Maîtres d'hier et d'aujourd'hui

Roger Marx

Paris: Calmann Lévy, 1914.



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J.-K. HUYSMANS


J'écris ce nom avec un respect infini, avec le trouble éprouvé à considérer un des plus fiers esprits, avec l'émotion inéluctable à l'abord du maître auquel est allé le meilleur de notre admiration, de notre reconnaissance. L'homme, il ne me fut donné de le rencontrer qu'une fois à peine, voici bientôt six ans, au banquet intime offert par Edmond de Goncourt à Rodin ; mais aimer quelque peu l'art et les lettres suffit pour différencier entre tous le doctrinaire aux spéculations inédites, l'évocateur de réalités et de rêves, le novateur puissant de l'Idée et du Verbe ; mais telle est l'oeuvre qu'elle s'impose comme l'émanation d'une individualité affranchie de tout lien, comme le symbole du labeur superbement personnel, du labeur dédaigneux des contingences négligeables ou accessoires. En cet âge de concessions au succès, au public, d'appétits féroces, de tapage et de lucre, J.-K. Huysmans a donné l'exemple du pur, du probe artiste, désintéressé de ce qui n'est pas son art, ne visant qu'à l'accomplissement d'une volonté toujours plus altière, plus inflexible à se satisfaire. Il s'est constitué chevaleresquement le gardien de l'honneur des lettres françaises et il a justifié par avance, dans son titre et dans sa vertu, la distinction aujourd'hui officiellement dévolue, si tard, hélas ! Aussi bien ceux dont il résume les ambitions hautaines ont-il pris plus garde a l'événement que lui-même ; et, pour voir attacher à l'insigne une valeur pareillement glorifiante il ne faut pas remonter moins loin qu'à l'époque des croix jadis conférées à Edmond de Goncourt et à Gustave Flaubert.

L'erreur n'avait que trop duré et nulle ne fut plus haïssable. Parce ce qu'un écrivain a professé la haine des lettres moutonnières, parce qu'il a témoigné de l'insolite dessein de ne point se profaner, de garder intacte son originalité, chacun de divaguer sur ce sage isolé parmi les fous. On a taxé J.-K. Huysmans d'adepte de la secte naturaliste ; on s'est abusé à reconnaitre en lui un excentrique, un visionnaire. Comme si l'indépendance de l'intellect, son constant développement n'interdisait pas tout tribut à une école, à une mode ! Comme si le jeu merveilleux des facultés ne démontrait pas à l'évidence leur extraordinaire équilibre ! Mieux aurait valu convenir que cette fois encore, selon l'invariable règle, le mépris des chemins courants déroutait, stupéfiait, entraînait aux plus insanes conclusions. Ainsi celui-là entendait poursuivre l'entreprise de Flaubert, élargir le champ du roman, ne point accepter le parquage du talent, les limites de genres et de sujets ; il voulait passer du vrai à l'imaginé, mêler la psychologie à l'action, s'obliger à la méditation des sciences du Mystère ; ou bien encore, sans redouter les affres imposées à qui souhaite rendre les frissons nouveaux, il allait, comme Baudelaire mettre au service du cerveau l'appareil du système nerveux éminemment réceptif, l'impressionnabilité d'un organisme supra-affectible, — il allait découvrir les similitudes, les secrètes affinités des sensations et des apparences.

Ces aspirations ne datent pas d'hier. Elles se rencontrent en germe ou même affirmées, dès 1874, dans le romantisme fantaisiste du Drageoir aux épices, parmi les proses initiales de la République des Lettres. Conceptions réalistes a-t-on dit, Marthe, Les soeurs Vatard, En ménage, ces tableaux qui tiennent à jour la moderne Comédie Humaine fondée par Balzac ? Mais c'est alors un réalisme singulièrement opposé à ce qui se trouve d'ordinaire dénommé tel, un réalisme d'ironiste flagellant, impitoyable, affichant par les dehors, autant que Degas, les plus intimes hantises et le tréfonds de l'âme. Par là éclatent l'inanité et l'incontinence des rubriques : elles ne résistent pas à la saute des contrastes ; elle sont confondues par l'impérieuse logique du Dilemme, s'opposant au fatalisme navré de A vau-l'eau, par la verve de Pierrot sceptique succédant à l'amertume du conte cruel inclus dans les Soirées de Médan. Encore si ces forcenés classificateurs s'étaient pris à dégager I'intégrale connaissance de Paris, de ses aspects, de ses moeurs théâtresques, ouvrières ou bourgeoises, la particulière et adéquate vision de la capitale et de sa banlieue, décelées par ces livres et par les Croquis parisiens, la Bièvre, autour des fortifications ! Tant de remarques s'offraient plutôt que de faire de cet insoumis le servant d'un culte, plutôt que d'enrôler ridiculement sous une bannière l'auteur d'A rebours, de En rade, de Là-bas.

