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Huysmans à Lourps

Henry Lefai

Paris: Chez Durtal

1953



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Huysmans à Lourps



Ce vieux manoir, en marge des routes et du siècle, a pu s’alarmer, je crois, de voir monter à son assaut notre troupe motorisée, car le tourisme l’ignore et l’archéologie le dédaigne ! On craint ici de rompre un charme: Lourps est jaloux de son beau silence comme d’un dernier privilège.

En sa hautaine solitude, il se confine, se replie, et cache un orgueil assez las — un peu, comme dans A Rebours, son imaginaire seigneur, le duc Jean-Floressas des Esseintes, dernier du nom.

Ce décor d’En Rade n’est d’ailleurs « historique », si l’on peut dire, que depuis qu’il a trouvé son peintre; il n’a de véritable prix, de vertu d’évocation qu’aux yeux et au coeur des huysmansiens fervents; et son plus authentique charme, heureusement sauvé, doit demeurer, selon nous, dans ce recueillement qui permet — et qu’exigent — les exceptionnelles confidences. Ces murs n’ont gardé d’écho que pour des pélerins comme nous, parfois de loin venus, en quête de rêve et de reliques. Et sans doute pourrons-nous, dans ces calmes allées, rejoindre le Jacques Marles d’En Rade, le Huysmans de 1885, sans troubler en leur paix des ombres enfin sereines, sans mettre en fuite les oiseaux familiers.


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A Monsieur Pierre Michaux, qui a su, de ce site, conserver l’indéfinissable attrait, vont tout d’abord nos très vifs remerciements pour avoir autorisé cette visite, et pour avoir bien voulu nous accueillir en personne.

Mais nous penserons aussi à ces devanciers, qui ont retrouvé « le Chemin du Feu ». Sans eux d’ailleurs, que vous dirais-je ? A Maurice Lecomte, tôt venu, dès 1905, à René Martineau ici dès 1920, à notre ami le poète Gabriel-Ursin Langé qui a consacré Au Pays d’En-Rade une si délicate — et si rare — plaquette. Il a très bien vu Lourps, alors plus délabré encore qu’au temps de J.-K. — Le château fut depuis, avec tact, restauré.

En 1937 viennent les regrettés Pierre Galichet, Louis Bourreau, Léon Deffoux, avec le graveur Beurdeley, avec l’animateur de Provins, Monsieur J. Desanlis. Viennent le baron Seillière et d’autres pélerins isolés. J’ajoute que sans la courtoisie de Madame et de Monsieur Fabre, et de plusieurs de nos membres, sans notre ami Pierre Lambert, si habile à faire parler tous les textes, je n’aurais su grouper des documents très épars. Et, bien sincèrement, je les remercie.


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Cependant, le meilleur pilote de cette rade, c’est Huysmans: son oeil en a tout vu, sa plume tout décrit, son art tout magnifié, et nous pourrions encore, aux alentours, suivre partout les pas de cet insolite bureaucrate en vacances. Il est précis — et precieux — comme les peintres de sa Hollande; pour lui aussi, le tremplin du réel reste indispensable aux élans de la fantaisie, fut-elle burlesque, fut-elle atroce.

L’un des intérêts de cette visite, c’est de pouvoir surprendre, ici, face à l’objet, cette sorte de transfiguration, par laquelle l’artiste, en l’oeuvre, se manifeste.


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Lors d’un séjour à Jutigny, vers 1882, croit-on, J.-K. découvre Lourps (qu’on prononce ici Lour), à l’abandon depuis un demi-siècle: le site le retient et, de cette ruine, il fait tout aussitôt le berceau de son des Esseintes, aux premières pages d’A Rebours, pages excellentes qu’il nous faudrait relire.

En 1883 on croit le revoir à Jutigny. En 1884, au mois de juillet il y est certainement l’hôte d’un certain Simonot, horticulteur, fleuriste et régisseur du château qu’il va acquérir. Huysmans réside-t-il dans le village ou dans la ferme voisine? Nous ne savons (1).

En 1885, c’est au château même, cette fois, que Huysmans vient s’abriter pour le séjour qui nous vaudra, en 1887, En Rade.

Par la suite aucun document ne prouve, malgré ce qu’on a pu dire, qu’il soit jamais revenu clans la région, ni en 1886, où il est malade à Paris, ni plus tard.


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Cette demeure en ruines, qu’il connut si bien, va devenir dans En Rade, l’abri précaire d’un couple rongé d’angoisses. Elle tient, comme. vous savez, dans le roman une place considérable: elle étreint, elle envoûte les personnages; elle est, à chaque page, et la nuit comme le jour, le cadre, disloqué, de rêves formant contraste avec les réalités paysannes les plus rudes. Le songe s’y débat, prisonnier de la chair; et peut-être déjà peut-on dire qu’En Rade est la pierre de touche des contradictions que l’auteur porte en lui.

Autre raison de rechercher, ici, plus que des blasons oubliés, des branches et des ailes.

Si les acteurs sont passés derrière la toile, le décor que connut Huysmans est autour de nous: voici le seuil où s’arrête, ébloui, face au jardin fou, à la pelouse ensoleillée, son héros désemparé, son prête-nom: Jacques Marles. Voilà le puits profond, avec ses tôles en pagode, son eau froide et bleue. Là-bas, le pigeonnier, cette tour ronde, et dans la tour carrée l’escalier, où l’assaille, dès sa première nuit, un furieux chat-huant.

