jacquinot

Huysmans et la Médecine
Jean Jacquinot
Paris: Chez Durtal
1951


back

Tel est le titre de la thèse que vient de soutenir avec succès devant la Faculté de Médecine de Lyon, présidée par le professeur Dechaume, le docteur Georges Veysset.

L’auteur n’est pas un inconnu pour les Amis de Saint-François. Il est né en 1918 à Grand-Couronne, dans la Seine normande, célébrée par M. René Dumesnil qui a bien voulu préfacer l’ouvrage. Par son père, il s’apparente aux familles de la Tour d’Auvergne et aux Perrier, descendant ainsi directement de Blaise Pascal. Il a fait ses études à Clermont-Ferrand, où son père était ingénieur, présidé, de 1939 à 1941, l’Union des Etudiants de Clermont et de Strasbourg, ces derniers repliés en Auvergne durant l’occupation. Secrétaire de la J.E.C., il a pris la vêture du Tiers Ordre à Assise, sur le tombeau de saint François.

En 1944, le docteur Veysset publia ’Un saint Julien, Chapteuil en Velay’, préfacé par M. Louis Madelin, et, durant cinq années, il consacra son activité à la thèse qui paraît aux Editions des Belles Lettres, à Paris (1).


*

Huysmans jugé par les médecins, Huysmans les jugeant et jugeant la médecine. Le sujet avait été abordé il y a plus de trente ans par le docteur Lavalée qui, dans ’un essai sur la psychologie morbide de Huysmans’ (2), brossait un portrait clinique de l’auteur de l’Oblat. Mais aucun biographe de Joris-Karl n’avait encore développé avec autant de luxe un sujet qui tient particulièrement au coeur des Huysmansiens.

Le docteur Veysset, sous l’angle psycho-pathologique, nous peint un ’Durtal’, révélant une psychose cyclothymique, accompagnée de manie et d’une certaine mélancolie. Huysmans est un anxieux, un douloureux comme Charles Beaudelaire [sic] dont il a subi l’influence intensément, un sensible qui se dissimule derrière un masque boudeur et grincheux, masque qu’il abandonne volontiers pour se montrer accueillant à ceux qu’il estime à ceux qui l’aime. Par plus d’un point, il s’apparente au regretté Georges Courteline, mais c’est un Courteline chrétien. Il a les manies d’un artiste qui recherche les sensations rares, sensations qu’il traduit avec les couleurs d’une palette impressionniste.

Il est délicat d’analyser Huysmans dans son oeuvre. Ce sont autant d’autobiographies comportant, comme nombre de romans, part de vérité, part de fiction. Que ce soit le Folantin d’A Vau-l’eau, le Des Esseintes d’A Rebours, Jacques Marledans En Rade, Durtal dans Là-Bas, La Cathédrale, L’Oblat, En Route, nous le retrouvons toujours qui revit dans ses personnages avec son tempérament.

Tempérament, certes, complexe, attiré par le merveilleux, le satanique comme le divin, allant du ’Diable à Dieu’ pour emprunter le titre d’Adolphe Retté. Tempérament sur lequel retentit un état de santé déficient, une dyspepsie qui le fait s’attarder longuement, comme à plaisir, sur la composition et la qualité de ses repas, plus particulièrement dans A Vau l’eau.

Sensibilité des nerfs qui vibrent trop, sensualité qu’il s’efforce de dominer courageusement, voire avec héroïsme, jusqu’à sa mort.


*

Huysmans n’aimait guère les médecins; ils ne lui inspiraient pas confiance et rares sont ceux qui eurent du crédit à ses yeux. Mais il était singulièrement attiré par la médecine et son oeuvre fourmille de comparaisons médicales justes.

