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Certains (1889)

blue  Du dilettantisme. — Puvis de Chavanne. — Gustave Moreau. — Degas.
blue  Bartholomé. — Raffaëlli. — Stevens. — Tissot. — Wagner. — Cézanne. — Forain.
blue  Chéret. — Wisthler.
blue  Félicien Rops.
blue  Des Prix. — Jan Luyken. — Le Monstre.
blue  Le Musée des Arts décoratifs et l’Architecture cuite.
blue  Le Fer. — Millet.
blue  Goya et Turner. — La Salle des Etat au Louvre. — Bianchi.

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Le Fer.

EN architecture, la situation est maintenant telle.

Les architectes élèvent des monuments saugrenus dont les parties empruntées à tous les âges constituent, dans leur ensemble, les plus serviles parodies qui se puissent voir.

C’est le gàchis dans la platitude et le pastiche ; l’art contemporain se résume presque en ce misérable pot-pourri qu’est l’Opéra de M. Garnier et dans cet incohérent palais du Trocadéro qui, vu d’un peu loin, ressemble avec son énorme rotonde et ses gréles minarets à clochetons d’or, à un ventre de femme hydropique couchée, la tête en bas, élevant en l’air deux maigres jambes chaussées de bas à jour et de mules d’or.

Un fait est certain ; l’époque n’a produit aucun architecte et ne s’est personnifiée dans aucun style. Après le Roman, le Gothique, la Renaissance, l’architecture se traîne, découvre encore de nouvelles combinaisons de pierres, s’engraisse dans les maussades emphases, du Louis XIV, maigrit dans le Rococo, meurt d’anémie, dès que la Révolution naît.

Un autre fait certain, c’est que la pierre, considérée jusqu’alors comme matière fondamentale des édices, est fourbue, vidée par ses redites ; elle ne peut plus se prêter à d’introuvables innovations qui ne seraient du reste que des emprunts mieux travestis ou plus adroitement raccordés des anciennes formes.

La suprême beauté des âges pieux a créé l’art magnifique, presque surhumain, du Gothique ; l’époque de la ribaudaille utilitaire que nous traversons n’a plus rien à réclamer de la pierre qui stratifia en quelque sorte des élans et des prières, mais elle peut s’incarner en des monuments qui symbolisent son activité et sa tristesse, son astuce et son lucre, en des oeuvres moroses et dures, en tout cas, neuves.

Et la matière est ici toute désignée, c’est le fer.

Depuis le règne de Louis-Philippe, la structure ferronnière a été maintes fois tentée, mais l’architecte de talent manque ; aucune forme nouvelle n’est découverte, le métal reste partie d’un tout, s’associe à la pierre, demeure agent subalterne, incapable de créer, à lui seul, un monument qui ne soit pas une gare de railways ou une serre, un monument que l’esthétique puisse citer.

Les meilleures applications sont confinées jusqu’à ce jour dans des intérieurs de bâtisses, tels que la salle de lecture de la Bibliothèque nationale et le dedans de l’Hippodrome, son rôle est donc pratique et limité, purement interne.

Tel était le bilan de l’architecture, alors que l’Exposition de 1889 fut résolue.

Il est curieux de voir si, à propos du palais de l’Exposition et de la tour Eiffel, la ferronnerie est sortie de ses tâtonnements et, avec l’aide des majoliques et des tuiles, a inventé enfin un nouveau style.

Il est nécessaire pour juger impartialement l’architecture du Palais de se répéter, à chaque sursaut, que ces bâtiments tout provisoires ont été érigés pour satisfaire le goût des cambrousiers de la province et des rastaquouères hameçonnés dans leur pays par nos annonces.

A ce point de vue, les architectes ont pleinement atteint leur but ; ils ont fabriqué de l’art transocéanien, de l’art pour les Américains et les Canaques.