Le portail Louis XV, au sommet de l’avenue, près des douves, ne ferme guère mieux que jadis. L’horizon est intact, de Savin, à l’ouest, à la tour de Provins et sur l’autre versant où s’attarde la Voulzie nonchalante. Enfin, dans cette antique église de Longueville, à l’abandon toujours, mais qui semble vouloir demeurer le brise-lames, haut dressé, de cette rade, nous pénétrerons, tout à l’heure, munis de la même vieille clef qu’empruntait Huysmans, et pour ainsi dire, avec lui...

L’été d’En Rade, vraiment, n’est pas si loin de nous: une vivante voix, dont Huysmans connut ici le timbre clair, pourrait toujours répondre à son appel...


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Huysmans — et aussi Léon Bloy — exagèrent beaucoup en parlant des deux cents ou même trois cents chambres de Lourps, cinquante suffisent. Encore connurent-ils, sur l’emplacement de cette récente terrasse, une aile en équerre, fort vétuste, rasée depuis. Huysmans l’habita, si nous en croyons René Martineau, qui pensa y retrouver ses « deux chambres au nord, ayant vue sur les bois ». Mais deux autres pièces, subsistantes, que nous verrons, nous paraissent aussi fort possibles.

En des pages très célèbres, J.-K. décrit (sans doute dans cette partie détruite) les appartements moisis, la bibliothèque saccagée, de cette marquise de Saint-Phal, l’authentique châtelaine du XVIIIème, dont il se plait à évoquer les charmes, dont il croit retrouver les parfums:

« L’âme des flacons autrefois débouchés revenait et souhaitait une plaintive bienvenue au visiteur de ces chambres mortes...»

C’est là qu’il s’aventure dans des caves, ou cachots (?), toujours accessibles, muni de la lanterne de l’oncle Antoine, à la recherche de souterrains du Moyen Age, qu’il ne trouve pas.

La partie ouest, J.-K. l’a connue telle, mais vide. Les vaste combles, et des boiseries, font penser qu’au XVIIIème, la vieille bâtisse, des XVème et XVIème peut-être, en ses bases, fut soigneusement restaurée et aménagée. L’abandon du domaine n’a commencé qu’après le dernier des marquis de Saint-Phal, vers 1841.


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Huysmans, découvrant Lourps, vers 1882, aurait pu se croire au Palais de la Belle au Bois Dormant. Mais non! c’est bien au contraire la tristesse de ce manoir hanté qui le séduit, c’est sa decrépitude tragique, sa légende. J’imagine qu’il y revoit ce Château de la Misère du Capitaine Fracasse — qui put troubler les nuits de son enfance, et plus certainement encore, pour de multiples raisons, cette fameuse Maison Usher d’Edgar Poë, des Nouvelles histoires extraordinaires: un texte obsédant, bien à sa convenance, que son maître Baudelaire a traduit (1856-57). Une édition illustrée vient d’en paraître (2) et la comparaison des deux oeuvres, d’ailleurs, s’impose: le fantastique duc d’A Rebours sera, tout comme Usher, une fin de race, comme aussi le dernier des marquis de Saint-Phal; et comme, notons-Ie, ce personnage désespéré dont a, déjà, rêvé Mallarmé, pour lgitur.

En Rade et la Maison Usher baignent bien dans la même atmosphère de désastre, certes, mais il y a plus. « Il y a plus », là aussi, « que de la littérature » et l’on a raison de pressentir, en lisant En Rade, d’authentiques détresses, de vraies douleurs.


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Si le héros, Jacques Marles, est bien, pour nous, « le pauvre et cher J.-K. », la frèle Louise, sa femme, inquiète et douce, c’est, dans la vie, cette Anna aux yeux bleus, dont Gustave Guiches nous parle (3); c’est l’amie de J.-K., déjà malade, près de lui, à Lourps en 1885 ; et le désarroi du couple en vacances n’est que trop réel.

Dans ces allées, croyez-le, Huysmans a traîné le poids de lourdes angoisses. Il n’a que 37 ans, sans doute, mais il se sent las. Non seulement il est inquiet pour la femme qu’il aime, Anna Meunier, vainement soignée, mais il souffre d’une dépression morale que confirment ses lettres et son oeuvre.

Depuis deux ans, n’a-t-il pas écrit l’étonnant A Rebours — dont Lourps est le prélude — et aussi Un Dilemme, « cette simple histoire, dit-il, destinée à témoigner une fois de plus de l’inaltérable saleté de la classe bourgeoise ». La virulence de son style est extrême.

Par surcroît, d’autres soucis, financiers, ceux-là, le hantent (comme Jacques dans En Rade) car son affaire de brochage, à Paris, rue de Sèvres, est en déconfiture, et s’il y a demain faillite, J.-K. perdra, de ce fait, sa maigre position au Ministère. Alors? Quel avenir sera le sien, sans nulle fortune? Il est anxieux, désolé, exaspéré, plus que jamais pessimiste et acerbe.

