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La Cathédrale

M. Huysmans continue, dans la Cathédrale (Stock, editeur), l’oeuvre qu’il avait entreprise dans son livre précédent, En route. Nous détachons de ce nouveau volume, qui était attendu avec une grande impatience, cette admirable page descriptive:

LES VITREAUX DE CHARTRES

Durtal, revenu à Chartres, regardait, autour de lui, les gens qui attendaient, dans les tièdes ténèbres de la futaie sourde, le réveil de la Vierge pour l’aduler.

Avec l’aube qui commençait à poindre, elle devenait vraiment incohérente la forêt de cette église sous les arbres de laquelle il était assis. Les formes parvenues à s’ébaucher se faussaient dans cette obscurité qui fondait toutes les lignes, en s’éteignant. En bas, dans une nuée qui se dissipait, jaillissaient, plantés comme en des puits les étreignant dans les cols serrés de leurs margelles, les troncs séculaires de fabuleux arbres blancs; puis la nuit, presque diaphane au ras du sol, s’épaississait, en montant, et les coupait à la naissance de leurs branches que l’on ne voyait point.

En levant la tête au ciel, Durtal plongeait dans une ombre profonde que n’éclairait aucune étoile, aucune lune.

En regardant, en l’air, encore, mais alors juste devant lui, il apercevait, au travers des fumées d’un crépuscule, des lames d’épées déjà claires, des lames, énormes, sans poignées et sans gardes, s’amenuisant à mesure qu’elles allaient vers la pointe; et, ces lames debout à des hauteurs démesurées semblaient, dans la brume qu’elles tranchaient, gravées de nébuleuses entailles ou d’hésitants reliefs.

Et s’il scrutait, à sa gauche et à sa droite, l’espace, il contemplait, à des altitudes immenses, de chaque côté, une gigantesque panoplie accrochée sur des pans de nuit et composée d’un bouclier, colossal, criblé de creux, surmontant cinq larges épées sans coquilles et sans pommeaux, damasquinées sur leurs plats, de vagues dessins, de confuses nielles.

Peu à peu, le soleil tâtonnant d’un incertain hiver perça la brume qui s’évapora, en bleuissant; et la panoplie pendue à la gauche de Durtal, au nord, s’anima, la première; des braises roses, et des flammes de punch s’allumèrent dans les fossettes du bouclier, tandis qu’au-dessous, dans la lame du milieu, surgit, en l’ogive d’acier, la figure géante d’une négresse, vêtue d’une robe verte et d’un manteau brun. La tête, enveloppée d’un foulard bleu, était entourée d’une auréole d’or et elle regardait, hiératique, farouche, devant elle, avec des yeux écarquillés, tout blancs.

Et cette énigmatique moricaude tenait sur ses genoux une négrillonne dont les prunelles saillaient, ainsi que deux boules de neige, sur une face noire.

Autour d’elle, lentement, les autres épées encore troubles s’éclaircirent et du sang ruissela de leurs pointes rougies comme par de frais carnages; et ces coulées de pourpre cernèrent les contours d’êtres sans doute issus des bords lointains d’un Gange: d’un côté, un roi jouant d’une harpe d’or; de l’autre, un monarque érigeant un sceptre que terminaient les pétales en turquoises d’un improbable lys.

Puis, à gauche du royal musicien, se dressa un autre homme barbu, le visage peint au brou de noix, les orbites des yeux vides, couvertes par les verres de lunettes rondes, le chef ceint d’un diadème et d’une tiare, les mains chargées d’un calice et d’une patène, d’un encensoir et d’un pain; et, à la droite de l’autre prince, arborant un sceptre, une figure, plus déconcertante encore, se détacha sur le corps bleuâtre du glaive, une espèce de malandrin, probablement évadé des ergastules d’une Persépolis ou d’une Suse, une sorte de bandit, coiffé d’un petit chapeau vermillon, en forme de pot à confiture renversé, bordé de jaune, habillé d’une robe couleur tannée, barrée dans le bas de blanc; et cette figure gauche et féroce portait un rameau vert et un livre.

