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L’Art moderne (1883)

blue  Le Salon de 1879
blue  L’Exposition des Indépendants en 1880
blue  Le Salon Officiel de 1880
blue  Le Salon Officiel de 1881
blue  L’Exposition des Indépendants en 1881
blue  Appendice


« Contrairement à l’opinion reçue, j’estime que toute vérité est bonne à dire. C’est pourquoi je réunis ces articles qui ont paru, pour la plupart, dans le Voltaire, dans la Réforme, dans la Revue littéraire et artistique. »
J.-K. H.


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APPENDICE


I

Cette année 1882, ni M. Degas, ni Mlle Cassatt, ni MM. Raffaëlli, Forain, Zandomeneghi, n’ont exposé. En revanche, deux déserteurs ont rejoint leur corps. MM. Caillebotte et Renoir : enfin, les peintres dits impressionnistes, MM. Claude Monet et Sisley, sont rentrés en scène.

Au point de vue de la vie contemporaine, cette exposition est malheureusement des plus sommaires. Plus de salles de danse et de théâtre, plus d’intérieurs intimes, plus de pourtours des folies-bergère et de filles, plus de déclassés et de gens du peuple ; une note absorbant toutes les autres, celle du paysage. Le cercle du modernisme s’est vraiment trop rétréci et l’on ne saurait assez déplorer cet amoindrissement apporté par de basses querelles dans l’oeuvre collective d’un petit groupe qui tenait tête jusqu’alors à l’innombrable armée des officiels.

Eh ! que diable ! on s’abomine, mais l’on marche dans le même rang contre l’ennemi commun ; l’on s’insulte même après, si l’on veut, loin des spectateurs, dans les coulisses, mais on joue ensemble, car c’est folie que de disséminer ses forces lorsqu’on lutte, à quelques-uns, contre toute une foule. Puis, à vouloir interdire ainsi l’accès d’un groupe, sous prétexte d’obtenir une réunion d’oeuvres plus homogènes, à ne vouloir admettre que des artistes usant de procédés analogues, sans tenir compte du tempérament de chacun, sans admettre qu’un même but puisse être atteint par des voies diverses, l’on aboutirait fatalement à la monotonie des sujets, à l’uniformité des méthodes et, pour tout dire, à la stérilité la plus complète. Quoi qu’il en soit, et tout en déplorant surtout le départ de M. Degas que personne n’est de taille à suppléer, pénétrons dans la triste salle du panorama de Reichshoffen, où les indépendants ont, pour cette fois, porté leur tente.




M. Caillebotte

Je me suis longuement étendu déjà sur l’oeuvre de ce peintre, dans mon salon de 1880 ; j’ai dit combien fondées étaient les attitudes de ses personnages, combien exacts, en leur enveloppement, les milieux dans lesquels ils évoluent ; les tableaux qu’il expose cette année témoignent que ses grandes qualités sont demeurées intactes ; c’est le même sens affiné du modernisme, la même bravoure tranquille d’exécution, la même scrupuleuse étude de la lumière.

Deux de ses toiles sont péremptoires : l’une, la Partie de besigue, plus véridique que celle des anciens Flamands où les joueurs nous surveillent presque toujours du coin de l’oeil, où ils posent plus ou moins pour la galerie, surtout dans l’oeuvre du bon Téniers. Ici, rien d’équivalent. Imaginez qu’une fenêtre s’est ouverte dans le mur de la salle et qu’en face de nous, coupés par le cadre de la croisée, vous apercevez, sans être vu par eux, des gens qui fument, absorbés, les sourcils froncés, les mains hésitantes sur les cartes, en méditant le coup triomphant du 250.

L’autre nous introduit dans une chambre, sur le balcon de laquelle un monsieur, vous tournant le dos, contemple l’enfilade d’un boulevard qui s’étend à perte de vue, enfermant, entre les deux rives de ses toits, des flots de feuillages, montant des arbres plantés en bas, sur les trottoirs.

Ces deux tableaux rentrant dans l’ordre de ceux dont j’ai déjà parlé, je n’insisterai pas sur l’originalité qu’ils décèlent, car je veux me borner simplement, dans cet appendice à mes précédents salons, à montrer la souplesse et la variété de talent de ce peintre. Il exhibe, au panorama, des échantillons de tous les genres : des intérieurs, des paysages de terre et de mer, des natures mortes.