Tel nous le dépeint, à cette date, son ami Robert Caze : « Un régulier, en apparence, un calme dans la vie privée, un Monsieur à qui vous donneriez le Bon Dieu sans confession. Mais regardez bien la tête singulière de l’homme, les cheveux poivre et sel, embroussaillés, la barbe blonde aux moustaches de chat. Gare ! le félin griffe, démolit à coups d’ongle la bêtise humaine qu’il a observée de très près ».


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Et voici, écrite de Lourps, une lettre très caractéristique de J.-K., à ses amis parisiens Landry et Léon Bloy, qu’il invite au château, vers le 26 août 1885. On y retrouve de nombreux détaiIs utilisés dans le roman:


« ...Ce que je deviens, mes chers amis, je suis mal et bien romantiquement et naturalistement.

J’ai pris possession du château mort de Lourps, un château d’assez bel air, avec un pigeonnier, ses anciens fossés, ses deux cents chambres. Le parc, saccagé et acheté bribes à bribes par des paysans, est encore delicieux, revenu à l’état de nature, poussant des fleurs au hasard, plein d’allees de bois délicieuses pour des promenades lentes — un beau rêve de verdure ensoleillée, une orgie de lierre mangeant des sapins bleus, une débauche de colombes et d’hirondelles vacarmant dans les combles du château des marquis de Saint-Phale, abandonné, ruiné, émietté, exquis avec ses caveaux des vieux temps, ses espaliers, sa porte donnant sur une vieille église envahie de mousse et habitée par des corbeaux.

Voilà le côté romantique — je le savoure fort, rêvassant dans ces jardins solitaires et détraqués, passant de quiètes heures sur des gazons où l’on aperçoit les traces d’anciennes corbeilles rases...

Quant au côté naturaliste, il est autre. C’est le radeau de la Méduse !!! On est plus loin de tout que si l’on était dans une île, loin de tout continent. Pour avoir du pain, il faut mettre une hotte en bas de l’immense avenue seigneuriale, éreintée, hélas! par de sombres coupes. Le boulanger laisse un pain qu’on va chercher le soir — même contre argent la bouchère ne veut pas gravir le coteau où je suis juché. Et quant au vin, j’ai du faire venir une demi-feuillette ne pouvant me procurer du vin au litre.

D’autre part, sur les deux cents chambres du château, cinq ou six sont habitables, les autres s’effondrent ou sont habitées par les oiseaux, Et l’installation est désolante. Impossible d’avoir des chaises en nombre; on n’a pas l’idée d’une sauvagerie de pays pareille!

La question de la mangeaille prend des proportions inouïes et, chose plus grave, la question pécuniaire devient simplement effrayante. Les pièces vingt francs s’émiettent à faire trembler — tout est à acheter — depuis la vaisselle jusqu’au pain. Ça va mal finir.

Bref, le côté naturaliste est purement ipécacuanesque! — ajoutez à cela que, dans cet isolement, rien ne ferme, ni fenêtres ni portes, que nous sommes entourés de bois, que la bourgeoise a peur, la nuit, dans cette bâtisse mal hantée, suivant les dictons du pays.

Voilà le bilan de la petite fête — une vraie balance de quiétudes et chieries! — au fond, je la prends tout de même du côté de la quiétude, car il y a l’air tonique merveilleux et des apaisements d’esprit que l’on ne pourrait trouver ailleurs.

Et vous? et Bloy? Je ne cesse de penser à lui. — Où en est-il — opère-t-il dans les cochonailles religieuses de la veuve Lebel (Bouasse) — arrive-t-il à surnager dans la tinette liquide qu’est l’abominable vie? — Je le veux ici, car le souverain bromure de cette campagne pourrait, seul, le pacifier et le remettre des affreuses secousses qu’il a supportées. — Je me débats pour cela. La nourriture n’est rien, avec de savantes combinaisons, on y arriverait. C’est la question du coucher qui est la plus ardue. Je vais essayer de trouver au moins une paillasse et des draps — je pense y arriver — mais des couvertures et un oreiller, c’est impossible ! Ne pourrait-il en faire un petit ballot, s’il venait? — Au reste, je vais aller dans un autre village demain, voir si je trouverais des ressources à ce propos. L’auberge dont nous avons parlé est trop loin, trop incommode, ça n’est possible qu’en couchant au château — les chambres tenables y existant.

Je voudrais, mon cher Landry, vous voir aussi, car ce château en ruines vous délecterait — j’en suis sûr — songez-y donc — pour une nuit, on s’arrangerait toujours. Il ne s’agit que de vouloir.

A part tout cela, je dégueule mentalement sur l’humanité, les journaux que je reçois activent ma fureur, me fouettent l’esprit! Ah! Bloy! je suis plein de rage, prêt à vomir à pleins pots avec vous, sur la salauderie contemporaine — Nous aurions de bien bonnes journées à passer ensemble — se serait quand même, en dépit du dépotoir pécuniaire où une diabolique providence nous plonge, comme des mouillettes dans un oeuf, un havre de quelques secondes, une rade provisoire, mais réelle — une halte contre les poursuites de la grande muflerie.

Donnez-moi des nouvelles de M. d’Aurevilly, de Mlle Read, — dites-moi si quelque événement n’est pas survenu dans la monotonie de votre existence rasée, si — impur Landry — de fangeuses délices ne vous ont pas surpris, depuis mon départ, le jour consacré aux charmes vénéréiques, le samedi.