Comment qualifier autrement, en effet, ces deux dômes trapus, bas, craquelés comme des cendriers japonais, vernissés d’un émail turquoise, rechampi d’or ; ces longues galeries précédées de vérandas de fonte, aux colonnes bourrées de poteries creuses, au métal peint en bleu ciel ; comment qualifier surtout la troisième coupole surmontée d’un génie d’or, la coupole qui couvre cette entrée monumentale, ouvragée de sculptures massives, bardée de statues et de têtes, écussonnée de blasons de villes ? On dirait d’une moitié de poire, la queue en l’air, d’un scaphandre géant, émaillé, troué de verrières, lamé d’or, bariolé d’azur et glacé de brun. Et nichés, partout, autour des galeries, dans des plis d’oriflammes, ce sont des génies nus brandissant des caducées et des palmes ; ce sont des enfants joufflus, des bottes de chicorées couleur d’étain, des breloques pour nez de sauvages, encore mêlés à des armoiries de cités surmontées de couronnes murales à créneaux d’or.

C’est le triomphe de la mosaïque, de la faïence, de la brique émaillée, du fer peint en chocolat beurré et en bleu ; c’est l’affirmation de la polychromie la plus ardente ; c’est lourd et criard, emphatique et mesquin ; cela évoque en un art différent la peinture théâtrale de Mackart si chère à Hambourg au faste redondant des maisons de filles !

Du coup, il faut bien l’avouer, le mauvais goût des tailleurs de la pierre est surpassé ; mais il convient de le répéter aussi, ces constructions temporaires s’ajustent merveilleusement à l’àme des foules qui s’y meuvent. Le soir, alors que l’Exposition devient monstrueuse et charmante, avec sa trêve consentie des ennuis du jour, sa bonne humeur de casino, son allégresse de fête qui s’exaspère, le dôme central, éclairé en dedans, a l’air d’une veilleuse ornée de vitraux irlandais en papier peint, mais les irritantes surcharges de ses parements s’apaisent ; malgré les cordons de lueurs qui courent sur la coupole, l’éclat sec et gueulard de ses bronzes et de ses ors s’éteint et l’on rêve devant cette entrée monumentale et dans la galerie qu’elle commande, à une église consacrée au culte de l’or, sanctifiée par un autel que gravit, aux sons des orgues à vapeur, l’homme le plus riche du monde, le pape américain, Jay Gould, qui célèbre la messe jaune et devant la foule agenouillée, aux appels répétés des timbres électriques, élève l’hostie, le chèque, détaché d’un carnet à souche !

Devant ce temple se dresse la fameuse tour à propos de laquelle l’univers entier délire.

Tous les dithyrambes ont sévi. La Tour n’a point, comme on le craignait soutiré la foudre, mais bien les plus redoutables des rengaînes : « arc de triomphe de l’industrie, tour de Babel, Vulcain, cyclope, toile d’araignée du métal, dentelle du fer. » En une touchante unanimité, sans doute acquise, la presse entière, à plat ventre, exalte le génie de M. Eiffel.

Et cependant sa tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une carcasse qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On ne peut se figurer que ce grillage infundibuliforme soit achevé, que ce suppositoire solitaire et criblé de trous restera tel.

Cette allure d’échafaudage, cette attitude interrompue, assignées à un édifice maintenant complet révèlent un insens absolu de l’art. Que penser d’ailleurs du ferronnier qui fit badigeonner son oeuvre avec du bronze Barbedienne, qui la fit comme tremper dans du jus refroid, de viande ? — C’est en effet la couleur du veau « en Bellevue » des restaurants ; c’est la gelée sous laquelle apparaît, ainsi qu’au premier étage de la tour, la dégoûtante teinte du la graisse jaune.

La tour Eiffel est vraiment d’une laideur qui déconcerte et elle n’est même pas énorme ! — Vue d’en bas, elle ne semble pas atteindre la hauteur qu’on nous cite. Il faut prendre des points de comparaison, mais imaginez, étagés, les uns sur les autres, le Panthéon et les Invalides, la colonne Vendôme et Notre-Dame et vous ne pouvez vous persuader que le belvédère de la tour escalade le sommet atteint par cet invraisemblable tas. — Vue de loin, c’est encore pis. Ce fût ne dépasse guère le faite des monuments qu’on nomme. De l’Esplanade des Invalides, par exemple, il double à peine une maison de cinq étages ; du quai d’Orléans, on l’aperçoit en même temps que le délicat et petit clocher de Saint-Séverin et leur niveau paraît le même.

