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Certains (1889)

blue  Du dilettantisme. — Puvis de Chavanne. — Gustave Moreau. — Degas.
blue  Bartholomé. — Raffaëlli. — Stevens. — Tissot. — Wagner. — Cézanne. — Forain.
blue  Chéret. — Wisthler.
blue  Félicien Rops.
blue  Des Prix. — Jan Luyken. — Le Monstre.
blue  Le Musée des Arts décoratifs et l’Architecture cuite.
blue  Le Fer. — Millet.
blue  Goya et Turner. — La Salle des Etat au Louvre. — Bianchi.

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Du dilettantisme. — Puvis de Chavanne. — Gustave Moreau. — Degas.

L’UN des symptômes les plus déconcertants de cette époque, c’est la promiscuité dans l’admiration. L’art étant devenu, comme le sport, une des occupations recherchées des gens riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quelles que soient les oeuvres qu’on exhibe, pourvu toutefois que les négociants de la presse s’en mêlent et que les étalages aient lieu dans une galerie connue, dans une salle réputée de bon ton par tous.

La vogue de ces amusettes s’explique.

D’abord, l’aridité des cerveaux dévolus aux gens du monde découvre dans la régulière parade des dessins et des toiles de frivoles ressources prêtes à alterner avec les discussions fripées de la politique et les tarissables potins sur le théâtre ; puis les lieux communs sur la peinture suppléent parfois aussi, le soir, aux cancans mondains et conjurent les somnolentes réflexions des parties de bouillotte ou les diplomatiques silences des joueurs de whist.

Enfin, — et cette raison suffirait à elle seule — visiter et soi-disant admirer les oeuvres les plus différentes et les plus hostiles, implique une largeur d’esprit, une élasticité d’aise artistique, vraiment flatteuses.

En littérature, plus particulièrement, les connaisseurs sans préjugés foisonnent. Tout le monde, en effet, — et qui en doute ? — est expert à juger des phrases. Parfois, il se trouve des fossiles, des êtres arriérés, des bourgeois naïfs qui avouent ne pas être absolument sûrs de la véracité des appréciations qu’ils avancent sur la peinture ; d’aucuns conviennent, au besoin, que le sens musical leur échappe et vont même jusqu’à prétendre que les oeuvres de Wagner ne sont peut-étre pas tout à fait insanes, mais aucun n’a jamais confessé sa parfaite ineptie à comprendre une page de prose ou de vers. Prenez dans la masse de Paris les plus blasonnes des princes et les plus véreux des fruitiers du coin ; choisissez, dans le tas, la plus vidangère des filles ou la baronne la plus en vue, et aussitôt une opinion, assise, voulue, raisonnée, ferme, s’échappera d’eux, à propos d’un livre. Jamais, au grand jamais, personne ne conviendra qu’il est absolument inapte à apprécier un art qui est cependant le plus compliqué, le plus verrouillé, le plus hautain de tous.

Au reste, qui de nous n’a vu parmi les papiers reliés que les bourgeois et les gens du monde appellent « leur bibliothèque » le côte à côte indécent d’un Ohnet et d’un Flaubert, d’un Goncourt et d’un Delpit ? Qui ne s’est délicieusement senti remué, alors que le connaisseur jetait d’un ton négligent : « Moi, vous savez, je suis éclectique, tout m’intéresse, j’ai, là, sans restriction d’écoles, les spécimens d’art les plus divers. » Un jeune gentleman qui dit admirer très sincèrement l’Assommoir d’Emile Zola n’a-t’il pas tout récemment encore exprimé devant moi l’ardent désir que M. Sarcey, le sénile matassin, le cuistre pluvieux du Temps, réunisse enfin en un livre les éjaculations théâtrales de ses lundis !

Eh bien ! ces individus sont des gens à esprit ouvert, des fouille-au-pot délicats, des dilettanti !

Ah ! l’on a peut-être tout de même abusé de ce mot de dilettante, dans ces derniers temps ! Au fond, en laissant de côté le sens si vaniteusement faux qu’on lui prête, l’on arrive, en le serrant de près, à le décomposer, à le dédoubler en les deux réelles parties qui le composent :

— Imbécillité d’une part — lâcheté de l’autre.