Ecrivez-moi, mes chers amis, — j’attends de vous, auxquels je pense, quand les heures que je voudrais vous faire partager sont bonnes, des nouvelles — A bientôt, n’est-ce pas? Votre, Huysmans.


Anna, Josephine, Tonine me chargent de vous embrasser — ce que je fais » (4).

Anna, c’est donc son amie Anna Meunier, dont nous savons assez peu, dont il emprunte le nom, cette même année, pour signer la courte biographie de lui parue dans Les Hommes d’aujourd’hui.

Josephine, c’est la soeur d’Anna, elle aussi venue à Lourps, et Tonine, c’est la jeune enfant d’Anna.


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Seul Léon Bloy, chargé de son petit ballot de couvertures, vient les rejoindre. Près du puits, ici-même, assis, de peur des aoûtats, sur des pliants de jardin, comme l’on faisait à l’époque, on bavarde: J.-K. défend l’art de Mallarmé l’obscur contre Bloy qui déclare n’y rien comprendre; tous deux s’amusent d’un roman, Curieuse, de Péladan, que la presse en feuilleton publie, et qu’apporte le facteur rural assoiffé d’En Rade, copié d’après nature, lui aussi.

D’ici même, le 5 septembre 1885, Léon Bloy écrit aux Montchal de Genève:


« Huysmans, qui me désirait, m’avait envoyé quelques sous, mais ceIa ne suffisait pas. Je ne me suis trouvé libre qu’un instant avant de partir et j’ai failli manquer le train. Tout cet effort de deux hommes malheureux pour arriver à ce pauvre résultat de me faire quatre jours à peine de solitude et de paix » ...et ailleurs: « Ce manoir seigneurial, complètement abandonné depuis un demi-siècle est actuellement la propriété d’un ami de Huysmans qui lui donne l’hospitalité chaque année à l’époque des vacances. Hospitalité peu onéreuse d’ailleurs pour ce rustre (5), qui ne donne absolument que le local, entièrement disponible à cause du délabrement et de l’insécurité. Sur trois cents chambres, une demi-douzaine au plus sont habitables. Le reste est occupé par des familles de chats-huants, de corbeaux, de rats et de pigeons. Je vous écris en ce moment sous les ailes émployèes d’un aigle empaillé suspendu au plafond ruineux d’une immense chambre lambrissée où tiendraient à l’aise tous les médiocres princes de l’Europe contemporaine — symbole poussiéreux de leur majesté décrépite... »


Ailleurs encore il dira de Lourps qu’il fut « un chenil sinistre », « une rade de malédiction »...


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Hélas ! du Huysmans d’En Rade quels étaient, en 1885, les amis ? — Presque tous des artistes douloureux, comme lui, en lutte ouverte avec leur temps, des témoins à charge de la grande muflerie, comme ils disent. L’Avenir seul est à eux, non pas le Présent.

Bloy, cette année même, écrit le Désespéré: c’est tout dire. Ses quittances de Fontenay sont au nom de Huysmans. Villiers de l’IsIe-Adam, pour vivoter, encaisse des coups de poings chez un moniteur de boxe. Le vieux Barbey d’Aurevilly, dans son tourne-bride de la rue Rousselet, s’obstine, assisté de Louise Read. Odilon Redon, l’illustrateur de Poë (6), est muré dans son rêve, presqu’inconnu. Mallarmé s’envole sur ses hyperboles secretes. Verlaine demeure captif de sa misère et Robert Caze, rescapé furibond de la Commune, va mourir en duel en 1886, l’année d’après. Que dire de Landry ? Qu’il se console comme il peut... Et j’en passe...

La Joie de vivre, de Zola, vient de paraître, qui n’est pas plus un joyeux roman que le Bel Ami de Maupassant, que la Vieille rate, de Descaves. Mais le naturalisme de 1885 peut-il mieux faire, peignant l’homme, peignant l’époque ? — Huysmans y songe...

Sur eux tous, d’ailleurs, Schopenhauer est passé: le nihilisme russe s’annonce et les revendications de Germinal. S’évader de son temps est malaisé. Comme pour Léon Bloy, Lourps ne sera pour J.-K. qu’une « rade ».


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L’année précédente, Huysmans a écrit: « Au fond, si l’on n’est pas pessimiste, il n’y a qu’à être chrétien ou anarchiste. Un des trois, pour peu qu’on y réfléchisse ». A Mallarmé, peu après, il enverra, songeant à Villiers, ces mots révélateurs:

« Décidément, le Très Haut a des dispenses d’horreur et des prébendes de souffrances spéciales pour les artistes. Ce dont, paraît-il, il faut le louer... »


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Nous allons visiter le château, quelque peu, ses abords, la ferme, puis la chapelle.

Je voudrais vous avoir aidé, de ces mots, un peu graves, a mieux voir Lourps, à mieux entendre Huysmans, à mieux l’aimer.

Plusieurs fois déjà, avant d’habiter Lourps, Huysmans avait essayé de séjours de vacances, à la mer, à la campagne. — « Au fond la nature est excellente pour me faire aimer l’oeuvre de l’homme », a-t-il écrit. Mais à ces départs dont il ressent le besoin, il se résigne mal. Les « lénifiants » horizons, en fait il ne les goûte guère: aux panoramas il préfère les cadres plus étroits où le détail pittoresque l’amuse et le retient.

