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La Revue Independante

Nouvelle série, No. 1, Novembre 1886


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CHRONIQUE D’ART

FANTAISIE SUR LE MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS ET SUR L’ARCHITECTURE CUITE

Tout les mois, alors que languit le hors d’oeuvre et que s’étiole le plat du jour, les journaux demandent qu’on abatte les ruines du Conseil d’État et qu’on érige à leur place ce Musée des Arts Décoratifs dont on nous rebat les oreilles, depuis des ans.

Les ponts-neufs défilent : « Ces ruines rappellent les plus mauvais jours de notre histoire », « le commerce va mal et l’industrie du bâtiment se plaint. » « Les chemins de fer suppriment les distances, mais l’on pourrait avoir réunis dans la capitale du mondes les spécimens épars dans nos provinces du goût français » etc.

Comme les expositions d’art font actuellement défaut et qu’aucun sujet important ne me presse, j’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant de parler de ces ruines et d’envisager leur probable disparition, à deux points de vue : celui du Musée même et celui de l’architecture proprement dite.

Sans ambages, j’avouerai tout de suite que je n’attends rien d’utile de la création d’un tel musée; d’abord parce que les objets qui le composeront seront pour la plupart apocryphes, les apostilles parlementaires devant forcément nous imposer l’acquisition d’un tas de pannes, ensuite parce que l’ignominieuse camelotte des pastiches lancés dans le commerce souillera pour jamais les modèles vraiment artistiques qu’un bienveillant hasard permettra peut-être de glisser dans le monceau de vieux toc dont l’achat nous menace.

Il en sera de cela comme des anciens fers forgés qu’une armée de lampistes reproduit sans trêve, comme des antiques cuivres dont les déplorables imitations emplissent les resserres du Bon Marché et du Louvre ; ce sera l’art japonais pour l’exportation, l’imprimerie sur faïence et sur étoffe, la cartonnerie des cuirs de Cordoue en papier-pâte, ce sera le luxe à bon compte, le pacotille qui dégoûte des originaux qu’elle simule, de même qu’un orgue de Barbarie dégouterait d’une musique délicate qu’il serait ingérée et qu’il rendrait lorsque son maître, tournant la clef de l’irrigateur, refoulerait des mélodies plein ses tuyaux.

Ah ! si ce projet se réalise, nous en verrons de belles ! — Ce n’est donc pas assez que le premier venu puisse copier à la grosse les meubles du Musée de Cluny ! Je sais bien que l’on n’est pas obligé de les acheter, mais il faut bien les voir puisqu’ils emplissent des boulevards entiers et des rues ! — et que sont ces boutiques à côté de ces magasins de faux Sèvres et de faux Saxe dont le boulevard Sant-Germain regorge ? Tous les pots d’un bleu bête de turquoise lavée, ou d’un bleu lourd d’indigo, mastiqués de greques en or mat, s’étalent, montés sur du cuivre de robinet, blasonnés sur le ventre de médaillons, de guirlandes de myrtes et de roses au centre desquelles des Estelles et des Némorin lutinent. L’horreur de cette vaisselle est incomparable et, quoi qu’on fasse, même en changeant de trottoir, il faut qu’on la subisse, car l’oeil attiré par cette couleur crue s’égare quand mêeme vers elle et s’y attarde; il y a là une impulsion forcée, morbide, l’attraction de l’horrible, la malacie du monstrueux, le pica de laid ! — et je ne parle pas des redoutables étalages des pendules artistiques Louis XIII, fabriquées par des négociants dont l’extermination lente et compliquée me serait douce !

J’en arrive à regretter, en fait de tapisseries et de décor, les donjons et les chasses des stores autrefois appendus chez les charcutiers ; oui, je regrette le buste d’Hippocrate sur un socle de marbre brèche; je regrette le ruisseau de verre filé qu’éventait un balancier, je regrette tout, depuis la naïveté bébête et le mauvais goût certain de l’acheteur, jusqu’à l’hébétude souriante du fabricant, car, en somme, ces pauvretés ne gàtaient rien et surtout ne contaminaient point, sous prétexte d’art appliqué à l’industrie, les oeuvres originales de Musées que l’État devrait bien défendre !

J’ajouterai que ce projet insulte Notre Industrie Nationale qu’on déclare incapable de découvrir une forme quelconque et qu’on invite formellement, par la voie de la presse, à venir pasticher les objets qu’on exposera dans des vitrines. Il est vrai que lorsqu’elle invente quelque chose, Notre Industrie , elle décèle tout aussitôt les instincts raffinés d’une Caraïbe ; le plus surprenant spécimen qui se puisse citer à ce sujet s’étale dans une montre du Palais-Royal, chez un bijoutier. Cela représente la pendule du « Maître de Forge » et se compose d’un marteau-pilon d’acier qui monte et descend, au-dessous du cadran dont les aiguilles sont des lancettes ! il est certainement malaisé de descendre plus bas dans l’abject et dans l’atroce, mais quelle collection d’art épurera le goût de l’homme qui a pu, sans se vomir, édifier une telle chose ? — A ce point de vue encore le Musée des Arts Décoratifs est inutile. Un industriel a du goût ou n’en a pas ; la prétention d’inculquer le sens esthétique à un commerçant est dérisoire. Ainsi que je l’ai dit plus haut, le seul résultat que nous puissions attendre de la gaveuse artistique que l’on médite, c’est la honte caricaturale et le dégoût de l’oeil sain pour le modèle qu’il s’est longtemps plu à contempler.

