Chronique illustrée

No. 1, 18 décembre 1875

CHRONIQUE PARISIENNE

Je n’ai revêtu ni l’habit à queue d’aronde de l’orateur, ni la casaque bariolée du clown. Je n’ai devant moi ni verre d’eau sucrée, ni étoupes en flammes; je ne ferai ni discours farcis de sciences indigestes, ni boniment pimenté de cymbales ; je me bornerai à expliquer en peu de mots quel est notre programme, quel sera notre but.

Ce programme figure tout entier dans le frontispice du journal.

Retournez la page et regardons-la ensemble si vous le voulez bien.

Ici, c’est un champ de course: des jockeys culottés de peau blanche, vétus de soies rayées ou unies, coiffés de casquettes multicolores, galopent, tandis que sur la broderie verte des taillis, sur le rideau mouvant des arbres, éclate le tapage des toilettes des femmes. — Là, ce sont des régates, des courses à l’aviron; les périssoires volent, les canotiers rament à tour de bras, la foule est debout, haletante, sur la pointe du pied, encourageant de ses vivats et de ses mille cris la vaillance des jouteurs.

Dans le médaillon du milieu, nous assistons à une sortie de l’Opéra. Les jupes balayent fastueusement le grand escalier, les blanches fourrures couvrent l’hermine carminée des chairs, et, dans la coulée de leur neige, les feux des pierres se font jour. Les chevaux piaffent, s’impatientent; le larbin galonné, chamarré d’or, croupé, dodu, s’incline, ouvre la portière, et l’on entend dans le coupé le bruissement des soies qui se cassent sur le velours des coussins. — Plus loin, file, rapide, dans son costume qui l’étreint comme une robe japonnaise, qui dessine le serpentement de la gorge, le ressaut des hanches, et qui se balance, étouffant de ses plis lourds sa bottine cendrionesque, le vrai type de la Parisienne, la femme élégante et exquise, la faunesse que Balzac préférera à la Vénus de Milo, et que Théophile Gautier placera bien au-dessous de ladite déesse.

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Regardez plus bas encore: nous sommes au théâtre, la rampe est allumée, la toile se lève, la pièce va éclore au feu des bravos ou s’éteindre comme une paille mouillée, tandis que, séparés par un loup de satin bleu et par un faux nez carnavalesque, le nez de Cyrano de Bergerac, la cause de tant de duels, s’étalent sur la cimaise les tableaux du Salon prochain. Dans le coin, enfin, ce sont les bibelots, les faïences, les livres, recueillis avec tant de peine par un riche défunt, qui vont s’éparpiller à tous les vents des enchères!

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Eh bien! telle sera la Chronique illustrée. Ce que nous voulons, le voici: En plus des articles de théâtre, des chroniques musicales, des articles de bibliographie, des comptes-rendus des Salons et des ventes, nous voulons créer un journal essentiellement parisien, avec une pointe, avec un ragoût en plus: le pittoresque et l’art. Et là nous semble être l’originalité du journal : nous n’entendons pas nous occuper seulement de toutes les élégances et de toutes les joies, fixer, par la chromolithographie et par la plume, cet aspect insaisissable et toujours renouvelé du Paris moderne, nous ne nous renfermerons pas dans le cercle des opulences, nous n’exalterons pas seulement les soies, les moires et les failles, les cuirasses d’acier bleui, les corsages couturés de perles, les grandes robes falbalassées de Peau d’Ane, les merveilleuses jupes couleur d’aurore et de lune ; nous parlerons aussi des robes haillonneuses, des sarraus élimés et déteints, si toutefois ces guenilles ont une tournure, une couleur, ce je ne sais quoi de pittoresque qui ravissait Rembrandt et Callot.