Imbécillité pour les gens du monde ; lâcheté pour la presse qui les dirige.

Imbécillité, c’est-à-dire, au point de vue artistique qui nous occupe, non-sens complet de l’art, versatiles louanges tirées au petit bonheur, ainsi que des boules de loto, d’un sac, parfaite ignorance traduite par d’élogieux ponts-neufs.

Le plus décisif exemple de ce que j’avance nous a été fourni au point de vue pictural, il y a quelques ans. Les expositions de Delacroix et de M. Bastien Lepage se touchaient ; les dames qui, comme chacun sait, s’intéressent vivement à la peinture — et la comprennent autant que la littérature — ce qui n’est pas peu dire ! — passaient, sans sourciller, de l’exposition des Beaux-Arts à l’exhibition de la maison Chimay, et regardaient avec une admiration égale l’entrée des Croisés à Constantinople de Delacroix et les bouvières d’opérettes costumées par le Grévîn de cabaret, par le Siraudin de banlieue, qu’était M. Lepage. Les rengaînes sévissaient : « On admire le beau où qu’il se trouve. Parce que Delacroix fut un grand peintre, est-ce une raison pour que M. Bastien n’en soit pas un autre ? » Et personne, non, personne ne tressaillait devant cette ridicule familiarité d’un office et d’un salon, devant cet incroyable coudoiement d’un laquais et d’un maître !

Mais ces gens-là sont des inconscients. Froidement, ils se promenaient, jaugeant l’oeuvre des deux peintres à laquelle ils adjoindront certainement, dans leurs besoins d’éloges, celles de Lobrichonne et d’Adrienne Marie, alors que la mort arrêtera enfin le flux des sentimentales vignettes dont ces industrieuses personnes nous inondent !

Làchete, ce mot s’applique à la critique d’art. De même que le critique littéraire qui en fait métier, le critique d’art est généralement un homme de lettres qui n’a pu produire de son propre crû une véritable oeuvre. Parmi eux, quelques-uns ont la vacuité de cervelle des gens du monde qu’ils envient et singent ; leurs opinions sont dès lors connues. Mais, il en est d’autres, plus ouverts, plus rusés, qui professent, sous le nom de dilettantisme, la nécessité de ne pas se fier, le besoin de ne rien affirmer, la lâcheté, pour tout dire, de la pensée et l’hypocrisie de la forme.

Pour les critiques, c’est un terrain de rapport que ce fluctueux terrain sur lequel ils se meuvent. Vanter ou dénigrer les artistes morts ; éviter de se compromettre, en parlant de ceux qui vivent ; encenser en de sportulaires phrases les vaches à lait académiques des vieux prix ; baladiner avec des thèses soumises et des idées en carte ; débiter, sous prétexte d’analyse, les lieux communs les plus fétides, dans une langue limoneuse, simulant sous l’obscurité des incidentes la profondeur ; tel est le truc. Le critique hésitant et satisfait, amorti et veule, qui manie cette pratique, est aussitôt réputé homme de goût, homme bien élevé, compréhensif et charmant, délicat et fin — ah ! surtout, délicat et fin ! C’est pour lui tout honneur et profit et j’imagine du reste que c’est là tout ce qu’il cherche.

Non, la vérité c’est qu’on ne peut comprendre l’art et l’aimer vraiment si l’on est un éclectique, un dilettante. L’on ne peut sincèrement s’extasier devant Delacroix si l’on admire M. Bastien Lepage ; l’on n’aime pas M. Gustave Moreau si l’on admet M. Bonnat, et M. Degas si l’on tolère M. Gervex.

Heureusement que ce profitable état de dilettante a un revers ; fatalement, dans ces excès de pusillanimité, dans ces débauches de prudence, la langue se débilite, coule, revient au style morne et plombé des Instituts, se liquéfie dans le verbe humide de M. Renan ; car l’on n’a pas de talent si l’on n’aime avec passion ou si l’on ne hait de même ; l’enthousiasme et le mépris sont indispensables pour créer une oeuvre ; le talent est aux sincères et aux rageurs, non aux indifférents et aux lâches.