A Lourps, il semble bien qu’il ait réellement goûté le jardin détraqué, ces ombrages. Il craint d’ailleurs « ce voyou d’astre » qu’il rend responsable de ses maux de tête. Ici la botanique, la flore l’a particulièrement retenu, non pas seulement pour le vocabulaire spécial, ou à cause des parfums qui toujours suscitent en lui des images.

Est-ce ici la fréquentation de l’horticulteur, du fleuriste Simonot ? Huysmans annonce déjà le bon jardinier de Ligugé, soucieux des saisons, et l’émule de Walafrid Strabo.


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Cette petite cour est restée telle. Il l’a connue, avec son pigeonnier, vide aujourd’hui de locataires, mais alvéolé toujours, « comme un dedans de ruche ». L’escalier est toujours en ruines que monta Jacques. Et sans doute est-ce ici la maison du régisseur, celle de Norine et du Père Antoine.

Par cette entrée latérale, Jacques, dans En Rade, pénètre dans la cuisine, « pareille à un cachot de théâtre », et dans d’autres « casemates » moisies, aux portes voûtées, qui nous mènent comme lui vers l’escalier du chat-huant.

Cette cage d’escalier est fort reconnaissable. On y peut reconstituer très bien toute la scène nocturne du combat. Sur Ies marches du vestibule, dut reposer la demi-feuillette de vin aigre qui tient une si grande place dans les démélés du couple Jacques-Louise, avec les madrés paysans, leurs hôtes.


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La chambre de l’étage, face à l’escalier, paraît très semblable encore à celle que nous décrit J.-K. dans En Rade. Vous remarquerez l’alcôve, les trois portes, la chambre attenante, le dallage, la vue sur les bois. Mais à cause de ce qu’a semblé avancer René Martineau, il est difficile de conclure.

Le labyrinthe des pièces, couloirs, alcôves, reste impressionnant, et l’étage supérieur avec ses salles vides, ses grandes charpentes, ne l’est pas moins.


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Essayons de voir comment J.-K. fut amené à Jutigny et à Lourps. C’est malaisé.

Pierre Galichet nous avance qu’un opulent tailleur du boulevard, un sieur Maillepied, possesseur de ce château en ruine, est l’ami de Huysmans, qu’il a en nourrice un enfant à Jutigny. Cela ne nous avance guère.

Le régisseur sur place est ce Sinionot, fleuriste à Paris, rue Pirouette, qui va acheter le domaine et l’exploiter quelque peu. C’est bien en effet chez M. Simonot, à Jutigny, que J.-K. donne son adresse à Zola, en juillet 1884, dans une lettre publiée récemment par Pierre Lambert. Lisons-la :


« J’ai débarqué le 12 à Jutigny, canton de Donnemarie, où une hutte de paysan, imitant le décor de l’Auberge des Adrets, avec la grande cheminée, les poutres au plafond, les hauts buffets à ferrures, était prête. Je suis maintenant installé et je savoure le plaisir de ne rien faire du tout, de causer avec les paysans qui sont vraiment intéressants dans ce pays. Au fond, je regrette un peu Paris, car je n’ai pas précisément le sens de la campagne. Mais cela me fait du bien, et je cataplasmise mes nerfs pour Paris. Je prends une potion de grand air, quelquefois ennuyeuse et amère à avaler, mais guérissante. Et vous, mon cher Zola? (...) Je ne fais rien du tout pour mon compte; je prends seulement des notes sur les étonnantes gens qui m’entourent. Ils en valent la peine. J’ai été avec l’un d’eux acheter un veau au marché de Bray-sur-Seine. O la belle opération! Ça dure une heure, arrosée de vin blanc; on s’insulte puis on tombe d’accord sur le veau choisi tout d’abord. Ce qu’ils sont tout à la fois roublards et bétes... »


Mais puisqu’A Rebours est en chantier depuis près de deux ans, depuis novembre 1882, il est clair que J.-K. connaît déjà Jutigny.

En effet, un graveur du nom de Louis Bescherer va signet dans l’édition Vanier des Croquis Parisiens, un portrait de J.-K. son ami: « Ma mélancolique binette », en dira-t-il. Ce Bescherer habite à Paris, 21, rue du Cardinal Lemoine, dans le même immeuble que l’amie aux yeux bleus de J.-K., Anna Meunier. Anna travaille dans la couture ou la passementerie. Bescherer va épouser, en secondes noces, Virginie X..., une camarade d’atelier d’Anna, et cette Virginie a été élevée à Jutigny, elle y a gardé des relations.

Rue de Sèvres, et chez Anna, on se retrouve sans contrainte: il est donc permis de penser que ce sont les Bescherer qui on aiguillé, en 1882, ou même avant, Anna et J.-K. vers le Simonot de Jutigny, puis par Simonot vers Lourps, pour l’été 1885, celui d’En Rade.


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L’été suivant, en 1886, Huysmans est malade à Paris, où c’est période électorale; rien ne prouve, malgré ce qu’on en a dit, qu’il ait quitté la capitale.

En avril 1887 paraît le volume, d’abord publié « en tranches » dans la Revue Indépendante. Il est très possible que le tablent assez cruel des moeurs locales ait déplu aux indigènes du lieu. Les modèles Norine et le Père Antoine, dont on a les noms réels (les Legueux), le facteur assoiffé, le mastroquet (le père Fricot), la bouchère et d’autres ont pu se trouver peu flattés dans les portraits du roman, s’ils l’ont pu lire... Huysmans ne paraît pas être retourné, jamais, dans la région.