Et puis, pourquoi ne pas le dire franchement? nous espérons exprimer l’odeur âcre ou douce, la couleur assourdie ou vibrante de la ville, faire enfin, chaque semaine, le tableau complet, le tableau exact de ses modes fugitives et frivoles, de ses engouements d’une minute, de ses indifférences d’une heure, de telle sorte que si jamais, un jour, un écrivain voulait faire pour le dix-neuvième siècle ce que les frères de Goncourt ont fait pour le dix-huitième, représenter les phases multiples d’une époque, dans ses plus petits détails, la Chronique illustrée puisse être feuilletée utilement et fournir cette note juste qui donne tant de saveur au livre de l’écrivain.

Ce que nous voulons, c’est donc servir de passe-temps aux raffinés et aux artistes, aux désoeuvrés et aux moroses; ce que nous voulons aussi, c’est fournir aux chercheurs futurs des documents qui leur permettent de restituer la physionomie de la ville, jusque dans ses coins les plus inconnus. Qui pourrait douter, en effet, que si les gravures en couleurs de Debucourt n’existaient pas, il y aurait une lacune dans l’histoire de Paris. Le Palais-Royal, les Galeries de Bois, avec leurs exhibitions de charnures et de vêtements étranges, seraient aujourd’hui bien oubliés s’ils ne revivaient avec leurs pimpantes et folles allures dans l’ouvre du graveur.

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Un mot encore. — Notre programme vous est maintenant connu, laissez-moi seulement ajouter que la Chronique illustrée est avec son grand frère, Le Musée des Deux-Mondes, les seuls des journaux, les seules des revues qui aient appelé à leur aide les ressources des couleurs. Ah! lourde est l’entreprise, ardue est la tâche, nous l’acceptons cependant, sans vaillantise comme sans crainte. Et maintenant, sonnez clairons! et vous, mes frères et amis, les chromistes, les écrivains, broyez vos couleurs, aiguisez vos plumes. Quant à moi j’ai terminé mon oeuvre, et comme Guillot Gorgeu, de funambulesque mémoire, je puis clamer, à bouche que veux-tu: eh haut le pied, Guillot, la tâche est faite!

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Je ne voudrais point, cependant, me séparer de vous, ami lecteur, sans avoir consacré quelques lignes au souvenir de la pauvre Déjazet.

Je laisserai de côté la comédienne; aussi bien n’en pourrai-je parler avec autorité, je ne l’ai vue qu’à son déclin, alors que ces grâces charmeresses qui lui avaient valu tant de succès dans le Vicomte de Létorières, dans Lauzun, dans Gentil-Bernard, s’effaçaient, hélas! sous le poids des années lourdes. Ce dont je veux vous parler, c’était de sa bonté, c’était de son esprit. Vous raconter, un à un, les bienfaits que Déjazet a répandus autour d’elle, les encouragements de paroles et d’argent qu’elle a prodigués à des camarades sans place et à des débutantes, serait trop long. En me servant de cette locution triviale, mais bien franche: elle avait le cour sur la main, j’aurai, je crois, à défaut de la physionomie de la comédienne, montré celle de la femme, sous son vrai jour.

Et quel esprit elle avait, la bonne âme! C’est elle qui, poursuivie par un jeune homme, très laid, paraît-il, très sot, assure-t-on, se borna à jeter au feu deux lettres ridicules qu’il venait de lui adresser. Le lendemain une troisième lettre arriva.

— Ah! s’écria-t-elle, il tient donc bien à prouver qu’il est un sot en 3 lettres!

Une autre fois, un auteur lui lisait une pièce dans laquelle l’amant parlait ainsi de sa maîtresse: "Et comment ne l’aimerai-je pas! elle a de la beauté, de la grâce, de l’esprit, de la vertu, de la...".

— Arrêtez-vous à la vertu, dit sérieusement Déjazet, c’est toujours la dernière chose dont on doit parler.
J.-K. HUYSMANS.


No. 2, 25 décembre 1875.