D'ailleurs sied-il d'insister quand sur ce point Émile Zola s'est prononcé naguère sans réticences ? A Guy de Maupassant et à J.-K. Huysmans seuls il accorde d'avoir rénové le roman, de l'avoir conduit vers des voies ignorées du naturalisme. L'à-propos du dire demeure contestable en ce qui concerne Maupassant dont la maîtrise n'apparaît souveraine que dans la nouvelle ; mais sur J.-K. Huysmans, Émile Zola a porté le jugement nécessaire et véridique. Oui, il demeure patent que A rebours, Là-bas, avec l'ampleur des questions abordées, avec les fréquentes échappées sur la Critique, la Philosophie, l'Occulte, sont, plus que des livres symptômatisant l'état d'esprit les manières d'être et de penser, les préférences de goût et d'humeur d'une époque, mais d'essentiels chefs-d'oeuvre, comme Bouvard et Pécuchet, comme la Tentation de Saint-Antoine, des classiques par le nombre, la substance, la qualité originale des idées, — par la langue aussi : une langue étonnamment pure, une langue très artiste, très ouvragée, mais simple d'apparence où le terme est I'interprète victorieusement conquis de la pensée, où le style se pare de qualificatifs riches en portée, éloignés de toute banalité imprécise, où le néologisme enfin n'est pas créé par caprice, mais au commandement de la logique quand il est irremplaçable sans préjudice pour l'intensité de la signification. Et à cause de cela encore, avec ceux de Flaubert, des Goncourt, de Barbey d'Aurevilly, de Zola, de Villiers de l'Isle Adam, les romans de Joris-Karl Huysmans resteront parmi les romans classiques de la seconde moitié du XIXe siècle.

D'où vient maintenant que l'inégalable valeur des écrits sur l'art s'est trouvée bien avant consentie, d'où vient si ce n'est que le temps a rempli ici l'office de consécrateur, en certifiant à brève échéance le bien-fondé des opinions émises, en confirmant un à un les verdicts rendus ? Puisque Degas, Chéret, Forain, Raffaelli, Bartholomé, Gustave Moreau. Odilon Redon entraient dans la célébrité, il fallait bien ajouter foi à celui qui les avait distingués inconnus, et qui avait su présager leur gloire à la période obscure. Et vingt années, il plut à J.-K. Huysmans de promener sur I'art ambiant le regard d'un voyant, d'opérer, au premier coup d'oeil, dans le fatras des expositions, le tri de la postérité.

Sa lucidité est attribuable à ceci qu'il a obéi à son instinct, épieur d'inconnu, ardent à la découverte, et vibré à l'unisson des novateurs de la ligne, de la couleur, du décor, car il incarne magnifiquement l'âme de son temps. Pour sa règle on peut la définir de la sorte : se garder de tout exclusivisme d'école ; livrer le combat sans merci aux bastilles académiques ; abolir le privilège des réputations faites et surfaites, se hausser au, rôle de justicier et rendre à l'originalité méprisée la part de renom usurpée par l'écoeurante et banale imitation, mettre en garde contre l'entraînement des enthousiasmes faciles, contre la répulsion des antipathies d'éducation ; s'arrêter dès qu'une individualité s'atteste ; accueillir I'invention qui éclôt, en dégager l'imprévu, en annoncer la chance de viabilité ; et enfin s'exprimer dans une forme, voulue, appropriée, qui se varie de manière à ce que toute description devienne une image littéraire illusionnante, à ce que chaque oeuvre apparaisse évoquée dans son caractère et dans sa vraisemblance, par une prose suggestive, magique.

Certes l'heure présente ne manque ni d'historiens érudits, ni de reporters à l'affût de l'actualité, ni de chroniqueurs séduisants et diserts, mais la suprématie de J.-K. Huysmans demeure inattaquée. Qu'elle le veuille ou non confesser, la critique de maintenant descend de lui, à bien peu près toute. Voyez la faveur qu'ont obtenue ses opinions, la hâte apportée à emprunter ses modes de parallèle, et de contraste, ses coupes de phrase et jusqu'à ses vocables. Nulle action ne fut plus décisive et, à la vérité, doit-on s'en étonner ? Il n'était pas arrivé de rencontrer depuis Thoré un diagnostic aussi peu faillible, depuis Baudelaire le double don de la divination et de l'expression, qui fait des écrits esthétiques. de J.-K. Huysmans des pages définitives, et de leur auteur, en ce temps, non point un juge parmi les juges, mais une personnalité unique : le critique de l'art moderne.


Roger MARX.