son bureau, s’aperçoit que ses souliers n’ont pas été cirés, les livre à un décrotteur, pendant l’opération songe à ses petites affaires, puis continue son chemin. Le problème était de tirer de cela trois cents pages. C’est sans doute la même difficulté qui arrèta M. Th... dans la rédaction d’une comédie qu’il avait pourtant méditée plus de dix ans. Il parait que c’était très drôle. Je n’ai pas eu le bonheur de l’ouïr, mais j’en connais la substance, qui est brève. Un boutiquier s’en va un dimanche, à sa maison de campagne, mettre du vin en bouteilles. Incidents de l’opération. Rentrée à Paris. Voilà tout. Cela eùt-il ravi à M. Céard la palme du néant? Peut-être. C’était du moins la prétention de Th... qui reprochait à son rival d’avoir conçu une oeuvre trop romanesque.

Je ne serais pas éloigné de croire que l’ironie énorme de ce personnage falot ait pesé quelque peu, durant quelques années du moins, sur l’esprit de Huysmans, et qu’il lui ait emprunté cette manie avec laquelle il a fait une bien curieuse littérature, de savourer les désagréments de l’existence, et particulièrement l’infamie des petits restaurants des environs de Saint-Sulpice et de la Croix-Rouge. Cela nous a donné un merveilleux livret: A vau-l’eau, ce poème du dégoût et de la résignation morne. Il y a de meilleures, et surtout de plus belles pages, dans l’oeuvre de Huysmans; il n’en est pas qui représentent mieux, en même temps que l’esthétique naturaliste (le romantisme de Zola en est très loin), ce pessimisme pratique qui s’ingénie à ne trouver dans la vie que des gaupes, des jocrisses et des coquins, de la bidoche et de la vinasse. Déjà, dans ses premiers livres, dans Marthe, par exemple, il y a quelques essais d’invective contre ’les viandes insipides et roses, les malheureuses topettes de vin, les assiettes en pàte à pipe’, mais le style n’y est pas, et cela ne surexcite nulle compassion envers les gens sans famille qui, ’à l’heure du dîner, remettent leurs bottines pour aller chercher pàture dans un bouillon’. La cuisine n’a aucun rôle dans les Soeurs Vatard. Les Croquis Parisiens contiennent ’le poème en prose des viandes cuites au four’, bien fait pour couper l’appétit le plus vivace; c’est ’le potage que le garçon apporte en y lavant, tous les soirs, un pouce’; ce sont ’les tronçons filandreux d’un aloyau sans sac’, noyés dans la ’quotidienne sauce rousse’, mais la vraie virulence du verbe manque encore. La même ’sauce rousse’ revient dans En ménage, avec, cette foîs,’le gigot au suif, les haricots à l’eau tiède, le plàtreux fromage blanc’; c’est un souvenir de collège; on notera plus volontiers le plaisir qu’il éprouve à constater, au cours d’une partie fine, ’en s’enfournant une bouchée de poisson qui sentait le linge’, qu’on ne peut se satisfaire ’sans un peu d’illusion’, et qu’il en est totalement dépourvu.

Pour suivre fidèlement l’épopée burlesque des expériences culinaires de Huysmans, il faudrait citer A vau-l’eau presque tout entier, et, quoique la langue y soit moins riche que l’on ne pense, les mêmes expressions revenant souvent de page à page, on y cueillerait bien de l’inattendu, bien du pittoresque; mais l’impression vient surtout de l’ensemble, de la suite logique et triste des déboires prévus de M. Folantin. Après Bouvard et Pécuchet, et dans un genre moins haut, c’est un des romans comiques de ce temps les plus assurés de vivre; l’oeuvre de Flaubert dépassant Molière mème, A vau-l’eau est une sorte de M. de Pourceaugnac, de la bouffonnerie éternelle. Ce livre, qui a l’air inoffensif, est à la fois àpre et rêveur, ironique et résigné. Le plus amer désenchantement y semble une chose si naturelle que la phrase qui ouvre le dernier chapitre, ignoble partout ailleurs, prend là comme une valeur lyrique: ’Un soir qu’il chipotait des oeufs qui sentaient la vesse...’ L’esthétique pessimiste ne pouvait guère aller plus loin — ou plus bas — sans verser dans la caricature.

On croyait qu’à partir de Là-bas, en pleine expérience religieuse, Huysmans eût enfin abandonné ses préoccupations culinaires, mais la physiologie est plus forte que tous les spiritualismes, et c’est dans ce dernier roman que les nourritures lui ont inspiré ses plus véhémentes et corrosives apostrophes. ’Je découvrais, eu m’étudiant à manger, les effroyables, ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan; des viandes fardées par les marinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vins colorés par les fuchsines, parfumés par les furforols, alourdis par les mélasses et les plâtres!’ Et, plus loin: ’Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de crainte. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l’insecticide; il savoura enfin d’anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était à la fois aquatique et tombal.’

Jusqu’à quel point tout cela est-il sincère et senti?

Cela ne vient-il pas directement des théories de M. Th.... sur l’universelle fraude et l’universelle turpitude? Je ne sais trop, mais je me souviens d’avoir mangé avec Huysmans dans ces mêmes restaurants, si cruellement vilipendés, et sans qu’il y manifestàt aucun dégoût. Et même il n’était pas, en cuisine, extrêmement difficile. D’ailleurs, n’a-t-il pas avoué lui-mème que le pot-au-feu était son régal, et ne s’est-il pas complu aussi à cette effroyable soupe de Hambourg ’d’un goût indécis et aigrelet, fabriquée avec un bouillon aux herbes dans lequel surnagent des morceaux d’anguilles et de lard fumé, des petits pois et des pruneaux, des carottes et des poires...’? Il vaut encore mieux hanter les marchands de vin de la rive gauche.