CHRONIQUE PARISIENNE

Après demain, samedi 25 décembre, jour de la Noël, les grandes hécatombes porcines seront consommées, les gouffres à vins seront taris! Les souliers des enfants vont regorger de bonbons, de joujoux, de verges, de tous les objets d’agrément ou de désagrément et usurpant la place des noirs Savoyards, un petit Jésus blanc descendra par la cheminée et distribuera, à pleines mains, ses caresses ou ses fouets.

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Et tandis que les fidèles se rendent à l’église, le réveillon se prépare. Il en est où la table plie sous le faix des victuailles et des buveries. Taïaut! taïaut! en chasse des fines bouteilles et des succulentes venaisons! Qu’on vide les carafes à vins, qu’on morde à belles dents dans les chairs parfumées des truffes, qu’on arrose les gargamelles assoiffées avec le sang des vins, qu’on fasse sonner le doux carillon des mâchoires! Taïaut! taïaut! que le casque d’or des champagnes rosés saute et jette au plafond des chambres ses folies et ses mousses! taïaut! les baisers, taïaut! les serrements des pieds et les serments de bouches (pardon!), et en avant tout l’arsenal des mangeailles, en avant les épices, les piments, les petits fromages persillés de vert, en avant tous les éperons à boire!

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Mais d’autres sont plus simples et n’en sont pas moins gais. Les assiettes assorties, les jambonneaux, toutes les formes variées "de l’ange aux jupes de soie" s’étalent sur la toile cirée des tables. Là, poulardes aux chairs blondissantes et marbrées de bleu-noir, turbots neigeux, vins d’or du Liban, vins rouges de Bourgogne, brillent par leur absence, mais les petits reginglets, les paillets, les piquettes roussâtres du Midi y abondent, le café, le pousse-café, le gloria, la consolation, la rincette, y pleuvent. Que de bienheureux souvenirs ils évoquent, ces modestes soupers! Rappelez-vous, vous, les hommes attelés au timon du mariage, les hommes graves et cravatés de blanc, rappelez-vous la bonne soirée, les gaspillages des cheveux, les appâts qui se sauvent du nid de dentelles, les rires qui pétillent comme des escopetteries, les échevèlements de paroles, la joie qui déborde avec le sang des pampres, et dites-moi si jamais jour fut plus digne d’inspirer la verve de Saint Amand et le grand rire de Rabelais!

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Je suis sorti vendredi soir, et j’ai noctambulé au hasard des rues. Oh! les belles vitrines! les succulents éventaires! Ce ne sont que terrines aux yeux noirs, rosaires de saucisses, mortadelles aux liserés d’argent. Quel tableau mirobolant! quel spectacle mirifique! Oh! les bouches humides, oh! les yeux qui s’allument! les corps s’entassent et se serrent devant les vitres: Viens donc, Paul, tiens, regarde la belle couleur de ce jambon! Eh! Madeleine, vois donc la belle hure sertie de pistaches; et les yeux lantiponnent, flambent comme des ifs, se mouillent de douces larmes. O divinité des ripailles et des folles ripopées, quel sanctuaire affriolant tu nous montres, quel supplice de Tantale tu infliges à des innocents! Hérode, de sanglante mémoire, les massacrait tout simplement, mais ne les tentait pas ainsi!

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Et puis, avez-vous remarqué quels regards ont les femmes devant ces merveilles des pâtisseries et des volailles? Leurs yeux, si beaux au déduit, scintillent plus embrasés encore! Nous, nous avons simplement l’air de goinfres. Ah! le beau soir pour les gens riches, la misérable nuit pour les pauvres pères! Mais le matin, tous riches ou pauvres sont égaux. Qu’ils aient titubé, flageolé, brimbaillé de droite à gauche et de gauche à droite, qu’ils aient rossignolé de la voix ou bedonné du ventre, qu’il aient vogué à la dérive, faisant non pas eau ... mais vin de toute part, ou qu’ils n’aient avalé qu’un méchant verre de bière et qu’ils n’aient muguetté Morphée toute la nuit, le résultat est le même. Les faméliques sont certainement plus heureux, car ils n’ont ni la tête brisée ni les jambes lourdes.