Parmi ceux qui l’ont approché et qui sont devenus ses amis, il faut citer le docteur Michel de Lézinier d’Anglade, marquis de Corlieu (3), alchimiste et mathématicien, qui avait reconstitué un cabinet d’alchimie dans la galerie des Arts libéraux à l’Exposition de 1889 et à qui Huysmans doit beaucoup sur les questions d’occultisme (par certains gestes et propos il revit dans le docteur des Hermies de Là-Bas; le docteur Maurice de Fleury, de l’Académie de Médecine, auteur apprécié des Fous, les pauvres fous et la sagesse qu’ils enseignent et de souvenirs sur J.K.H.; le docteur Victor Crespel (4), praticien en renom, médecin du président Loubet, homéopathe qui examina Huysmans aux rayons X et décela, à son origine le mal qui devait l’emporter; le docteur Boissarie, président du Bureau des constatations médicales de Lourdes; le docteur Encausse, alias Papus, l’un des chefs incontestés de l’occultisme après Vintras; le docteur Liouville, le docteur Comar, enfin le docteur René Dumesnil qui connut Huysmans en 1905, deux ans avant sa mort, vécut dans l’intimité du maître, alors qu’il préparait sa thèse de doctorat en médecine sur Gustave Flaubert et qui devait par la suite renoncer à la médecine pour se consacrer avec un rare bonheur, à la critique littéraire et musicale.


*

Au contact des médecins, Huysmans se pencha attentivement sur les maladies, celles du corps comme celles de l’âme, sur le retentissement que les douleurs physiques peuvent avoir sur le moral des patients, les morales sur leur physique; aussi voulut-il écrire la vie d’une sainte particulièrement éprouvée par la souffrance.

Il porte son choix sur Lydwine de Schiedam. C’est à Ligugé, où il reçut l’oblature, dans cette maison Notre-Dame qu’il avait fait construire en 1898, à l’ombre du monastère bénédictin fondé par saint Martin au IVe siècle après J.-C., qu’il en composa la biographie. Elle était de chez lui (n’oublions pas l’ascendance hollandaise de Huysmans dont un ancêtre éloigné fut, au XVIe siècle, peintre renommé de natures mortes); elle lui était chère, parce qu’à son image, il était douloureux, parce qu’à son image, il devait recevoir les affreux stygmates du mal dont il allait mourir.

La vision de la souffrance l’obsédait et les Foules de Lourdes, parues en 1906, lui offraient l’occasion d’écrire des pages ultimes sur là douleur humaine, son testament selon la chair, après avoir, dans la vie de Lydwine peint la douleur individuelle d’une mystique.

Car, pour Huysmans, quel était le sens de la souffrance? Aux yeux du théologien, elle n’en a pas un uniquement physique; elle présente une valeur morale de réparation; elle est la conséquence logique de la faute originelle du premier homme, la sanction de l’orgueil de la créature refusant d’abdiquer sa volonté propre devant la volonté de son Créateur. Avant sa chute, Adam était assuré d’une éternité de bonheur, exempte de souffrance; sa faute portait en elle le germe de sa mort qui prenait sa course avec la sinistre théorie des maladies et des épidémies qui lui faisait cortège...

Cependant, Dieu prenait en pitié sa créature; il offrait en sacrifice au monde déchu, son fils unique qui par sa mort rendait à l’homme son héritage divin.

La faute personnelle d’Adam avait pour sanction un châtiment individuel, la douleur; par son sacrifice rédempteur, le Christ incarné réparait la chute du premier homme et ce sacrifice valait pour l’humanité toute entière.

La douleur a donc une valeur rédemptrice, individuelle, mais aussi collective, pour ceux qui souffrent, pour ceux qui associent leur propres souffrances à celles du Christ. Les mystiques ont été providentiellement substitués au Messie, par lui, afin de poursuivre, avec lui, le rachat des des fautes du vieil homme. Tels, les stymatisés, sur les pas de saint François; telle, Lydwine de Schiedam, dont les souffrances incalculables brïlèrent la chair pendant trent-huit années, souffrances que Huysmans décrit avec un luxe rare de couleurs; telles, au XIXe siècle, Catherine Emmeric, et, plus tard, Thérèse Neumann.

Chaque année les Juifs chargeaient des péchés d’Israël le bouc émissaire qu’ils envoyaient au désert; sacrifice égoïste qui rachetait anonymement, impersonnellement, sans effective participation individuelle, les fautes du peuple élu.

Le Christ, par ses souffrances sollicitées, acceptées, consenties, par son sublime sacrifice, s’est substitué à l’homme déchu, a porté le poids de ses défaillances et le sacrifice d’un seul a racheté l’humanité.

Les douleurs de Lydwine ont balancé les scandales du monde à la fin du XVe siècle: guerres sans merci, débauches, sacrilèges, hérésies trouvaient leur châtiment moral dans les fléaux qui accablaient les hommes, rappelant par plus d’un trait les plaies d’Egypte. Par ses souffrances incessantes, offertes en holocauste, la sainte a voulu les expier pour eux.