Ce qui est vrai, en tous cas, c’est que, plus près de nous, un vaillant — et anonyme — champion des beautés du terroir va décréter que « l’ignoble livre d’En Rade doit être brûlé solennellement devant les autorités constituées de Provins... Et qu’on n’en parle plus! » ajoute-t-il.

L’amusant, c’est que justement, nous soyons à Lourps pour et parler!


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Puisque nous en sommes aux scènes rurales, et maintenant à la ferme, ajoutons qu’en novembre 1884, Huysmans correspond de Paris avec un vétérinaire de Provins, Emile Dodillon (1848-1914), sur lequel l’aimable M. J. Desanlis veut bien nous renseigner, une fois de plus.

Ce vétérinaire est un curieux homme, un confrère aussi de J.-K., car c’est un écrivain naturaliste, en relation avec E. de Goncourt, Coppée, Pot Neveux, Le Goffic, Cazalis, etc... C’est un romancier briard assez oublié. Il a adressé à Huysmans son roman Moulin Blant, et J.-K. l’en remercie (7).

J.-K. ne semble pas avoir jamais été jusqu’à Provins et peut-être l’a connu ici, chez les fermiers de Jutigny, dans l’exercice de sa profession. On ne saurait pourtant prétendre que J.-K. et Anna ont assisté dans cette étable, où ils pénétrèrent sans doute, à la naissance d’un veau, en compagnie de Norine, du Père Antoine et d’Emile Dodillon...


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Quelques mots encore autour du roman. En Rade est sans doute « l’oeuvre la plus lyrique de J.-K. » au dire de notre ami Gabriel-Ursin Langé. C’est bien probable. Ce jugement de poète apparaît en effet très pertinent à qui analyse l’alternance des réalités et des visions, des espoirs et des désespoirs, la fantasmagorie des trois grands rêves, les cadences successives consacrées à l’exploration du jardin, les strophes magnifiques accompagnant l’aventure en ces pays de mystère, alcôves du passé défait, ou blafardes steppes de la Lune.

Ce quasi roman (comme déjà l’appelle J.-K.) commencé sans but défini, achevé sans trop l’être, s’apparente, il nous semble, à tel beau poème confident où l’amère vérité se farde et se voile, à ce qu’à l’heure où l’émotion l’assigne, une main soumise écrit sous la dictée du coeur...

« Les seules oeuvres de circonstance sont durables », a dit Goethe. Assurément En Rade est de celles-là.


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Malgré des accents qui nous frappent, le livre dérouta l’époque, se vendit mal. Il n’eut, en quinze ans, que trois éditions.

« C’est le meilleur livre de Huysmans » déclare tout aussitôt Lucien Descaves, l’un des rares contemporains à l’apprécier sans en rire. N’est-ce pas, dirons-nous, parce que d’un ton tout aussi exaspéré qu’A Rebours, En Rade est plus vraisemblable, plus humain, plus près des larmes ?

Une lettre d’Edouard Rod à Huysmans, datée de Genève: 12 mai 1887, prouve une compréhension fraternelle et plus explicite. M. J. Desanlis a bien voulu nous la faire connaître. La voici :


Mon cher Ami,

Je vous suis plus reconnaissant que je ne saurais le dire d’avoir pensé à moi, et votre livre m’arrivant dans cette terre d’exil qu’est ma patrie, m’a fait un plaisir infini. Je l’ai lu tout de suite, et relu.

Depuis un certain temps déjà, je suis complètement dégoûté du roman: votre livre me prouve que vous êtes dans le même sentiment, qui est, je crois, celui de plusieurs des hommes de notre âge. Mais vous avez sur beaucoup d’autres — je crois bien que je pourrais dire sur tous les autres — l’avantage de trouver votre forme, d’inventer un moule qui est bien à vous, que d’autres que vous ne pourraient employer. De plus, vous avez des choses à dire, et des choses qui portent loin, qui sont singulièrement décisives pour l’analyse d’un certain état d’esprit, de coeur et de santé. Faut-il vous dire toute ma pensée ? Je préfère sans comparaison des livres comme A Rebours et En Rade à vos précédents. Il me semble que c’est seulement dans ceux-là que vous êtes entièrement vous-même, avec votre double nature de fantaisiste et d’observateur: source inépuisable de misères, comme toutes les contradictions qu’on porte en soi. Je ne vous dis rien des détails dont quelques-uns m’ont enthousiasmé: le rêve du livre d’Esther, la visite au cimetière, le morceau d’humour aigu sur les ptomaines, et d’autres, qui sont sûrs d’être relus souvent.

Recevez encore tous mes remerciements, mon cher Ami, et croyez-moi je vous prie, votre tout dévoué, Edouard Rod.

P.-S. — Vous qui êtes le nervosisme incarné, vous est-il arrivé de souffrir d’insomnies prolongées? Si oui, avez-vous trouvé un moyen de les combattre, autre que le chloral, morphine, etc... Auquel cas, je vous serais particulièrement obligé d me le communiquer, — car je cherche ».