Contrairement à la plupart de ses confrères, il se renouvelle, n’adoptant aucune spécialité, ne risquant pas de la sorte de certaines redites, d’inévitables diminutions ; ses fruits se détachant sur des lits de papier blanc sont extraordinaires. Le jus pointe sous les pelures de ses poires que chinent sur leur épiderme d’or pâle de grandes balafres de vert et de rose ; une vapeur ternit les grains de ses raisins qui se mouillent; c’est d’une stricte vérité, d’une fidélité absolue de tons ; c’est la nature morte exonérée de sa dîme routinière, c’est l’abolition de ces fruits creux qui gonflent d’imperméables épidermes sur les fonds usités des gris caoutchouc et des noirs suie.

Nous retrouverons la même probité dans une marine au pastel et dans une vue de Villers-sur-mer qui enlève, en plein soleil, ses taches crues, comme dans une image japonaise. Encore que les injustices littéraires et artistiques n’aient plus le don de m’émouvoir, je reste, malgré moi, surpris du persistant silence que garde la presse envers un tel peintre.




M. Gauguin

N’est pas en progrès, hélas ! — cet artiste nous avait apporté, l’an dernier, une excellente étude de nu ; cette année, rien qui vaille. Tout au plus, citerai-je, comme étant plus valide que le reste, sa nouvelle vue de l’église de Vaugirard. Quant à son intérieur d’atelier, il est d’une couleur teigneuse et sourde ; ses croquis d’enfants sont curieux, mais ils rappellent, à s’y méprendre, les intéressantes pochades de Pantazzis, le peintre grec, qui expose dans les cercles de Bruxelles.



Mademoiselle Morizot

Toujours la même, — des ébauches expéditives, fines de ton, charmantes même, mais quoi ! — nulle certitude, nulle oeuvre entière et pleine. Toujours les inconsistants oeufs à la neige, vanillés d’un dîner de peinture !



M. Guillaumin

Débrouille peu à peu le chaos dans lequel il s’est longtemps démené. En 1881 déjà, dans l’orage coloré de ses toiles, perçaient de solides morceaux, poignaient des impressions de couchant bien vives; cette fois, ses Paysages de Châtillon, son Abreuvoir du quai des Célestins sont presque équilibrés, mais l’oeil de M. Guillaumin reste singulièrement agité quand il considère le visage humain; ses couleurs d’arc-en-ciel qu’il prodiguait jadis reparaissent dans ses portraits et fulgurent brutalement du haut en bas de ses toiles.



M. Renoir

Un galant et aventureux charmeur. De même que l’Américain Whistler qui donnait à ses tableaux des intitulés de ce genre : Harmonie en vert et or, en ambre et noir, nocturnes en argent et bleu, M. Renoir pourrait décerner à plusieurs de ses toiles des titres d’harmonies, en y accolant les noms des teintes les plus fraîches.

Cet artiste a beaucoup produit; je me rappelle, en 1876, une grande toile représentant une mère et ses deux filles, un tableau bizarre où les couleurs semblaient comme effacées avec un tampon de linge, où l’huile imitait vaguement les tons mourants du pastel. En 1877, j’ai retrouvé M. Renoir avec des oeuvres plus assises, d’une coloration plus résolue, d’un sentiment de modernité plus sûr. Certes, et en dépit des visiteurs qui ricanaient devant, ainsi que des oies, ces toiles révélaient un précieux talent; depuis, M. Renoir me paraît avoir définitivement acquis son assiette. Épris, comme Turner, des mirages de la lumière, de ces vapeurs d’or qui pétillent, en tremblant, dans un rayon de jour, il est parvenu, malgré la pauvreté de nos ingrédients chimiques, à les fixer. Il est le véritable peintre des jeunes femmes dont il rend, dans cette gaieté de soleil, la fleur de l’épiderme, le velouté de la chair, le nacré de l’oeil, l’élégance de la parure. Sa Femme à l’éventail, de cette année, est délicieuse, avec la fine étincelle de ses grands yeux noirs; j’aime moins, par exemple, son Déjeuner à Bougival; certains de ses canotiers sont bons; d’aucunes, parmi ses canotières, sont charmantes, mais le tableau ne sent pas assez fort ; ses filles sont pimpantes et gaies, mais elles n’exhalent pas l’odeur de la fille de Paris; ce sont de printanières catins tout fraîchement débarquées de Londres.