Cette question du Musée des Arts Décoratifs mise à part, j’arrive à celle des ruines du Conseil d’État et de la Cour des Comptes.

Certes, jamais monument plus laid ne fut élevé. C’était poncif, pompier, coco, buffet, tout ce que l’on voudra ; cette bâtisse puait le grec, le romain, le premier Empire, toutes les senteurs d’architecture les plus nauséeuses et les plus fades ; d’accord, mais cette odeur s’est maintenant évaporée ; le feu a désagrégé ce fastidieux amas de pierres, éventré la lourde panse, décoiffé enfin la tête de cette vieille bourgeoise dont il a fardé de rose et de vert le blanc grincheux du teint.

La carcasse de cette bâtise est subitement devenue auguste ; ses colonnes si patraques et si lourdes se sont allégées et elles filent presque altières dans le ciel. Par les cadres déserts des fenêtres et des portes, par les fentes du gros oeuvre, par les trous des murs de refend, le soleil entre, éclaire les blessures fermées des flammes, caresse le bloc charbonneux des poutres, glisse sur le jais des moellons calcinés, orange la rouille des fers, rosit les briques, blondit les plâtres, dore du haut en bas l’immense cage où des milliers de corbeaux tournoient.

Au lieu d’une caserne affreuse, l’on a un palais écroulé de Rome, une fantaisie babélique, une eau-forte de Piranèse avec ses voûtes inachevées, ses arches perdues, ses galeries courant en l’air, s’interrompant, sautant par dessus le vide, ses masses colossales d’arceaux s’entrecroisant, les uns dans les autres, se barrant la route, se dégageant, se rejoignant encore par des baies taillées en pleins nuages, toute une architecture de rêve, tout un cauchemar de colonnes abruptes, taillées à coup de hache, dans la congestion d’un sommeil fou !

Puis une miniature de forêt vierge pousse sous les voûtes de ces ruines ; des arbres s’élèvent de toutes parts ; partout des arbustes ont descellé les dalles et des saxifrages ont brisé le marbre des terrasses ; partout des mousses vertes appuient le ton rose incrusté par le pétrole sur l’épiderme de certaines pierres, partout des jardins suspendus se balancent au-dessus des arbres, des jardins apportés par des bourrasques, des parterres minuscules, des allées frayées par les moineaux qui s’y battent, des petits champs en friche sur des pans de murs, des bois de platanes nains, des corbeilles de fleurs sauvages, aux germes semés par un coup de vent !

Encore dix années et, avec l’aide d’un respectueux décorateur, l’on obtiendrait un fragment de Palmyre ou de Sardes, un tronçon de cité morte, un segment d’une Rome nabote, mangée de verdures et de fleurs.

A l’heure actuelle et sans que le décor planté par le Temps soit parachevé, ce monument est le seul dans lequel la fantaisie du sol, si constamment réprimée par la voirie parisienne, existe. Ne serait-ce que pour ce motif, l’on devrait le garder — puis quel enseignement cette ruine nous révèle !

Depuis un siècle, l’architecture est un art perclus, toutes les bàtisses élevées le prouvent ; les combinaisons de la pierre semblent du reste épuisées et la ferronnerie qui lui succédera n’a pas encore trouvé sa forme originale. En attendant que cette forme, qui sera fatalement l’image d’une époque de mercantilisme et de hâte, éclose, ne pourrait-on présenter comme un exemple à suivre la beauté acquise par le palais de la Cour des Comptes, depuis qu’une chance esthétique voulut qu’on le détruisît et qu’on le délaissât ?

Au lieu de donner à bâtir à des architectes des monuments qu’ils composent de bric et de broc, prenant ici un morceau de l’antiquité, là un bout moyen âge et raccordant le tout, tant bien que mal, ne vaudrait-il pas mieux les employer à purifier, à anoblir ceux qui restent ; ne vaudrait-il pas mieux qu’un adroit chimiste se substituât aux professeurs de l’École et leur apprît le moyen d’imprimer au Tribunal de Commerce, par exemple, une étampe réelle d’art, en l’incendiant ?

Pour embellir cet affreux Paris que nous devons à la misérable munificence des maçons modernes, ne pourrait-on — toutes précautions prises pour la sûreté des personnes — semer, çà et là, quelques ruines, brûler la Bourse, la Madeleine, le Ministère de la Guerre, l’église Saint-Xavier, l’Opéra et l’Odéon, tout les dessus du panier d’un art infâme ! L’on s’apercevrait peut-être alors que le Feu est l’essentiel artiste de notre temps et que, si pitoyable quand elle est crue, l’architecture du siècle devient imposante, presque superbe, lorsqu’elle est cuite.



J.-K. HUYSMANS.