Et combien y en a-t-il maintenant de peintres et qui peinent et qui ragent et qui souffrent sur leurs oeuvres ?


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Un autre rapprochement curieux à noter encore. Une tentative de concubinage essayée, cette fois, par de jeunes écrivains dont la bonne foi ne saurait être mise en doute.

L’accolement « dans le raffiné » des noms de M. Puvis de Chavanne et de M. Moreau.

M. Puvis de Chavanne est un habitué des omnibus de l’art, car, chaque année, il ne manque point de s’installer en bien mauvaise compagnie, sur les cimaises. Comparé à ses voisins de banquettes, aux Boulanger, aux Cabanel, aux Gérome, aux Tony-Robert Fleury et aux Henner, ces fidèles intendants préposés à la garde des anciennes formules, ces vigilants conservateurs du musée de la clicherie humaine, il apparaît comme un peintre extraordinaire, presque comme un foudre. Sa fresque de Sainte-Geneviève détonne, en effet, dans ce Panthéon où s’entassent des peintures qui ont une aimable couleur d’enseignes pourléchées par des vitriers probes ; elle est, au moins honorable, et celles qui couvrent les murailles du Musée d’Amiens valent aussi qu’on les cite. J’ajoute que lorsqu’il daigne ne pas dérouler dans les salons officiels des voiles de trois-mâts, parfois il plaît.

Tel son « pauvre pêcheur », telle surtout sa petite toile « l’automne » ainsi figurée : une femme debout dans un bois cueille des grappes de raisins et les dépose dans une corbeille que lui tend une autre femme ; une troisième, assise, sourit et les regarde. Dans la maladive pâleur de ce tableau, une robe déroulait un lilas d’un ton charmant et une association de verts laiteux de feuilles et de blancheurs florales de chairs caressait l’oeil irrite par les criardes mesquineries des oeuvres qui l’entouraient.

Ces femmes, avec leurs poses élancées et leurs yeux bleus de poupées étonnées, paraissaient si bizarres, si vagues, au milieu de ce troupeau de femelles échappées des ateliers de ses confrères et réunies dans le parc des Champs-Élysées à sons de cornes !

Mais si M. Puvis de Chavanne a quelquefois exposé quelques toiles pas trop élimées, quelques charpies quasi fraîches, il ne faudrait cependant pas affirmer qu’il a apporté en art une nouvelle note.

Il a tenté, en 1887, un lourd effort qui résume son oeuvre, alors qu’il exposa une grande machine destinée à l’amphithéâtre de la Sorbonne.

Cet interminable carton m’apparut comme le gala présomptueux d’une antique panne, comme une oeuvre lente et figée, laborieuse et fausse. C’était l’oeuvre d’un rusé poncif, d’un gourmand ascète, d’un éveillé Lendore ; c’était l’oeuvre aussi d’un infatigable ouvrier qui, travaillant dans les articles confiés aux oncles de l’art, pourrait être réputé prud’homme et sage maître si la sotte emphase d’une critique en vogue ne s’évertuait à le proclamer grand artiste original et grand poète. Comparer M. Puvis et M. Gustave Moreau, les marier, alors qu’il s’agit de raffinement, les confondre en une botte d’admiration unique, c’est commettre vraiment une des plus obséquieuses hérésies qui se puissent voir. M. Gustave Moreau a rajeuni les vieux suints des sujets par un talent tout à la fois subtil et ample ; il a repris les mythes éculés par les rengaînes des siècles et il les a exprimés dans une langue persuasive et superbe, mystérieuse et neuve. Il a su d’éléments épars créer une forme qui est maintenant à lui. M. Puvis de Chavanne n’a rien su créer. Il ne s’est pas abstenu comme M. Moreau des tricheries académiques, des vénérables dols ; il a détroussé les Primitifs Italiens, les pastichant même, d’une façon absolue, parfois ; là, où les gens du moyen âge étaient croyants et naïfs, il a apporté la singerie de la foi, le retors de la simplesse ; au fond, c’est un bon vivant dont le famélisme de peinture nous dupe, c’est un vieux rigaudon qui s’essaie dans les requiem !