De près, de loin, du centre de Paris, du fond de la banlieue, l’effet est identique. Le vide de cette cage la diminue ; les lattis et les mailles, font de ce trophée du fer une volière horrible.

Enfin, dessinée ou gravée, elle est mesquine. Et que peut être ce flacon clissé de paille peinte, bouché par son campanile comme par un bouchon muni d’un stilligoutte, à côté des puissantes constructions rêvées par Piranèse, voire même des monuments inventés par l’Anglais Martins ?

De quelque côté qu’on se tourne, cette oeuvre ment. Elle a trois cents mètres et en parait cent ; elle est terminée et elle semble commencée à peine.

A défaut d’une forme d’art difficile à trouver peut-être avec ces treillis qui ne sont en somme que des piles accumulées de ponts, il fallait au moins fabriquer du gigantesque, nous suggérer la sensation de l’énorme ; il fallait que cette tour fût immense, qu’elle jaillît à des hauteurs insensées, qu’elle crevât l’espace, qu’elle plantât, à plus de deux mille mètres, avec son dôme, comme une borne inouïe dans la route bouleversée des nues !

C’était irréalisable ; alors à quoi bon dresser sur un socle creux un obélisque vide ? Il séduira sans doute les rastaquouères, mais il ne disparaîtra pas avec eux, en même temps que les galeries de l’Exposition, que les coupoles bleues dont les clincailles cloisonnées se vendront au poids.

Si, négligeant maintenant l’ensemble, l’on se préoccupe du détail, l’on demeure surpris par la grossièreté de chaque pièce. L’on se dit que l’antique ferronnerie avait cependant créé de puissantes oeuvres, que l’art des vieux forgerons du XVIe siècle n’est pas complètement perdu, que quelques artistes modernes ont eux aussi modelé le fer, qu’ils l’ont tordu en des mufles de bêtes, en des visages de femmes, en des faces d’hommes ; l’on se dit qu’ils ont également cultivé dans la serre des forges la flore du fer, qu’à Anvers, par exemple, les piliers de la Bourse sont, à leur sommet, enlacés, par des lianes et des tiges qui s’enroulent, fusent, s’épanouissent dans l’air, en d’agiles fleurs dont les gerbes métalliques allègent, vaporisent, en quelque sorte, le plafond de l’héraldique salle.

Ici rien ; aucune parure si timide qu’elle soit, aucun caprice, aucun vestige d’art. Quand on pénètre dans la tour, l’on se trouve en face d’un chaos de poutres, entrecroisées, rivées par des boulons, martelées de clous. L’on ne peut songer qu’à des étais soutenant un invisible bâtiment qui croule. L’on ne peut que lever les épaules devant cette gloire du fil de fer et de la plaque, devant cette apothéose de la pile de viaduc, du tablier de pont !

L’on doit se demander enfin quelle est la raison d’être de cette tour. Si on la considère, seule, isolée des autres édifices, distraite du palais qu’elle précède, elle ne présente aucun sens, elle est absurde. Si, au contraire, on l’observe, comme faisant partie d’un tout, comme appartenant à l’ensemble des constructions érigées dans le Champ de Mars, l’on peut conjecturer qu’elle est le clocher de la nouvelle église dans laquelle se célèbre, ainsi que je l’ai dit plus haut, le service divin de la haute Banque. Elle serait alors le beffroi, séparé, de même qu’à la cathédrale d’Utrecht, par une vaste place, du transept et du choeur.