Par ailleurs, si la critique d’alors, avec Henri de Régnier, note déjà cette atmosphère émanée de la Maison Usher; si tel autre critique y retrouve un épisode analogue à la Vache au taureau de Rollinat; si quelque parenté avec la Faute de l’abbé Mouret, dans la description du jardin fou, est visible, et de même avec la Joie de vivre, dans la scène de la mort du chat; si le songe d’Esther nous apparaît inspiré par les toiles de Gustave Moreau; si, du voyage dans la Lune, notre ami Pierre Lambert peut rétablir l’étonnant itinéraire sur la carte même de Justus Perthes, de 1875, cela ne diminue en rien l’oeuvre d’art, née d’incitations conscientes ou non — et de rencontres.

Ce manoir de Lourps fut l’une d’elles sur le chemin douloureux de J.-K.

Il est facile de connaître que, de Schopenhauer l’Essai sur le libre arbitre fut traduit en 1877 et que trois éditions de la Vie de son auteur avaient paru en 1880 et 1881: des idées sont dans l’air, que notre inventaire de l’époque décèle, mais ce n’est que irnur faire le point — et sans plus.


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Franchissant ce portillon, comme si nous allions l’ouvrir au pauvre Jacques Marles d’En Rade arrivant à Lourps, nous allons vers la chapelle.

Cette ancienne église de Longueville n’offre guère, malgré sa date, d’autre intérêt que son tympan — et, à l’intérieur, les dalles funéraires des seigneurs de Lourps aux XVIème et XVIIème siècles, les Legouz.

Elle n’est plus desservie du tout depuis 1895 — mais reste consacrée. Orientée normalement, sans transept ni clocher, c’est une grange haute du XIIIème, avec des murs en petit appareil et de puissants contreforts qui l’ont sauvée. Ses fenestrages maigriots sont vides, hélas ! (8)

Dans le roman d’En Rade, J.-K. utilise d’abord sa silhouette noire se détachant sur le ciel empourpré du couchant. Il la découvre en montant de Jutigny par le Chemin du Feu, aujourd’hui impraticable, mais qu’on peut repérer encore. A la fin du volume, c’est l’intérieur qu’il décrit, et nous lirons ces pages...

L’Agneau Mystique du tympan, d’assez beau style, n’est pas signalé par J.-K. — On s’en étonne. Il l’eut certainement analysé quelques années plus tard. De plus ce beau symbole au pays des Loups (car Lourps vient dit-on, de Loups), en cette tanière où Jacques, comme un loup traqué, reprend souffle, aurait pu susciter à Huysmans quelqu’image...

Mais il passe — Reprenons le texte:

« Le curé venu, le dimanche, avait laissé la clef,.. »

Tout ce qui suit est à relire, — et nous mène au cimetière...

« Jacques regretta de n’avoir pas connu plus tôt ce petit coin si placide et si douillet; il lui sembla que là seulement il pourrait pactiser avec ses transes et bercer l’insomnie de ses pensées tristes. On était si loin de tout, si caché, si seul... »


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Peut-être songerons-nous, ici, à la trajectoire future de l’auteur auquel vingt et deux années restent à vivre, à la courbe, imprévisible encore, de son destin. Nous songerons — mais en pensant à En Rade — à ce qu’à propos d’A Rebours Huysmans écrit en 1903, dans sa Préface:

« Il me faut en parler au point de vue de la Grâce, montrer quelle part l’inconnu, quelle projection d’âme qui s’ignore, il peut y avoir souvent dans un livre »,

Et nous rappellerons ces lignes où toutes sont incluses les heures amères de Lourps:

« Je comprends, en somme, jusqu’à un certain point, ce qui s’est passé entre l’année 1891 et l’année 1895 — entre Là-Bas et En Route — rien de tout entre l’année 1884 et l’année 1891, entre A Rebours et Là-Bas ».

Comment ne pas conclure, avec le J.-K, des derniers jours, qu’a travers la tempête et la nuit, ou qu’aveugles même, à notre insu, l’on nous guide?

« Il suivit, dans les hautes herbes, un hésitant sentier qui menait a une porte creusée dans le flanc de l’église; avec sa clef, il l’ouvrit... »

Et dans la chapelle, où rien n’est changé depuis 1885, nous voici tenus de reprendre, au moins partiellement, le livre:

— « Il se trouvait dans une ancienne chapelle de style gothique démolie par le temps et mutilée par des maçons... Le Christ barbarement taillé, enduit d’une couche de peinture rose, avait l’air d’un bandit barbouillé de sang pauvre... Les chats-huants et les corbeaux entraient librement dans l’église par les trous des vitres et, battant de l’aile, le balançaient, en l’inondant de leurs jets digérés d’ammoniaque et de chaux.,. Jacques s’approcha de l’autel dont les planches, à peine rabotées, s’apercevaient sous les linges empesés par le guano et compissés par des éclats de pluie; il était surmonté d’un tabernacle constellé, de même qu’une enveloppe de biscuits d’hospice, d’étoiles en argent sur fond bleu, de flambeaux munis de faux cierges en carton et de vases égueulés, privés de fleurs. Un fumet de charogne encensait l’autel... Il est vrai que Dieu résidait si peu dans cet endroit, car l’abbé gargotait les sacrements, bousculait sa messe, appelait son Seigneur en hâte et le congédiait, dès qu’il était venu, sans aucun retard... »

« ..,Sur le pavé du choeur, parmi des carreaux d’inégales grandeurs, il remarqua des dalles régulières qui ressemblaient à des tables couchées de tombes. Il s’agenouilla, les gratta, découvrit des inscriptions en caractères gothiques... Mots à mots, il déchiffra sur l’une de ces pierres:

Cy gist Louys Le Gouz... 1525,

sur une autre, il lut:

...Charles de Champagne.. 1655,

Requiescat in pace... ».