* * *

N’ont-ils pas évité d’ailleurs le lever du jour, cette lueur blafarde qui fait blémir les joues et blanchir les lèvres. Au lit, les attardés, les bougies se meurent et font éclater leur collerette de verre, aussi bien il est temps de s’aller reposer, les femmes ont des allures spectrales, les hommes ont sur le front le fard vert des fatigues, les lanciers de la Seine sont en bas qui balayent les ruisseaux, et la vieille, tapie dans le coin d’une porte, fait mijoter sur un gueux, aux yeux rouges, le café de l’équipe; au lit, au lit, Basile, vous sentez la fièvre!

* * *

Et que sont pourtant tous ces éclats de bougies et des cristaux, des vaisselles et des fleurs, à côté des magnificences du festin offert au prince de Galles! Voilà le luxe échevelé de l’Asie, les féeriques magies des contes de l’Orient! Tables dressées dans des cryptes immenses et dans des Babels gigantesques qu’éclaire l’incendie des résines enflammées, chasse aux tigres, grands éléphants aux tours d’or et aux pierreries qui fourmillent, cachemyrs qui s’enroulent sur des corps couleur de cuivre, bonzes en extases, paysages inouïs où le ciel resplendit, immuablement bleu, l’Inde, le pays des chimères, étale pour le moment toutes ses folles parures devant le prince anglais. Ah! il ne me déplairait pas trop, dans ces conditions, d’être né prince de sang! N’êtes-vous pas de mon avis!

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Mais parlons un peu de l’exposition des oeuvres de Barye. Dans quelques jours, tout ce qu’il nous reste du grand artiste sera éparpillé aux quatre coins du monde. Entrons dans la salle et parcourons-la rapidement. Nous y retrouvons tout d’abord son fameux lion qui rugit, griffes abattues sur un serpent. C’est une merveille, il y a là aussi un tigre qui dévore un gavial; c’est un autre chef-d’oeuvre. Que dire de ces mille babioles, de ces torchères, de ces bougeoirs, de ces sujets de pendules dont quelques-uns sont sculptés avec un art exquis? La réputation du maître aurait cependant gagné à ce qu’on fît un choix dans toutes les productions qu’il a jetées dans le commerce, quelques unes sont, à vrai dire, peu dignes de lui, et mieux eût valu surtout qu’on n’exposât pas ces aquarelles et ces huiles que des impies ont bien osé comparer à celles de Delacroix! — La touche en est lourde et l’air y fait défaut.

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Mais, comment ne pas s’écrier devant certains groupes qu’il a modelés, devant celui surtout qui représente des Arabes en chasse, que Barye fut un grand artiste! Comme ses bêtes sont puissantes et vraies! quelles fières musculatures! quelle superbe prestance! Ses animaux vivent — un tigre dévore une gazelle — on entend presque le craquement des os, l’échine du monstre ondule, son mufle frétille et bave de volupté, on croirait sentir l’odeur fade du sang, l’odeur âcre du fauve!

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Dans la vie privée, Barye fut un homme un peu froid, un peu triste, mais cette mélancolie n’excluait pas la bonté. Il avait de plus l’esprit fin et délié. C’est lui qui dit ou répéta, un soir qu’une bonne dame de ses amies était venue lui demander conseil au sujet du mariage de sa fille: Ma chère amie, je ne puis vous engager à répondre au futur oui ou non. Ce que je sais, c’est que si j’étais mère, je méditerais longuement cette vérité: Une mère qui trouve un bon gendre, gagne peut-être un fils, une mère qui en trouve un mauvais, perd certainement sa fille.
J.-K. HUYSMANS.


No. 3, 1er janvier 1876

CHRONIQUE PARISIENNE

Bonjour, bon an. Père Sylvestre a ramassé son petit ménage, l’a entassé sur une charrette; comme le Chilpéric des Folies, et tirant en avant, en arrière, la vieille année qui rechigne et laisse traîner dans la neige ses robes surannées, s’en va cahin-caha rejoindre au gardemeuble céleste les vieilles soies grises des anciens crépuscules, les lambeaux de pourpre des soleils couchés, les queues mornes des comètes éteintes.