Dans ce cas, sa matière de coffre-fort, sa couleur de daube, sa structure de tuyau d’usine, sa forme de puits à pétrole, son ossature de grande drague pouvant extraire les boues aurifères des Bourses, s’expliqueraient. Elle serait la flèche de Notre-Dame de la Brocante, la flèche privée de cloches, mais armée d’un canon qui annonce l’ouverture et la fin des offices, qui convie les fidèles aux messes de la finance, aux vêpres de l’agio, d’un canon, qui sonne, avec ses volées de poudre, les fêtes liturgiques du Capital !

Elle serait, ainsi que la galerie du dôme monumental qu’elle complète, l’emblème d’une époque dominée par la passion du gain ; mais l’inconscient architecte qui l’éleva n’a pas su trouver le style féroce et cauteleux, le caractère démoniaque, que cette parabole exige. Vraiment ce pylône à grilles ferait prendre en haine le métal qui se laisse pâtisser en de telles oeuvres si, dans le prodigieux vaisseau du palais des machines, son incomparable puissance n’éclatait point.

L’intérieur de ce palais est, en effet, superbe. Imaginez une galerie colossale, large comme on n’en vit jamais, plus haute que la plus élevée des nefs, une galerie s’élançant sur des jets d’arceaux, décrivant comme un plein cintre brisé, comme une exorbitante ogive qui rejoint sous le ciel infini des vitres ses vertigineuses pointes, et, dans cet espace formidable, dans tout ce vide, rapetissées, devenues quasi naines, les énormes machines malheureusement trop banales dont les pistons semblent paillarder, dont les roues volent.

La forme de cette salle est empruntée à l’art gothique, mais elle est éclatée, agrandie, folle, impossible à réaliser avec la pierre, originale avec les pieds en calice de ses grands arcs.

Le soir, alors que les lampes Edison s’allument, la galerie s’allonge encore et s’illimite ; le phare situé, au centre, apparaît ainsi qu’une ruche de verre pointillée de feux ; des étoiles fourmillent, piquent le cristal dont les tailles brûlent avec les flammes bleues des soufres, rouges des sarments, lilas et orangé des gaz, vertes des torches à catafalques ; l’électricien braque ses lentilles, darde des pinceaux de poussière lumineuse sous le ciel vitré qui se mue en une nappe d’eau. Des ruisseaux de pierres fines semblent alors couler dans un rayon de lune et les lueurs du prisme surgissent, se promènent autour de la salle en une procession, automatique, réglée, elles passent lentement le long des murs, tantôt informes ou semblables à de légers frottis, tantôt s’évasant en des tulipes de feux, se touffant en des végétations inconnues de flammes !

La souveraine grandeur de ce palais devient féerique ; l’on reconnaît qu’au point de vue de l’art, cette galerie constitue le plus admirable effort que la métallurgie ait jamais tenté.

Seulement, je dois le répéter encore ; ainsi qu’à l’Hippodrome, ainsi qu’à la Bibliothèque nationale, cet effort est tout interne. Le palais des machines est grandiose, en tant que nef, qu’intérieur d’un édifice, mais il est nul, en tant qu’extérieur, en tant que façade vue du dehors.

L’architecture n’a donc pas fait un pas nouveau dans cette voie ; faute d’un homme de génie, le fer est encore incapable de créer une oeuvre personnelle entière, une véritable oeuvre.



Millet.

TOUTES les fois que la clinique des Beaux-Arts expose, dans ses ambulances du quai Malaquais, les oeuvres d’un peintre mort, je suis pris de peur. Constamment l’expérience rate. Delacroix même et Manet ne sont pas sortis intacts de cette bagarre zélée de toiles. Pour Corot, ce fut un désastre ; sa légère fumée de pipe avait fui et le rien du tout de ses tableaux apparaissait derrière ce brouillard dissipé d’un ciel unique dont on ignorait et la latitude et l’heure ; crépuscule ou lever de jour, brume de chaleur ou nuées de pluie, c’était tout un ; du gris noyant une ébauche de dessin, du gris réveillé par le coup de vermillon que frappait un personnage quelconque, coiffé d’un béret rouge ; quant à Courbet, ce fut l’entière révélation des idées ouvrières servies par le pinceau d’un vieux classique ; ce fut la définitive explosion de l’abdominale cervelle de ce gros mufle.