M. Pissarro

Sa Route de Pontoise à Anvers, son Soleil couchant, sa Vue de la prison de Pontoise, avec leurs grands ciels pommelés et leurs jets d’arbres si robustement attachés au sol, sont des pendants des magnifiques paysages qu’il exposait dans la salle du boulevard des capucines; c’est la même interprétation personnelle de la nature, la même clairvoyante syntaxe des couleurs. En sus de ses paysages de Seine-et-Oise, M. Pissarro exhibe toute une série de paysans et de paysannes et voilà que ce peintre se montre encore à nous sous un nouvel aspect ! Comme je l’ai déjà écrit, je crois, la figure humaine revêtait souvent, dans son oeuvre, une allure biblique, — maintenant plus ; — M. Pissarro s’est entièrement dégagé des souvenirs de Millet ; il peint ses campagnards, sans fausse grandeur, simplement, tels qu’il les voit. Ses délicieuses fillettes en bas rouges, sa vieille femme en marmotte, ses bergères et ses laveuses, ses paysannes déjeunant ou faisant de l’herbe, sont de véritables petits chefs-d’oeuvre.




M. Sisley

L’un des premiers, avec M. Pissarro et avec M. Monet dont je parlerai plus loin, qui soit allé à la nature, qui ait osé la consulter, qui ait tenté de rendre fidèlement les sensations qu’il éprouvait devant elle. D’un tempérament d’artiste moins saccadé, moins nerveux, d’un oeil d’abord moins délirant que celui de ses deux confrères, M. Sisley est évidemment, aujourd’hui, moins déterminé, moins personnel qu’eux. C’est un peintre d’une très réelle valeur, mais il a, çà et là, encore conservé des empreintes étrangères. Certaines réminiscences de Daubigny m’assaillent devant son exposition de cette année et, parfois même, ses feuillées d’automne me remettent en mémoire des souvenirs de Piette. Malgré tout, son oeuvre a de la résolution, de l’accent ; elle a aussi un joli sourire mélancolique et souvent même un grand charme de béatitude.




M. Claude Monet

Celui des paysagistes, avec MM. Pissarro et Sisley, pour qui l’on a spécialement créé l’épithète d’impressionniste.

M. Monet a longtemps bafouillé, lâchant de courtes improvisations, bâclant des bouts de paysages, d’aigres salades d’écorces d’orange, de vertes ciboules et de rubans bleu-perruquier ; cela simulait les eaux courantes d’une rivière. À coup sûr, l’oeil de cet artiste était exaspéré; mais, il faut bien le dire aussi, il y avait chez lui un laisser-aller, un manque d’études trop manifestes. En dépit du talent que dénotaient certaines esquisses, je me désintéressais, de plus en plus, je l’avoue, de cette peinture brouillonne et hâtive.

L’impressionnisme tel que le pratiquait M. Monet, menait tout droit à une impasse ; c’était l’oeuf resté constamment mal éclos du réalisme, l’oeuvre réelle abordée et toujours abandonnée à mi-côte. M. Monet est certainement l’homme qui a le plus contribué à persuader le public que le mot « impressionnisme » désignait exclusivement une peinture demeurée à l’état de confus rudiment, de vague ébauche.

Un revirement s’est heureusement produit chez cet artiste ; il paraît s’être décidé à ne plus peinturlurer, au petit bonheur, des tas de toiles; il me semble s’être recueilli, et bien il a fait, car il nous a servi, cette fois, de très beaux et de très complets paysages.

Ses glaçons sous un ciel roux sont d’une mélancolie intense et ses études de mer avec les lames qui se brisent sur les falaises sont les marines les plus vraies que je connaisse. Ajoutez à ces toiles des paysages de terre, des vues de Vétheuil, et un champ de coquelicots flambant sous un ciel pâle, d’une admirable couleur. Certes, le peintre qui a brossé ces tableaux est un grand paysagiste dont l’oeil, maintenant guéri, saisit avec une surprenante fidélité tous les phénomènes de la lumière. Comme est vraie la poussière de ses vagues fouettées par un coup de jour, comme ses rivières coulent, diaprées par les fourmillantes couleurs des choses qu’elles réverbèrent, comme dans ses toiles le petit souffle froid de l’eau monte dans les feuillages et passe dans les pointes d’herbes ! M. Monet est le mariniste par excellence ! Pour ses oeuvres comme pour celles de M. Pissarro, l’époque de la floraison est venue. Nous sommes loin maintenant de ses anciens tableaux où l’élément liquide semblait en verre filé de striures de vermillon et de bleu de Prusse ; nous sommes loin aussi de sa fausse Japonaise, exposée en 1876, une déguisée de mardi-gras, entourée d’écrans, et dont la robe était si martelée de rouge qu’elle ressemblait à une maçonnerie de cinabre.