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Bonsoir, vieux! et que la poussière dans laquelle tu vas reposer te soit légère! L’an prochain, on époussetera ta barbe, on te décrochera du magasin au décor et tu nous reviendras plus grognon et plus cassé que jamais. En attendant, je baise les doigts blancs de ta mignonne fille, une vraie Zerbine avec sa cotte qui remue et son rire qui frétille! Mademoiselle l’année 1876, j’ai bien l’honneur...

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Le voilà donc arrivé, ce grand jour si patiemment attendu par les pères, si impatiemment attendu par les enfants! Hum! savez-vous bien, mes gaillards, que s’il va pleuvoir dans vos mains des joujoux de toute espèce, il vous faudra réciter une fable de Florian (oui, de Florian!) au dessert, et frotter votre museau rose sur la barbe mal rasée d’un vieil oncle qui prise.

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Et les brigands acceptent vaillamment la tâche! ils subissent embrassades et caresses, ils ânonnent compliments et fables, pourvu qu’au bout de tous ces ennuis se trouve la poupée à tête d’émail et à ventre de son, la poupée savante qui dit papa et maman, tout comme le phoque de légendaire mémoire, pourvu qu’ils puissent faire des charges de cavalerie... en plomb, tirer par une ficelle les lapins empaillés qui jouent du tambour et souffler (que Dieu leur pardonne!) dans des petits cors en fer-blanc qui nous écorchent les oreilles.

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Et cependant, n’est-ce pas un beau jour que celui-là? Il n’y a plus d’amis, il n’y a plus d’ennemis; on se frotte les joues, on se serre les mains, on se bénit. La table est pleine de parents, l’on a bien mangé, l’on a bien bu, chacun arrondit sur la table sa petite bedaine et se délecte au souvenir des ennuyeuses courses qu’il a subies, des envois de cartes qu’il a faits. Une vraie bonne gaieté règne autour de la table. La bonne elle-même, qui s’est repue de pièces jaunes et blanches, rit presque. C’est le moment de lâcher une grosse bêtise, les convives vont éclater.

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Mais la réflexion vient. Les enfants, qui se sont gorgés de sucreries, ont mal au cour et commencent à piailler. Il est grand temps de les emmener coucher. Les dames passent au salon, les hommes savourent leur cigare et sirotent à petits coups la crème des Barbades, les jeunes gens regardent leur montre et se meurent d’envie d’aller rejoindre cette pauvre Paquita qui est seule chez elle, les jeunes filles font le compte des invités et se demandent s’il n’y aurait pas moyen de former un quadrille; bref, chacun s’ingénie à égayer la soirée, les hommes sérieux cherchent à faire un wisth, les jeunes gens à s’enfuir, les jeunes filles à les en empêcher, les enfants à ne pas s’aller mettre au lit.

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Ouf! la journée touche à sa fin. Récapitulons: j’ai fait douze visites aujourd’hui. Sur les douze personnes que je suis allé voir, huit étaient absentes, c’est bon cela! les autres m’ont bien fait perdre une heure ou deux. J’ai les jambes rompues, la gorge sèche, la bourse vide. Hier, j’ai couru pendant six heures, dans tout Paris, à la recherche de bonbons et de joujous; j’ai même acheté, chez l’un des confiseurs, un bien beau sac gaufré d’or. J’ai demandé à une jeune servante en robe de soie, une livre de crottes de chocolat. Elle a souri doucement, et sans raillerie m’a répondu: "Nous avons des sacs à tout prix." J’ai désiré savoir quelle différence il y avait entre les sacs roses et les sacs bleus, étagés sur une console. "La qualité des crottes est la même, dit-elle, mais celles qui sont enfermées dans le sac rose ont mieux la forme." La forme? la forme de quoi, bon Dieu je n’ose vraiment deviner. Passons, passons. En attendant, et malgré toutes nos jérémiades, nous ne sommes pas bien à plaindre. D’autres mériteraient davantage qu’on s’arrêtât devant leur infortune, je veux parler des pauvres diables pour qui la Christmas, la St-Sylvestre, le jour de l’an sont des jours aussi pénibles que les 362 autres de l’année; ceux-là ne reçoivent ni ne donnent de cadeaux, ce qu’ils voudraient ce serait manger une fois tout leur soûl; je veux parler aussi des enfants pauvres qui se collent le nez sur la vitre d’une boutique et restent là, haletants, extasiés, devant les grandes poupées habillées de rouge et de vert.