Je me remémorais ces lamentables antécédents, alors que les possesseurs des oeuvres de Millet les exposèrent sous les hangars recherchés du quai. L’expérience a-t-elle été déplorable ou propice ? les déboires attendus ont-ils été subis ? Millet est -il ce grand peintre qu’à l’heure actuelle toute la presse, à l’envi, prône ?

Non — si l’on considère la morne imposture de ses paysans travestis suivant l’immuable formule de La Bruyère et si l’on ne tient compte que de ses huiles, monocordes et coriaces, banales et rancies, fausses et frustes. Oui — jusqu’à un certain point, si l’on examine seulement deux ou trois de ses pastels.

Mais il faut l’affirmer tout d’abord, ses paysans sont, dans leur genre, aussi conventionnels, aussi fictifs que les Fadette, que les Champi, que tous les butors d’opéra-comique inventés par cette vieille danseuse de revue, par cette vieille filatrice d’idéal bêta qu’on nommait la Sand. Tandis qu’elle muait en d’incorporels Céladons les crasseux rustres de son Berri, Millet changeait en d’innocents forçats, en de maladroits rhéteurs, les paysans des environs de Fontainebleau, les gens de la Brie.

Alors qu’il représente un paysan, éreinté, appuyé sur sa houe, regardant devant lui de ses prunelles mortes, il ment, car il est vraiment temps de le dire, à la fin ! — le paysan, exterminé par d’incessants labeurs, le paysan crevant de besoin, hurlant de misère, sur la glèbe, n’existe pas. Soutenir qu’il est heureux, évidemment non, car il faut bien qu’il laboure et qu’il sème, qu’il vendange et qu’il gaule ; mais quoi ! mettez en face de cet homme qui possède ou loue pour quelques sols une chaumière, qui élève parfois une vache ou un porc, toujours des poules, souvent des oies, qui récolte dans un petit jardin des pommes de terre et des choux, mettez un ouvrier de Paris, et voyez la différence. Sans chercher les plus misérables et les plus épuisés des artisans des villes, sans citer les broyeurs de salsepareille aux vomissements incoercibles, les tritureurs de céruse, les amalgameurs de mercure aux entrailles corrodées et aux os mous, prenez un imprimeur dont la profession est quasi douce. Levé comme le paysan dès l’aube, il trime, enfermé, sans arrêt, sans trêve, jusqu’à la nuit, puis il rentre dans un garni rogue, aspire la pestilence enragée des plombs, boit de combustibles breuvages et, s’il demeure célibataire, satisfait sur de périlleux locatis ses besoins d’amours ; si malheureux qu’il soit, le paysan tâche du moins en plein air, il se grise d’innocentes piquettes, s’étanche sur de sains fumiers de chairs, rentre dans une chambre aérée, hume, s’il veut, dans son jardinet, les tonifiants souffles des soirs. Est-ce qu’il les a, l’ouvrier parisien, ces causettes prolongées le long des routes, ces goûters à la bonne franquette, ces flânes perpétuelles, tous ces alibis reposants des rustres ? — Il en est de même pour les femmes. Ainsi qu’une bête de somme, la paysanne rentre les foins et fend le bois et poêlonne, et bêche et vêle. Oui ; — mais une ouvrière cloîtrée depuis le matin dans l’air raréfié d’un Bon Marché ou d’un Louvre, une femme toujours debout et attentive aux souhaits d’une foule, est plus souffreteuse et plus débile, plus douloureusement laminée par la vie, plus vraiment à plaindre !

Tenez encore que pendant le gel, le paysan se repose et se chauffe les tibias devant des bourrées qui ne coûtent rien et que, pendant ce temps, la femme du peuple trie des escarbilles, fait des pâtés de vieux coke mouillé dans des terrines, se ranime, elle et ses mioches, au hasard des détritus, le mieux qu’elle peut ; en fin de compte, les paysans ne sont pas à plaindre quand on compare leur sort à celui des ouvriers et même à celui de la plupart des employés des villes.