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Eloigné de la cohue qui nous verse, à chaque mois de Marie, l’ipéca spirituel du grand art, M. Gustave Moreau n’a plus, depuis des années, immobilisé de toiles sous les mousselines qui sèchent, en pavillonnant, de même que de misérables dais, dans les hangars vitrés du Palais de l’Industrie.

Il s’est également abstenu des exhibitions mondaines. La vue de ses oeuvres, confinées chez quelques commerçants, est donc rare ; en 1886, cependant, une série de ses aquarelles fut exposée par les Goupil dans leurs galeries de la rue Chaptal.

Ce fut dans la salle qui les contint un autodafé de ciels immenses en ignition ; des globes écrasés de soleils saignants, des hémorragies d’astres coulant en des cataractes de pourpre sur des touffes culbutées de nues.

Sur ces fonds d’un fracas terrible, de silencieuses femmes passaient, nues ou accoutrées d’etoffes serties de cabochons comme de vieilles reliures d’évangéliaires, des femmes aux cheveux de soie floche, aux yeux d’un bleu pâle, fixes et durs, aux chairs de la blancheur glacée des laites ; des Salomés tenant, immobiles, dans une coupe, la tête du Précurseur qui rayonnait, macérée dans le phosphore, sous des quinconces aux feuilles tondues, d’un vert presque noir ; des déesses chevauchant des hippogriffes et rayant du lapis de leurs ailes l’agonie des nuées ; des idoles féminines, tiarées, debout sur des trônes aux marches submergées par d’extraordinaires fleurs ou assises, en des poses rigides, sur des éléphants, aux fronts mantelés de verts, aux poitrails chappés d’orfroi, couturés ainsi que de sonnailles de cavalerie, de longues perles, des éléphants qui piétinaient leur pesante image que réfléchissait une nappe d’eau éclaboussée par les colonnes de leurs jambes cerclées de bagues !

Une impression identique surgissait de ces scènes diverses, l’impression de l’onanisme spirituel, répété, dans une chair chaste ; l’impression d’une vierge, pourvue dans un corps d’une solennelle grâce, d’une âme épuisée par des idées solitaires, par des pensées secrètes, d’une femme, assise en elle-même, et se radotant, dans de sacramentelles formules de prières obscures, d’insidieux appels aux sacrilèges et aux stupres, aux tortures et aux meurtres.

Loin de cette salle, dans la morne rue, le souvenir ébloui de ces oeuvres persistait, mais les scènes ne paraissaient plus en leur ensemble ; elles se disséminaient, dans la mémoire, en leurs infatigables détails, en leurs minuties d’accessoires étranges. L’exécution de ces joyaux aux contours gravés dans l’aquarelle comme avec des becs écrasés de plumes, la finesse de ces plantes aux hampes enchevétrées, aux tiges patiemment enlacées, brodées de même que les guipures des rochets autrefois ouvrés pour les prélats, le jet de ces fleurs tenant par leurs formes de l’orfèvrerie religieuse et de la flore d’eau, des nénuphars et des pyxides, des calices et des algues, toute cette surprenante chimie de couleurs suraiguës, arrivées à leurs portées extrêmes, montaient à la tête et grisaient la vue qui titubait, abasourdie, sans les voir, le long des maisons neuves.

A la réflexion, alors qu’on se promenait, que l’oeil rasséréné regardait, voyait cette honte du goût moderne, la rue ; ces boulevards sur lesquels végètent des arbres orthopédiquement corsetés de fer et comprimés par les bandagistes des ponts et chaussées, dans des roues de fonte ; ces chaussées secouées par d’énormes omnibus et par des voitures de réclame ignobles ; ces trottoirs remplis d’une hideuse foule en quête d’argent, de femmes dègradées par les gésines, abêties par d’affieux négoces, d’hommes lisant des journaux infâmes ou songeant à des fornications et à des dols le long de boutiques d’où les épient pour les dépouiller, les forbans patentés des commerces et des banques, l’on comprenait mieux encore cette oeuvre de Gustave Moreau, indépendante d’un temps, fuyant dans les au delà, planant dans le rêve, loin des excrémentielles idées, secrétées par tout un peuple.