Durtal se détourna et sonda les ténèbres, devant lui; et, à des hauteurs vertigineuses, à l’horizon, les épées luirent. Les esquisses que l’on pouvait prendre, dans l’obscurité, pour des gravures en saillie ou en creux sur le parcours de l’acier, se muèrent en des personnages drapés dans des robes à longs plis; et, au point le plus élevé du firmament, plana, dans un pétillement de rubis et de saphirs, une femme couronnée, au teint pâle, vêtue de même que la Mauresque de l’allée Nord, de brun carmélite et de vert; et, à son tour, elle présentait un enfant issu comme elle de la race blanche, serrant un globe dans une main et bénissant de l’autre.

Enfin, le côté encore sombre, le côté en retard du ciel, situé à la droite de Durtal, au bout de l’allée Sud, toujours brouillée par la bruine mal évaporée de l’aube, s’éclaira; le bouclier, qui faisait face à celui du Septentrion, prit feu et, au-dessous, dans le champ buriné du glaive, dressé en vis-à-vis de l’épée contenant la royale Maugrabine, une femme aux joues un peu bistrées, une vacue mulâtresse, parut, habillée de même que les autres, de vert myrte et de brun, tenant un sceptre et accompagnée, elle aussi, d’un enfant.

Et, autour d’elle, émergeaient des figures d’hommes, encore indécises, paraissant chevaucher, les unes sur les autres, semblant se bousculer dans l’espace restreint qu’elles occupaient.

Un quart d’heure se passa sans que rien se définît; puis les formes vraies s’avérèrent. Au centre des épées qui étaient, en réalité, des lames de verre, des personnages se levèrent dans le grand jour; partout, au mitan de chaque fenêtre allongée en ogive, des visages poilus flambèrent, immobiles, dans des brasiers et, ainsi que dans le buisson ardent de l’Horeb où Dieu resplendit devant Moïse, partout, dans les taillis de flammes, surgit, en une immuable attitude de douceur impérieuse et de grâce triste, la Vierge, muette et rigide, au chef couronné d’or.

Elle se multipliait, descendait des empyrées, à des étages inférieurs, pour se rapprocher de ses ouailles, finissait par s’installer à un endroit où l’on pouvait presque lui baiser les pieds, au tournant d’une galerie à jamais sombre; et là, Elle revêtait un nouvel aspect.

Elle se découpait, au milieu d’une croisée, semblable à une grande plante bleue, et ses illusoires feuillages grenat étaient soutenus par des tuteurs de fer noirs.

Sa physionomie un tantinet cuivrée, presque chinoise, avec son long nez, ses yeux légèrement bridés, sa tête couverte d’un bonnet noir, nimbé d’azur, regardait fixement devant elle; et le bas du visage, au menton court, à la bouche tirée par deux graves rides, lui donnait une apparence de femme souffrante, un peu morose. Et là encore, sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière, Elle assistait un bambin vêtu d’une robe couleur de raisin sec, un bambin à peine visible dans le fouillis des tons foncés qui l’entouraient.

Celle que tous invoquaient était là, enfin. Partout, sous la futaie de cette cathédrale, la Vierge était présente. Elle paraissait être arrivée de tous les points du monde, sous l’extérieur des diverses races connues du moyen âge: noire, telle qu’une femme d’Afrique, jaune ainsi qu’une Mongole, teintée de café au lait comme une métisse, blanche enfin de même qu’une Européenne, certifiant de la sorte que Médiatrice de l’humanité tout entière, Elle était toute à chacun et toute à tous, assurant par la présence de ce Fils, dont le visage empruntait à chaque famille son caractère, que le Messie était venu pour rédimer indifféremment tous les hommes.