Il est donc souverainement injuste de promulguer notre pitié et de revendiquer en faveur de ces paresseuses brutes une compassion que méritent seuls les mercenaires endoloris des besognes closes.

Mais il faut bien le dire aussi, Millet devait les comprendre ainsi, ses frères de charrue, ses parents d’étable. Lisez ses biographes. L’un des Mantz qui fonctionne dans le vestibule du catalogue vendu à la maison du quai, raconte que Millet avait suivi l’école, dans son village, puis qu’il était venu étudier la peinture chez Delaroche, à Paris ; c’est toujours la même chose ; nous sommes en face d’un fils de paysan, d’un être mal équarri, à l’ignorance superficiellement rabotée par un cuistre, lâché, dans la capitale, au milieu de peintres non moins ignares mais dont l’esprit populacier s’est dégrossi dans des estaminets et des crêmeries. En fait de lectures, Millet avait sans doute connu la fameuse rengaîne de La Bruyère dont j’ai parlé ; il avait tâtonné dans les épisodes de la Bible qu’il n’était déjà plus ni assez simple, ni assez affiné pour comprendre. Pêle-mêle, il a transféré ces lectures mal ingérées sur ses toiles, et il nous a servi, au lieu des paysans finassiers et retors, cupides et pleurards de la Brie, des esclaves excédés qui crient grâce et déclament des tirades à la Valjean. Au lieu de butors qui ne prient guère, il nous a dépeint des gens qui se recueillent à l’Angelus, des pâtres idylliques et pieux, comme si le son d’une cloche dans les champs n’était pas pour les bergers le simple signal d’une heure qui désigne le moment d’un goûter, qui marque l’instant convenu d’un retour !

Non, Millet était un peintre, c’est-à-dire un homme doué d’une recommandable adresse des doigts et d’une certaine agilité de l’oeil, mais c’était un rustre sans éducation vraie, un ouvrier faussé par des tirades de cabaret d’art, un pacant gâté par des fréquentations d’autres peintres nés à Paris et exclusivement éduqués par des chansons de café-concert et des propos de table d’hôte.

Ce concept du paysan, rhéteur d’allures et de mines, martyr impitoyable d’une société ingrate et d’un sol inclément, une fois admis, arrivons à l’exposition même de ses pastels et de ses huiles.

Ses tableaux si véhémentement célébrés depuis sa mort sont, il faut bien l’avouer, rêches et teigneux, anciens et sourds. Prenez « l’homme à la houe, » ou « l’angelus, » ou « les glaneuses. » Qu’y trouve-t-on ? dans un paysage sans clarté, sans air, des figures monotones et rousses, assaisonnées à la boue de sabot, sous un ciel dur. Ces oeuvres à l’huile sentent la tâche, la pratique en sueur de ses gros bras. Aucun parmi les vieux maîtres du paysage — car il peint suivant leur rituel — qui n’ait brossé plus franchement une toile ; aucun dont les tableaux ne soient ainsi devenus, après quelques années, cartonneux et aigres. En tant que peintre à l’huile, il est médiocre et d’une balourdise qui désespère.

Mais il n’est heureusement pas tout entier dans ces toiles. Un très réel artiste va maintenant sortir de ses oeuvres les moins prônées, de ses crayons noirs rehaussés de pastel.

Parmi cette série d’oeuvres, celles où s’accuse le plus nettement le tempérament du peintre, sont, à n’en point douter, ses aubes de campagne nue encore endormie, d’où la figure humaine est bannie ou, à l’horizon, visible à peine.