Huysmans, à Cassel, avait contemplé les plaies du divin crucifié; plus tard, il devait consacrer au retable d’Issenheim conservé à Colmar, chef d’oeuvre du maître d’Achaffenbourg, une étude poignante dans Trois primitifs; mieux que quinconque il avait compris la valeur rédemptrice de la douleur. Il ne devait pas, à sa dernière heure, se soustraire au sacrifice qui lui était préparé, en refusant à son médecin la morphine qu’il lui offrait parce que Jésus n’en avait pas eu sur la croix (5).

Le docteur Veysset a posé très loyalement le problème de la valeur de substitution divine de la douleur, en médecin, en chrétien, mais il n’a pas suffisamment approfondi ce que l’auteur de la ’Vie de Sainte Lydwine’ pensait de cette douleur humaine associée aux souffrances du Rédempteur, se substituant à elles, par amour de lui.

Nous devons à la très amicale courtoisie de M. Pierre Lambert, le distingué secrétaire général de la Société des Amis de Huysmans, la communication d’une lettre inédite (6) du docteur Gabriel Liven adressée le 12 Aoït. 1901, à J.-K. H., lettre dans laquelle il lui demandait si, en conscience, le médecin chrétien se devait de soulager les souffrances de ses patients. Nous citons le passage suivant:


« Ce que vous avez écrit me bouleverse! J’ai tort de soulager, je dois laisser la souffrance à mes semblables.

« Malheur à celui qui conseille l’opium ou la morphine à un malade, s’il ignore qu’il a sous les yeux une victime d’expiation désignée par le Christ.

« Vous me répondrez que le médecin ne peut soulager ou guérir les maux qui viennent du ciel.

« A celà j’ajouterai que la plupart des complications successives survenues chez la pauvre Lydwine auraient pu être évitées avec l’antisepsie actuelle.

« Je vous donnerai un exemple. Il est une maladie des os, l’ostéomyélite, qui provoque des abcès dans l’intérieur du corps de l’os.

« C’est, dans quelques cas, une maladie atrocement douloureuse, ne laissant de répit au patient ni le jour, ni la nuit.

« Jadis on n’aurait rien fait et on aurait considéré ce mal comme d’origine divine.

« Aujourd’hui, la trépanation de l’os soulage instantanément et guérit presque toujours cette maladie terrible dans certaines conditions.

« Une autre difficulté se présente encore; si le médecin, ignorant que sa malade est une victime d’expiation, conseille une opération au cours de laquelle elle succombe, il interrompt la mission de la Sainte.

« Quelle sorte de péché commet-il? »


Huysmans ne laissa pas sans réponse la question du docteur Leven. Sa lettre, datée du 17 Aoït 1901, a été publiée par l’honorable praticien, avec une préface explicative du plus haut intérêt, dans le numéro du 1 Aoït 1923 (pages 653 et suivantes) de La Revue de France.

L’auteur d’En Route y dit::


« Permettez-moi de vous faire remarquer qu’un médecin ne pourrait guérir ou achever une sainte ou un saint, attendu que l’on ne guérit ou que l’on ne trépasse que selon l’expresse volonté de Dieu. Dans un cas comme dans l’autre, il aiderait comme agent plus ou moins conscient à faire exécuter cette volonté et voilà tout.

« La théorie de Paracelse, donnée dans le livre, que le médecin ne guérit que si son intervention coïncide avec la fin de l’expiation déterminée par le Seigneur, est exacte, en principe, je crois, mais cependant elle est certainement incomplète lorsqu’il s’agit de victimes réparatrices et de saints. Leur rôle ne consiste pas, en effet, à solder exclusivement par des souffrances physiques la dette des fautes d’autrui et, s’il débute souvent de la sorte, il se termine souvent d’une façon autre. Dieu peut très bien varier ses moyens d’épreuves, juger que ces maladies ont suffisamment duré et y substituer des peines morales qui achèveront ce que les peines corporelles ontcornmencé. Le médecin n’a donc pas, en ce cas, à s’inquiéter s’il guérit ou soulage par des morphines des victimes ou la tâche est finie ou elle se continuera par d’autres modes ; dans l’un comme dans l’autre cas, loin de nuire aux projets de Dieu, il l’aide, au contraire, à les accomplir.