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Ce reliquaire vide à tous yeux profanes, où ne s’obstine qu’un Christ outragé, nous allons le clore, derrière nous, avec la vieille clef de Huysmans, — aux seuls voyageurs du ciel, le laisser ouvert...

Mais ces murs, habitués aux confidences, qui ont entendu, jadis, les voeux — et les aveux — d’un J.-K. désemparé, bien mieux que nous le livre l’amer soliloque du roman, peuvent en restituer, je le crois, quelques échos, à des oreilles attentives:


Misères de nos chairs douloureuses, blessures, traverses de nos routes, vous n’êtes point sans remèdes, n’est-ce pas? sans répits? sans allégeances?

Quels fanaux pourtant vous signalent, havres espérés, rades sûres, aux pilotes démâtés, aux naufragés crispés sur l’épave ?

En vertu de quelles clauses, dois-je expier, Seigneur, des forfaits inconnus, des crimes ancestraux ?

De fardeaux étrangers, qu’ai-je à faire ?

Un jour à venir, et recru de souffrances, devrai-je croire à cette réversibilité des fautes et des peines? à ces oeuvres de réparation ?

Et vous, bons outils de mon art, si rudement forgés sur l’enclume des villes, vous, si bien adaptés désormais à mes doigts, me sera-t-il permis de vous user à buriner ces oeuvres belles, dont j’attends qu’elles m’épargnent « et l’avare silence et la massive nuit »?

Pessimisme rongeur, mal contagieux des âmes tourmentées mes compagnes, legs insidieux de Schopenhauer, grâce à quel baume guérirai-je vos plaies vives ?

Trouverai-je ici-bas votre exorciste, Esprit Malin ?

Pourrais-je, sans ameuter de mes cris la foule, sans déchirer autour de moi jusqu’à ces transis aveugles, sourds et muets, pourrais-je, sans ricaner devant ce tabernacle vide, attendre encore longtemps mon heure ?...


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A nous tous, dont la pensée évoque ici Huysmans, il est certes loisible de ne voir en ce parisien désoeuvré, penché sur ces dalles, que le romancier en mal de copie, ou que l’archéologue à ses débuts, novice déchiffreur d’épitaphes, s’exerçant aux labeurs qu’exigeront, plus tard, Dijon, Chartres, et tant d’autres nefs...

Mais, en cette chapelle décrépite, fouaillée de toutes les bourrasques, ne peut-on songer aussi à ce souffle du ciel, à ce maître-vent sous lequel se courbent, tôt on tard, tous les orgueils ?

Peut-être est-ce un tel souffle, de loin et haut venu, qui, par un soir d’affreuse solitude, a jeté ici-bas notre J.-K., à deux genoux, devant ces tombes, face à ce dérisoire autel...

Lourps, 21 juin 1953.


(1) Simonot (Nicolas-Lucien), né à Jutigny en 1836, marchand de fleurs à Paris, 5, rue Pirouette; Simonot (Georges), son fils (?) mort vers 1925. J.-K. H. loge à Jutigny chez un parent de Simonot nommé Mignot (Vincent), Antoine et Norine sont Jules et Honorine Legueux (Communiqué par M. J. Desanlis).

(2) Paris, Quantin, 2 vol. in-8, 26 gravures.

(3) Le Banquet, 1926, n. 79.

(4) Lettre publiée par J. Bollery, dans son Léon Bloy, t. II, p. 165. Une lettre très analogue, à l’ami Orsat, a été publiée dans le Bulletin J.-K. H,, No. 23, p.171, par J. Jacquinot.

(5) Est-ce Simonot ?

(6) Contes grotesques, 1882.

(7) Nous publions cette lettre à la fin de ce texte.

(8) Un vitrail du chevet, une Crucifixion, porte cette inscription: Donné par M. Gaillard, propriétaire du Château de Lourps. Il semble dater de 1850-60.



Lettre de J.-K. Huysmans à Emile Dodillon

(4 novembre 1884)


Mon cher confrère,

Merci du Moulin Blant — je viens de le lire. C’est plein de choses curieuses, surtout de coins de nuit de campagne qui fleurent vraiment. Les trames me plaisent moins — surtout le côté dramatique de Groulette et du Cabinet de cire si profondément invraisemblable. Je n’aime guère, non plus, le côté cladéliforme du livre, mais ce que j’aime ce sont les belles trouvailles de langue, à vous alors, dans l’incendie du Moulin, la senteur âpre et particulière de certaines pages, la verdeur de campagne, le suint charnel de la page 286 — enfin tout un côté artiste qui fait du Moulin Blant un livre.

Vous m’avez redonné dans la brume empestée du Paris actuel, un vrai souffle d’air et je vous en remercie.

Prenez là, je vous prie, mon cher confrère, une cordiale poignée de main.

Bien à vous,

Huysmans.