Alors, il révèle une émotion toute particulière devant « ce petit jour » qui agit si singulièrement sur l’homme. Pour les sensitifs, c’est une sorte de malaise et de trouble ; Il y a attente d’on ne sait quoi, d’un jour neuf, d’un seuil de matinée, d’un inconnu qu’on rêve ; il y a une inquiète surprise à voir ce silencieux accouchement de la lumière sortant peu à peu de la matrice élargie d’un ciel ; il y a frisson d’esprit, froid d’àme, désir que ce provisoire de nature cesse, que ces ténèbres passent. Le lever du soleil n’agit pas ainsi sur Millet, dont les nerfs, ne vibrent guère, mais une impression étrange lui vient et il la rend avec une énergie qui poigne. L’aurore est, en quelque sorte, pour lui, un armistice conclu entre la terre et l’homme. Voyez sa « Plaine au petit jour, » une plaine abandonnée, avec une herse couchée dans les guérets et une charrue droite se dressant, seule, au-dessus des sillons, alors que tourbillonnent les corbeaux dont les essaims ponctuent de virgules sombres le ciel qui pâlit et lentement s’allume. On dirait de ces terres soulevées, déchirées, la veille, par la marche des socs, d’une région bouleversée par d’exterminatrices luttes. La nuit a mis forcément fin au combat ; — la trêve existe, — mais il semble qu’on va maintenant enlever les morts, et que, dès le lever complet de l’astre, la bataille va reprendre, muette, entre le paysan tenace et la terre dure.

Un autre pastel « la Plaine » donne cette même impression douloureuse et hautaine ; c’est une plaine immense, couchée sous un ciel que tailladent à l’horizon des lames de feux blêmes ; et déjà tout au loin, l’homme entre en scène, car l’on aperçoit un vague troupeau suivi d’un berger dont la haute silhouette a je ne sais quelle tournure hostile. Au fond, c’est toujours la même idée du Jacques Bonhomme famélique qui guerroie pour manger son pain ; mais, ainsi exprimée, sans déclamation de face humaine ; ainsi laissée sans désignation directe, ainsi suggérée seulement, elle impressionne.

Puis le pastelliste est autre que le peintre. Les toiles aux horizons rétrécis ne sont plus ; le ciel maintenant fuit à perte de vue, l’air baigne les champs et une qualité que Millet possède peut-être plus que tout autre, paraît. La matière brute, la terre, sourd de son cadre, vivante et grasse. On la sent épaisse et lourde ; on sent que, sous ses mottes et ses herbes, elle s’enfonce toujours pleine. On hume son odeur, on la pourrait égrener entre ses doigts et entrer à pieds joints en elle. Chez la plupart des paysagistes, le sol est superficiel ; chez Millet, il est profond.

Enfin, cet homme, dont les procédés sont si subalternes et dont l’exécution est si vulgaire dans ses tableaux, se révèle soudain dans ses pastels comme possédant un métier personnel, un faire original. Le travail de son crayon noir, ses tracés filiformes, ses traînées d’épingles, ses bordures avec leur adroit ragoût de crayons de couleurs dominent vraiment et pressent.

Là où il était hésitant et lourd, il s’affirme délibéré, quasi leste ; ses figures mêmes se décrassent dans la poudre de ses crayons, deviennent moins emphatiques et plus vives et la comparaison est facile à établir, car les mêmes sujets sont souvent traités des deux manières. La « Gardeuse de moutons » tricotant devant un troupeau qu’un chien garde est, peinte au jus de lin, une image de première communion, une illustration nigaude et veule. Crayonnée au pastel, elle s’épure de son gnian-gnian coquet et fade et avoisine le réel ; puis les alentours se modifient. Ce marc de café qui la soutenait dans le tableau s’est changé en de la véritable terre, le firmament s’est élargi, l’air circule, les bêtes pantèlent, car un souffle de vie anime les groupes et frémit presque sous le bonnet rouge et la capuche de la fille.

Si l’on récupère les dissemblances dont j’ai parlé, l’on arrive à coordonner en un tout étrange cette oeuvre jadis tant dénigrée et maintenant si démesurément vantée. On découvre en l’homme un rustre qui ne l’est plus assez ou qui l’est trop encore ; dans le peintre, un pesant toilier, imbu des anciens scrupules de la palette et des vieux rites ; dans le pastelliste, peignant la solitude, on trouve un suggestif et douloureux artiste, un maître terrien qui a senti la nature à certaines heures, et l’a, dans un style à lui, gravement, éloquemment rendue.