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Ne pourrait-on faire, pour eux ce qui a été fait, le jour de Noël, au Châtelet, en faveur des petits Alsaciens-Lorrains? Dès 10h 1/2 un long ruban de foule se déroulait autour du théâtre, pavoisé de drapeaux tricolores et d’écussons, puis quand les enfants et les pères furent entrés, la Société chorale de l’Alsace entonna le Noël d’Adam. Mais la multitude des bambins (ils étaient 2600 je crois) n’avait d’yeux que pour le sapin de Lorraine qui se dressait au fond de la salle. Ils frappaient des mains, s’exclamaient, gazouillaient, à perte de vue; soudain le silence se rétablit comme par enchantement. La distribution des jouets et des habits, des bonbons et des livrets de caisse d’épargne allait commencer.

* * *

Tous ces yeux d’azur brillèrent comme des pierres bleues, toutes ces têtes roses se tendirent tous ces blondins haletaient, attendant que leur nom fût appelé pour s’élancer sur l’estrade et chercher le cadeau qui leur était destiné. La musique du 85e de ligne, les Orphéons lorrains, MM. Nicot et Melchissédec, de l’Opéra-Comique, se sont fait applaudir à différentes reprises et, disons-le franchement, jamais applaudissements ne furent mieux mérités.

* * *

Vous avouerai-je maintenant que la plupart des cérémonies, distributions de récompenses, revues, concours agricoles et autres m’ennuient à mourir, et que pour peu que la veille au soir je me sois couché plus tard que de coutume, je m’endors au bruissement monotone des discours, eh bien! je vous jure que ce jour-là je suis resté bien éveillé. N’était-ce pas vraiment chose touchante que cette foule de gamins qui autrefois couraient à la débandade dans les champs du pays et qui n’ont plus aujourd’hui pour s’amuser que les jardins des squares? Comme cela dut leur sembler étrange de ne plus habiter la maisonnette festonnée de fleurs, de quitter la grande salle, de ne plus voir le coucou de bois, les meubles bien luisants, la poêle de faïence qui détonnait et remplissait la chambre d’une douce chaleur Ils logent maintenant dans des mansardes noires et mal meublées, ou dans des taudis humides, mal chauffés par de petits feux de coke. Et depuis Jean Pierre habite à Montrouge et Fritz à Belleville, allez donc vous rejoindre et jouer ensemble à la marelle comme au bon vieux temps!

Ils se sont pourtant retrouvés à la sortie du théâtre les amis et il fallait les voir s’embrasser et se montrer leurs vêtements ou leurs jouets. Tenez qu’ils étaient les plus heureux gamins du monde et que le but que se proposaient les organisateurs de la fête a été bien rempli.

Tout est contraste à Paris. Je me croisai en revenant avec d’affreux mammifères dont les cheveux se relevaient en faucilles sur les tempes. Passe sur ces entrefaites une fille aux jupes frissonnantes et au jupon jaune de Naples.

— Tiens, dit l’un, regarde donc cette tignasse, elle-est presqu’aussi jaune que celle de ma soeur.

— Ta soeur, riposta l’autre, mais elle a des cheveux noirs!

— Ah! oui... avant sa faute.
J.-K. HUYSMANS.



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