Et il semblait que, dans son ascension, le jour suivit la croissance de la Vierge et voulût naître dans le vitrail où Elle était encore enfant, dans cette allée du transept septentrional où gîtait sainte Anne, sa mère, à la face noire, flanquée de David, le roi à la harpe d’or, et de Salomon, le monarque à la fleur de lis bleu se détachant tous les deux, sur des fonds de pourpre préfigurant, l’un et l’autre, la royauté du Fils; de Melchissédec, l’homme tiaré, tenant l’encensoir et le pain, et d’Aaron coiffé de l’étrange chapeau rouge, ourlé de jaune citron, représentant, par avance, ensemble, le sacerdoce du Christ.

Et, au bout de l’abside, tout en haut, c’était encore Marie triomphale, dominant le bois sacré, longée de personnages du Vieux Testament et de saint Pierre. C’était Elle aussi à l’extrémité du transept Sud, faisant vis-à-vis à sainte Anne, Elle, grandie, devenue Mère à son tour, environnée de quatre figures énormes portant, ainsi qu’au jeu du cheval fondu, quatre petits personnages sur leurs épaules: les quatre grands prophètes qui. avaient annoncé la venue du Messie, Isaîe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel, soulevant les quatre Évangélistes, exprimant naïvement ainsi le parallélisme des deux Testaments, l’appui que prête à la Nouvelle Loi, l’Ancienne.

Puis, comme si sa présence n’était pas assez fréquente, assez certaine; comme si Elle eût désiré qu’en se tournant dans n’importe quelle direction, ses fidèles la vissent, la Vierge se posait encore, diminuée, à de moins importantes places, trônait dans l’umbo des boucliers, dans le coeur des grandes rosaces, finissait par ne plus rester à l’état d’image, par prendre corps, par se matérialiser en une statue de bois noir, par s’exhiber, vêtue d’une robe évasée, telle qu’une cloche d’argent, sur un pilier.

La forêt tiède avait disparu avec la nuit; les troncs d’arbres subsistaient mais jaillissaient, vertigineux, du sol, s’élançaient d’un seul trait dans le ciel, se rejoignant à des hauteurs démesurées, sous la voûte des nefs; la forêt était devenue une immense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières en ignition, foisonnant de vierges et d’apôtres, de patriarches et de saints.

Le génie du moyen âge avait combiné l’adroit et le pieux éclairage de cette église, réglé, en quelque sorte, la marche ascendante de l’aube, dans ses vitres. Très sombre, au parvis et dans les avenues de la nef, la lumière fluait mystérieuse et sans cesse atténuée le long de ce parcours. Elle s’éteignait dans les vitraux, arrêtée par d’obscurs évêques, par d’illucides saints qui remplissaient en entier les fenêtres aux bordures enfumées, aux teintes sourdes des tapis persans; tous ces carreaux absorbaient les lueurs du soleil, sans les réfracter, détenaient l’or en poudre des rayons dans leur violet noir d’aubergine, dans leur brun d’amadou et de tan, dans leur vert trop chargé de bleu, dans leur rouge de vin, mêlé de suie, pareil au jus épais des mûres.

Puis, arrivé au choeur, le jour filtrait dans les couleurs moins pesantes et plus vives, dans l’azur des clairs saphirs, dans des rubis pâles, dans des jaunes légers, dans des blancs de sel. L’obscurité se dissipait, après le transept, devant l’autel; au centre de la croix même, le soleil entrait dans des verres plus minces, moins encombrés de personnes, lisérés d’une marge presque incolore, traversée sans peine.

Enfin, dans l’abside figurant le haut de la croix, ruisselait de toutes parts, symbolisant la lumière qui inonde le monde, du sommet de l’arbre; et alors ces tableaux demeuraient diaphanes, tout juste couverts de teintes souples, de nuances aériennes, encadrant d’une simple gerbe d’étincelles l’image d’une Madone moins hiératique, moins barbare que les autres, et d’un Enfant blanc qui bénissait, de ses doigts levés, la terre.

C’était partout maintenant, dans la cathédrale de Chartres, des bruits de sabots, des va-et-vient de jupes, des sonneries de messes.