« II faut noter ce fait que, bien des fois, pour montrer le caractère des maux surnaturels qu’il inflige à ses élus, Dieu laisse s’épuiser la variété des médecins et des remèdes ; et, quand il est bien avéré que le mal est incurable, il guérit alors, par miracle, ainsi que dans certains cas de Lourdes.

« Ici encore, le praticien dont la cure échoua, n’a-t-il pas, sans le savoir, sans le vouloir, en ayant simplement fait son devoir, été une aide utile à Dieu?

« Pour ce qui est de Lydwine, il faut dire qu’elle est, même parmi les expiations les plus résolues, un être tout à fait à part, qui a, plus que toutes ses consoeurs, endossé un amas consternant de maux. L’on ne put donc tabler sur elle que comme sur un cas d’exception.

« Comme vous le dites très justement, monsieur, ses maladies eussent été, de notre temps, soulagées.

« Il est bien évident, en effet, que l’opération pratiquée par Sonder Dank (7), eut été mieux effectuée maintenant et qu’avec les ressources dont dispose l’antisepsie bien des accidents eïssent été évités; mais quoi étant donné qu’elle avait une source de souffrances à verser, elle l’eït payé, en une autre monnaie, alors. Ou Dieu lui aurait envoyé des maladies d’un autre genre, ou il aurait suscité d’autres mauvais prêtres que Dom André (8) pour la torturer. Elle n’y aurait — en nous plaçant au point de vue purement humain — rien gagné.

« Au fond, je sais très bien que les théories du livre (9) ne sont pas sans laisser un certain malaise aux croyants. Il est certain que cette partie du catholicisme, de l’expiation et de la souffrance, n’est guère enseignée par le clergé, de peur de faire prendre la fuite aux gens; elle est pourtant la seule vraie, celle qui découle du calvaire, elle est là pure théologie mystique, en un mot.

« N’est-elle pas la seule, d’ailleurs, qui donne au moins une lueur sur leffrayant mystère de la souffrance? Comment l’expliquer autrement? Ce ne sont, à coup sïr, pas les matérialistes qui éclaireront cette nuit.

« Faut-il y ajouter que le médecin a bien peu à s’inquiéter des cas divins tels que ceux de Lydwine; il a peu de chances d’en rencontrer dans sa vie — malheureusement — car les saints se font rares. »


Nous nous ferions un scrupule d’ajouter quelque commentaire superflus à la belle réponse du maître.


*

C’est dans sa correspondance que l’on ’met à nu’ le coeur de l’écrivain, qu’il est loisible de l’écouter sans fard. Le docteur Georges Veysset a disséqué, avec une réelle conscience professionnelle à laquelle nous nous plaisons à rendre hommage, son patient J.-K. Huysmans. Toutefois, il nous paraît regrettable qu’il n’ait pas consulté les lettres publiées ou inédites de son auteur que de fervents collectionneurs se seraient fait un plaisir de lui communiquer, regrettable également qu’iI n’ait pa cru bon d’accompagner ses citations de références indispensables.

Sous ces très expresses réserves, nous saluons dans le docteur Veysset un huysmansien de qualité et nous souhaitons vivement que sa thèse prenne une place honorable parmi les études consacrées à l’auteur de la vie de Sainte Lydwine.


Jean JACQUINOT. 27 décembre 1950,
en la fête de l’Apôtre bienaimé.

(1) C. de G. BUDÉ.

(2) Paris, 1917, Vigot Frères, Editeurs, 12, rue de 1’Ecole-de-Médecine.

(3) Autour de Huysmans — Promenades et Souvenirs, Paris, Delpeuch, 1928, in-12.

(4) Beau-frère de Lucien Descaves.

(5) Voir les lettres de Jean de CALDAIN, serétaire de J. K, adressées durant sa dernière maladie à Mme Huc et publiées dans Autour de J.-K. Huysmans, René MARTINEAU. Decslée de Brouwer, 1946.

(6) ColIection Pierre Lambert.

(7) Surnom de Godfried de Haga, médecin qui prodigua ses soins à sainte Lydwine de Schiedam.

(8) Curé de Schiedam qui fit souffrir à la sainte vexations et tourments et auquel elle pardonna.

(9) La vie de sainte Lydwine de Schiedam par J.-K. Huysmans.



back