C’est avec joie que je puis faire maintenant l’éloge de M. Monet, car c’est à ses efforts et à ceux de ses confrères impressionnistes du paysage qu’est surtout due la rédemption de la peinture ; plus heureux et mieux doués que le pauvre Chintreuil qui fut un oseur à son époque et qui est mort à la peine, sans être parvenu à exprimer ces effets ensoleillés et pluvieux qu’il s’acharnait si désespérément à rendre, MM. Pissarro et Monet sont enfin sortis victorieux de la terrible lutte. L’on peut dire que les problèmes si ardus de la lumière, dans la peinture, se sont enfin débrouillés sur leurs toiles.




APPENDICE, II

Qui a vu l’une a vu l’autre ; les expositions officielles se suivent et se ressemblent ; un artiste obtient un succès, une année : vous pouvez être sûr que tous les peintres, à la queue-leu-leu, imiteront le tableau de cet artiste, l’année suivante.

Cette fois, ce sont Mm. Cazin, Puvis De Chavannes, Bastien-Lepage qui servent de modèles. Les laitages contenus dans les moules en bois de M. Puvis, les jolies chloroses de M. Cazin, les patientes minauderies de M. Lepage s’étalent sur toutes les cloisons, diminués ou grandis, selon les moyens du copiste, ou le plus ou moins de crédit qu’il possède chez son encadreur.

Ajoutez à cela l’indéracinable séquelle des gens qui persistent à psalmodier l’histoire, selon le rituel de l’école ; tenez compte, si vous voulez, des guitaristes qui continuent à brailler, sur un mode aigu, les habaneira de Fortuny ; notez encore un petit groupe qui s’essaye, sans succès du reste, à rappeler les troublantes délices des oeuvres de G. Moreau, vous pourrez vous faire une idée assez nette de la réunion des toiles exposées au salon de 1882.

Est-il bien utile maintenant d’entrer dans des détails, de remuer chacune de ces jarres d’huiles, de distinguer leurs marques de fabrique, de désigner les contrefaçons, de passer à l’éprouvette et d’analyser ces incertains produits ? Je ne le pense pas; aussi bien, la place me manque et je ne pourrais d’ailleurs que répéter les théories que j’ai déjà émises ou ranimer, une fois de plus, « mes pieuses colères », comme disait Baudelaire. Je me bornerai donc à citer les quelques oeuvres qui peuvent ne pas être confondues avec les fruits véreux de cette peinture à deux sous le tas.

Le Bar des Folies-Bergère de M. Manet stupéfie les assistants qui se pressent, en échangeant des observations désorientées, sur le mirage de cette toile.

Devant nous, debout, une grande fille en robe bleue, décolletée, se tient, coupée au ventre par un comptoir sur lequel s’amassent des bouteilles de vin de Champagne, des fioles à liqueur, des oranges, des fleurs et des verres. Derrière elle s’étend une glace qui nous montre, en même temps que le dos réverbéré de la femme, un monsieur vu de face, en train de causer avec elle; plus loin, derrière ou plutôt à côté de ce couple, dont l’optique est d’une justesse relative, nous apercevons tout le pourtour des Folies, et, en un coin, en haut, les bottines vert prasin de l’acrobate debout sur son trapèze.

Le sujet est bien moderne et l’idée de M. Manet de mettre ainsi sa figure de femme, dans son milieu, est ingénieuse ; mais que signifie cet éclairage ? ça, de la lumière de gaz et de la lumière électrique ? Allons donc, c’est un vague plein air, un bain de jour pâle ! — dès lors, tout s’écroule — les Folies-Bergère ne peuvent exister et n’existent que le soir; ainsi comprises et sophistiquées, elles sont absurdes. C’est vraiment déplorable de voir un homme de la valeur de M. Manet sacrifier à de tels subterfuges et faire, en somme, des tableaux aussi conventionnels que ceux des autres !

Je le regrette d’autant plus qu’en dépit de ses tons plâtreux, son bar est plein de qualités, que sa femme est bien campée, que sa foule a d’intenses grouillements de vie. Malgré tout, ce bar est certainement le tableau le plus moderne, le plus intéressant que ce salon renferme. Je signalerai aussi un portrait de femme, tout charmant, où l’huile prend des douceurs de pastel, où la chair est d’un duveté, d’une fleur de coloris délicieuse.