Durtal quitta le coin du transept où il était assis, le dos appuyé à une colonne, et se dirigea sur la droite, vers un renfoncement où flambait une herse allumée de cires, devant la statue de la Vierge.

Et des pensions de petites filles, conduites par des religieuses, des troupes de paysannes, des hommes de la campagne débouchaient de toutes les avenues, se prosternaient devant la statue, puis s’approchaient du pilier pour le baiser.

La vue de ces gens suggérait à Durtal cette réflexion que leurs suppliques différaient de ces prières qui sanglotent dans l’ombre des soirs, de ces exorations des femmes éprouvées, consternées par les heures vécues du jour. Ces paysannes priaient moins pour se plaindre que pour aimer; ces gens, agenouillés sur les dalles, venaient moins pour eux que pour Elle. Il y avait à ce moment une sorte de relais dans les gémissements, une espèce de grève des pleurs, et cette attitude concordait avec l’aspect spécial adopté par Marie, dans cette cathédrale; Elle s’y présentait, en effet, surtout sous les traits d’une enfant et d’une jeune mère; elle y était beaucoup plus la Vierge de la Nativité que la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Les vieux artistes du moyen âge paraissaient avoir craint de la contrister en lui rappelant de trop pénibles souvenirs et avoir voulu témoigner, par cette discrétion, leur gratitude à Celle qui s’était constamment révélée, dans ce sanctuaire, la Dispensatrice des bienfaits, la châtelaine des graces.

Durtal sentait vibrer en lui l’écho des oraisons tintées autour de lui par ces âmes éprises et il se l’ondait en la douceur caressante d’hymnes, ne réclamant plus rien, taisant ses désirs inexaucés, célant — ses secrètes doléances, ne songeant qu’à souhaiter un affectueux bonjour à sa Mère auprès de laquelle il était revenu, après de si lointaines pérégrinations dans les pays du péché, après de si longs voyages.

Puis maintenant qu’il L’avait vue, qu’il Lui avait parlé, il se retiiait, laissant la place à d’autres; il retournait chez lui, afin de prendre un peu de nourriture et, embrassant, d’un dernier coup d’oeil, l’admirable église, récapitulant les simulacres guerriers des apparences: les formes de boucliers des rosaces, de lames d’épée des vitres, les contours de casques et de heaumes des ogives, la ressemblance de certaines verrières en grisaille résillées de plomb avec les chemises treillissées de fer des combattants, et, au dehors, contemplant l’un des deux clochers découpé en lamelles comme une pomme de pin, comme une cotte de mailles, il se disait qu’il semblait vraiment que les "Logeurs du bon Dieu" eussent emprunté leurs modèles aux belliqueux atours des chevaliers; qu’ils eussent voulu perpétuer ainsi le souvenir de leurs exploits, en figurant partout l’image agrandie des armes dont les Croisés se ceignirent, lorsqu’ils s’embarquèrent pour aller reconquérir le Saint-Sépulcre.

Et l’intérieur même de la basilique paraissait exprimer, dans son ensemble, la même idée et compléter les symboliques effigies des détails, en arquant sa nef dont la voûte en fond de barque imitait la quille retournée d’un bateau, rappelait le galbe de ces navires qui firent voile vers la Palestine.

Seulement, à l’heure actuelle, ces souvenances d’un temps héroïque étaient vaines. Dans cette ville de Chartres où saint Bernard prêcha la seconde Croisade, le vaisseau demeurait pour jamais immobile, la carène renversée, à l’ancre.

Et au-dessus de la ville indifférente, la cathédrale seule veillait, demandait grâce, pour l’indésir de souffrances, pour l’inertie de la foi que révélaient maintenant ses fils, en tendant au ciel ses deux tours ainsi que deux bras, simulant avec la forme de ses clochers les deux mains jointes, les dix doigts appliqués, debout, les uns contre les autres, en ce geste que les imagiers d’antan donnèrent aux saints et aux guerriers morts, sculptés sur des tombeaux.


J.-K. HUYSMANS.