Et en effet, quand le moment est définitivement venu où l’argent est le Saint des Saints devant lequel toute une humanité, à plat ventre, bave de convoitise et prie ; quand un pays avarié par une politique accessible à tous, suppure par tous les abcès de ses réunions et de sa presse ; quand l’art méprisé se ravale de lui-même au niveau de l’acheteur ; quand l’oeuvre artiste, pure, est universellement considérée comme le crime de lèse-majesté d’un vieux monde, soûlé de lieux communs et d’ordures, il arrive fatalement que quelques êtres, égarés dans l’horreur de ces temps, rêvent à l’écart et que de l’humus de leurs songes jaillissent d’inconcevables fleurs d’un éclat vibrant, d’un parfum fiévreux et altier, si triste ! — La théorie du milieu, adaptée par M. Taine à l’art est juste — mais juste à rebours, alors qu’il s’agit de grands artistes, car le milieu agit sur eux alors par la révolte, par la haine qu’il leur inspire ; au lieu de modeler, de façonner l’âme à son image, il crée dans d’immenses Boston, de solitaires Edgar Poe ; il agit par retro, crée dans de honteuses Frances des Baudelaire, des Flaubert, des Goncourt, des Villiers de l’Isle Adam, des Gustave Moreau, des Redon et des Rops, des êtres d’exception, qui retournent sur les pas des siècles et se jettent, par dégoût des promiscuités qu’il leur faut subir, dans les gouffres des àges révolus, dans les tumultueux espaces des cauchemars et des rêves.


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Soyez certains encore que les artistes dont la cervelle est peu nomade, dont l’imagination casanière se rive à l’époque actuelle, n’éprouvent pas une exécration moins vive, un mépris moins sûr, s’ils sont des esprits supérieurs et non de ces âmes subalternes auxquelles s’adapte seule la méthode inaugurée par M. Taine.

Alors leur art évolue d’une façon différente ; il se concentre, se piète sur place et, dans des oeuvres narquoises ou féroces, ils peignent ce milieu qu’ils abominent, ce milieu dont ils scrutent et expriment les laideurs et les hontes.

Et c’est le cas de M. Degas.

Ce peintre, le plus personnel, le plus térébrant de tous ceux que possède, sans même le soupçonner, ce malheureux pays, s’est volontairement exilé des exhibitions particulières et des lieux publics. Dans un temps où tous les peintres se ventrouillent dans l’auge des foules, il a, loin d’elle, parachevé en silence, d’inégalables oeuvres.

Quelques-unes furent, comme un insultant adieu exposées, en 1886, dans une maison de la rue Laffitte.

C’était une série de pastels ainsi notifiés dans le catalogue ; « Suite de nus de femmes se baignant, se lavant, se sechant, s’essuyant ou se faisant peigner. »

M. Degas qui, dans d’admirables tableaux de danseuses, avait déjà si implacablement rendu la déchéance de la mercenaire abêtie par de mécaniques ébats et de monotones sauts, apportait, cette fois, avec ses études de nus, une attentive cruauté, une patiente haine.

Il semblait qu’excédé par la bassesse de ses voisinages, il eût voulu user de représailles et jeter à la face de son siècle le plus excessif outrage, en culbutant l’idole constamment ménagée, la femme, qu’il avilit lorsqu’il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des soins intimes.

Et afin de mieux récapituler ses rebuts, il la choisit, grasse, bedonnante et courte, c’est-à-dire noyant la grâce des contours sous le roulis tubuleux des peaux, perdant, au point de vue plastique, toute tenue, toute ligne, devenant dans la vie, à quelque classe de la société qu’elle appartienne, une charcutière, une bouchère, une créature, en un mot, dont la vulgarité de la taille et l’épaisseur des traits suggèrent la continence et décident l’horreur !