Après le Bar de M. Manet, c’est la Danse espagnole de M. Sargent qui attire la foule et soulève l’admiration des plumitifs dont la spécialité est de distribuer, dans les feuilles imprimées, des éloges aux gens médiocres ; cette toile représente une grande femme qui se dégingande dans une robe blanche. Au fond, des Espagnols macabres raclent de la guitare et applaudissent. Ces figurines bizarres, la bouche tordue et les mains en l’air, sont absolument prises à Goya. Les charnures de la femme sont peintes par n’importe qui et les étoffes ressemblent, à s’y méprendre, à celle que M. Carolus Duran fabrique.

Je préfère de beaucoup à ces turbulents pastiches les oeuvres franches et placides, le portrait de M. Bartholomé par exemple, un portrait de femme, debout, à la porte d’une serre; d’années en années, ce peintre va à la lumière et fond ses premières glaces ; malheureusement, ce portrait, de même que celui des paysannes, en rase campagne, est relégué dans le poulailler d’un dépotoir.

Mieux placé est M. Duez dont la toile rougeâtre avoisine la lithographie en couleur. Il n’y a même plus, dans ses joueurs d’échecs, ces tentatives d’élégance parisienne qu’il réussissait quelquefois, par à peu près. Encore un peintre qui n’était pas le premier venu et qui s’effondre ! Nous allons pouvoir en dire autant de Mlle Abbéma qui tirait jadis de ses boîtes à couleurs de gais pétards. Les Quatre saisons, représentées par quatre actrices, sont, comme concept, une niaiserie bien féminine, mais ce qui est pis encore, c’est l’exécution lâchée, l’impersonnalité de cette peinture molle et acide.

En revanche, je ne puis que recommander les brillantes argenteries de Mme Ayrton et les poissons de Mlle Desbordes, une toile quasi japonaise, amusante et gaiement peinte.

En quittant maintenant le côté des dames, pour retourner auprès des hommes, nous allons tomber sur les canotiers de M. Gueldry, dérivés, comme ceux de l’année dernière, des toiles impressionnistes, et sur le portrait de M. Whistler qui revient au salon, après plus de dix ans d’absence.

Noir sur noir, — voilà le thème. — Sa femme est peinte avec une légèreté, un superficiel de couleurs qui n’a d’égal que celui jadis employé par feu Hamon : — et, cependant, malgré tout, cette oeuvre vous attire et vous fascine; on peut ne pas l’aimer et, pour ma part, je ne l’aime guère, mais elle possède néanmoins une certaine saveur de mets rare.

À fureter ainsi, de salles en salles, j’espérais découvrir un panneau qui me dédommagerait un peu des accablantes abominations étalées sur la file des cimaises. Ce ne sera pas, à coup sûr, la Fête de M. Roll, avec son ordonnance vulgaire, qui me fera prendre mon mal en patience, M. Roll a du talent, mais, bon Dieu ! quelle exubérance ! quelle vessie gonflée que cette énorme toile ! Ce ne sera pas davantage chez M. Béraud, qui devrait bien aller étudier auprès de M. Caillebotte les façons de peindre Paris à vol d’oiseau ni chez M. Gervex dont le Canal de la Villette est pourtant, malgré le lapidifié de ces longs charbonniers décrassés au savon de Thridace, supérieur à ses toiles des derniers temps; ni même dans le clan des étrangers, MM. Liebermann, Artz, Israël, qui ne se renouvellent pas et ne nous apprennent plus rien de neuf, que je trouverai à pâturer selon mes goûts. Restent M. Fantin-Latour, dont les portraits sont superbes mais invariables, et M. Lhermitte ; mais j’avoue préférer de beaucoup ses dessins, si justes, si libres, à sa peinture incurieuse et poltronne. Je ferai décidément mieux de quitter le palais de l’industrie et de m’occuper de deux exhibitions particulières qui se sont produites, en sus de celle des indépendants : l’une au cercle des arts libéraux, où, égarés dans un tas de choses, resplendissaient des vues d’Asnières, de Courbevoie et de Saint-Ouen de M. Raffaëlli ainsi qu’une toile gaiement observée, des invités attendant la noce et s’aidant à mettre leurs gants de filoselle, devant la porte d’une mairie; et l’autre, au Gaulois où M. Odilon Redon, dont j’ai déjà dit quelques mots, l’année dernière, exposait toute une série de lithographies et de dessins.

Il y avait là des planches agitées, des visions hallucinées inconcevables, des batailles d’ossements, des figures étranges, des faces en poires tapées et en cônes, des têtes avec des crânes sans cervelets, des mentons fuyants, des fronts bas, se joignant directement au nez, puis des yeux immenses, des yeux fous, jaillissant de visages humains, déformés, comme dans des verres de bouteille, par le cauchemar.

Toute une série de planches intitulées le rêve prenait, au milieu de cette fantaisie macabre, une intensité troublante, une, entre autres, représentant une sorte de clown, à l’occiput en pain de sucre, une sorte d’Anglais félin, une sorte de Méphisto simiesque, tortillé, assis, près d’une gigantesque figure de femme qui le fixe, le magnétise presque, de ses grands yeux d’un noir profond, sans qu’un mot semble s’échanger entre ces deux énigmatiques personnages.

Puis des fusains partaient plus avant encore dans l’effroi des rêves tourmentés par la congestion ; ici c’étaient des vibrions et des volvoces, les animalcules du vinaigre qui grouillaient dans de la glucose teintée de suie ; là, un cube où palpitait une paupière morne ; là encore, un site désert, aride, désolé, pareil aux paysages des cartes sélénographiques, au milieu duquel une tige se dressait supportant comme une hostie, comme une fleur ronde, une face exsangue, aux traits pensifs.

Puis, M. Redon présentait les traductions d’Edgar Poe, s’attaquant aux pensées les plus subtiles et les plus abstruses du poète, interprétant des membres de phrases comme celui-ci : « À l’horizon, l’Ange des certitudes et, dans le ciel, un regard interrogateur », de la manière suivante :

Un oeil blanc roule dans un pan de ténèbres, tandis qu’émerge d’une eau souterraine et glaciale, un être bizarre, un amour vieilli de Prud’hon, un foetus du Corrège macéré dans un bain d’alcool, lequel nous regarde, en levant le doigt, et plisse sa bouche en un mystérieux et enfantin sourire.

Enfin, à côté de ces créatures de démence, se posait l’apparition tranquille d’une femme étrusque, à l’attitude rigide, presque hiératique ; et, tenant tout à la fois des vierges des primitifs et des inquiétantes déesses de G. Moreau, une blanche figure de fée jaillissait, comme un lys, dans un ciel noir.(1)

Il serait difficile de définir l’art surprenant de M. Redon; au fond, si nous exceptons Goya dont le côté spectral est moins divaguant et plus réel, si nous exceptons encore Gustave Moreau dont M. Redon est, en somme, dans ses parties saines, un bien lointain élève, nous ne lui trouverons d’ancêtres que parmi les musiciens peut-être et certainement parmi des poètes.

C’est, en effet, une véritable transposition d’un art dans un autre. Les maîtres de cet artiste sont Baudelaire et surtout Edgar Poe, dont il semble avoir médité le consolant aphorisme : « Toute certitude est dans les rêves ; » là, est la vraie filiation de cet esprit original ; avec lui, nous aimons à perdre pied et à voguer dans le rêve, à cent mille lieues de toutes écoles, antiques et modernes, de peinture.

Est-il bien utile maintenant de rentrer aux Champs-élysées, pour y trouver quoi ? Un pastel de M. Carteron pourtant, un portrait ensoleillé qui se rapproche des oeuvres intransigeantes, puis après...rien. Il est plus simple de retourner chez soi et de tâcher d’oublier ce ramassis de peinture officielle. Décidément, mes conclusions ne varient pas ; je ne puis que répéter celles que j’ai posées, l’année dernière, dans mon salon des indépendants : selon moi, il est grand temps de mettre fin à ces mascarades que protège l’état; il est grand temps de supprimer l’assistance honorifique et pécuniaire que nous prêtons, de père en fils, à ces orgies de médiocrité, à ces saturnales de sottise.


Notes

1. Il m'a été donné de voir, depuis cette exposition du Gaulois, de très beaux dessins de M. Redon, des dessins d'une large et fière allure, entre autres une indicible Mélancholie, aux crayons gras de couleur, une femme assise, réfléchie, seule dans l'espace, qui a sangloté pour moi les douloureux lamentos du spleen.