Ici, c’est une rousse, boulotte et farcie, courbant l’échine, faisant poindre l’os du sacrum sur les rondeurs tendues des fesses ; elle se rompt, à vouloir ramener le bras derrière l’épaule afin de presser l’éponge qui dégouline sur le rachis et clapote le long des reins ; là, c’est une blonde, ramassée, trapue et debout, nous tournant également le dos ; celle-là a terminé ses travaux d’entretien et, s’appuyant les mains sur la croupe, elle s’étire dans un mouvement plutôt masculin d’homme qui se chauffe devant une cheminée, en relevant les pans dé sa jaquette ; là encore, c’est une dondon accroupie ; elle penche tout d’un côté, se soulève sur une jambe, passe en-dessous le bras, s’atteint dans le cuveau de zinc ; une dernière enfin, vue, cette fois, de face, s’essuie le haut du ventre.

Telles sont, brièvement citées, les impitoyables poses que cet iconoclaste assigne à l’ètre que d’inanes galanteries encensent. Il y a, dans ces pastels, du moignon d’estropié, de la gorge de sabouleuse, du dandillement de cul-de-jatte, toute une série d’attitudes inhérentes à la femme même jeune et jolie, adorable couchée ou debout, grenouillarde et simiesque, alors qu’elle doit comme celle-ci, se baisser, afin de masquer ses déchets par ces pansages.

Mais en sus de cet accent particulier de mépris et de haine, ce qu’il faut voir, dans ces oeuvres, c’est l’inoubliable véracité de ces types enlevés avec un dessin ample et foncier, avec une fougue lucide et maîtrisée, ainsi qu’avec une fièvre froide ; ce qu’il faut voir c’est la couleur ardente et sourde, le ton mystérieux et opulent de ces scènes ; c’est la suprême beauté des chairs bleuies ou rosées par l’eau, éclairées par des fenêtres closes vêtues de mousselines, dans des chambres sombres où apparaissent, en un jour voilé de cour, des murs tapissés de cretonnes de Jouy, des lavabos et des cuvettes, des flacons et des peignes, des brosses à couvertes de buis, des bouillottes de cuivre rose !

Ce n’est plus la chair plane et glissante, toujours nue des déesses, cette chair dont la plus inexorable formule figure dans un tableau de Régnault, au musée Lacaze, un tableau où l’une des trois Grâces arbore un fessier de percale rose et huilé, éclairé en dedans par une veilleuse, mais c’est de la chair déshabillée, réelle, vive, de la chair saisie par les ablutions et dont la froide grenaille va s’amortir.

Parmi les gens qui visitaient cette exposition, d’aucuns, en présence de celle de ces femmes qui est vue, accroupie, de face, et dont le ventre s’exonère des habituelles fraudes, s’écriaient, indignés par cette franchise, poignés quand même par la vie émanée de ces pastels. En fin de compte, ils échangeaient quelques réflexions honteuses ou dégoûtées, lâchaient au départ le grand mot : c’est obscène !

Ah ! si jamais oeuvres le furent peu ; si jamais oeuvres furent, sans précautions dilatoires et sans ruses, pleinement, décisivement chastes, ce sont bien celles-ci ! — Elles glorifient même le dédain de la chair, comme jamais, depuis le moyen âge, artiste ne l’avait osé !

Et cela va même plus loin, car ce n’est pas un dédain révisable d’homme, c’est bien plutôt l’exécration pénétrante, sûre, de quelques femmes pour les joies déviées de leur sexe, une exécration qui les fait déborder de raisons atroces et se salir, elles-mêmes, en avouant tout haut l’humide horreur d’un corps qu’aucune lotion n’épure !

Artiste puissant et isolé, sans précédents avérés, sans lignee qui vaille, M. Degas suscite encore dans chacun de ses tableaux la sensation de l’étrange exact, de l’invu si juste qu’on se surprend d’être étonné, qu’on s’en veut presque ; son oeuvre appartient au réalisme, tel que ne pouvait le comprendre la brute que fut Courbet, mais tel que le conçurent certains des Primitifs, c’est-à-dire à un art exprimant une surgie expansive ou abrégée d’âme, dans des corps vivants, en parfait accord avec leurs alentours.