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L’Art moderne (1883)

blue  Le Salon de 1879
blue  L’Exposition des Indépendants en 1880
blue  Le Salon Officiel de 1880
blue  Le Salon Officiel de 1881
blue  L’Exposition des Indépendants en 1881
blue  Appendice


« Contrairement à l’opinion reçue, j’estime que toute vérité est bonne à dire. C’est pourquoi je réunis ces articles qui ont paru, pour la plupart, dans le Voltaire, dans la Réforme, dans la Revue littéraire et artistique. »
J.-K. H.


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SALON OFFICIEL EN 1880


I

Je plains les malheureux peintres qui ne sont ni exempts du jury d’admission, ni hors concours. On a empilé leurs toiles, au hasard, pêle-mêle, les unes au-dessus des autres, dans les salles de rebut et les dépotoirs du fond, à de telles hauteurs qu’il faudrait un télescope pour les découvrir. En revanche, tous les gros bonnets se sont partagé les bonnes places ; ils s’étalent impudemment sur les cimaises, formant comme des petits salons isolés, des réceptions de vieilles douairières, au milieu de cette halle où, dans l’impénitente sottise des exposants, quelques oeuvres rayonnent, à de rares intervalles, témoignant qu’un véritable artiste existe, destiné à être, pendant des années encore, honni par les particuliers qui dirigent la peinture en France.

Je ne veux ni récriminer, ni attaquer l’administration dont les puérils règlements ont amené cet état de choses ; mais pourtant, je dois bien le dire, car ce cri est dans toutes les bouches, jamais pareille impéritie, jamais pareille incapacité administratives ne s’étaient aussi glorieusement étalées. Le salon de 1880, c’est une pétaudière, un fouillis, un tohu-bohu, aggravés encore par les incomparables maladresses du nouveau classement. Sous prétexte de démocratie, on a assommé les inconnus et les pauvres. Telle est l’innovation consentie par M. Turquet.

Mais laissons cela ; aussi bien les peintres ne méritent guère qu’on les soutienne. Ils implorent constamment l’aide et le contrôle de l’état, au lieu de l’envoyer à tous les diables, de repousser ces enfantillages qu’on appelle les mentions et les médailles, de tâcher enfin de marcher sur leurs jambes. Qu’ils s’en tirent, après tout, comme ils pourront ! Ce n’est pas mon affaire ; je vais me borner à examiner simplement leurs oeuvres.

Il est assez difficile, étant donné l’étonnant désordre qui règne dans les salles, de se faire une idée bien nette de leur ensemble. Cela paraît de prime abord, constituer un magasin d’accessoires, une succursale du Musée du Luxembourg, une remise où toutes les prétentieuses pauvretés des écoles s’entassent.

Cinquante tableaux à peine méritent qu’on les regarde. Aussi négligerai-je, à dessein, dans cet immense chaos de toiles, les ponts-neufs coutumiers. A quoi bon, en effet, ramasser ces milliers d’enseignes qui continuent avec persistance tous les ressassages, toutes les routines, ancrés dans les pauvres cervelles de nos praticiens, de pères en fils et d’élèves en élèves, depuis des siècles ?

Hélas ! La médiocrité fonctionne, cette fois, avec plus de rage encore. Les mêmes peintres refont, avec le même procédé, leurs oeuvres de l’an dernier. Ici, ce sont les Fortunystes, les Casanova, Gay et autres, qui recommencent, sans plus de talent, leurs petits bonshommes habillés de couleurs voyantes, collés sans air sur des lambris dorés, ou sur des jardins qui s’avancent en désordre, du fond du tableau, au premier plan ; là ce sont les peintres de genre, les vaudevillistes de l’art, les Loustaunau, les Lobrichon, tous les industriels de la boutique à treize ! Partout ce sont les élèves de Cabanel et de Bouguereau, qui égalent, s’ils ne dépassent, en nullité, leurs déplorables maîtres. Ajoutons-y encore les vierges et les nudités des peintres d’histoire, les Charlotte Corday et les Marat qui abondent, plus comiques les uns que les autres, cette année, et nous aurons le résumé presque exact des objets exposés, en 1880, dans le bazar officiel des ventes.

Il nous reste à chercher maintenant les quelques oeuvres de talent égarées, pour la plupart, dans les hauteurs, sous le ciel de mousseline du plafond.

Ce ne sera certes pas dans le vestibule que nous les dénicherons ; là sont accrochées des toiles brossées sur commande, sans doute ; entre autres une Martyre, de M. Becker, impoliment jetée en bas des escaliers par des malotrus, une peinture grêle sous une apparente énergie, mais pas grotesque du moins comme ce portrait du même peintre représentant le Général de Galliffet, campé en rodomont, sur un fond sombre.

La salle carrée est occupée, de tout un côté, par un immense décor de papier peint, la Bataille de Gründwald. C’est le méli-mélo le plus extraordinaire que l’on puisse rêver. Cela ressemble à une chromo mal venue où les oranges se seraient mêlés aux rouges et les jaunes aux bleus. Les couleurs les plus violentes et les plus criardes se succèdent, montant les unes sur les autres, mangeant les figures qui disparaissent dans cette cacophonie des tons. C’est, en résumé, un déballage de foulards crus, un tas d’étoffes et d’armes jetées à foison partout, sans ordre ; rien ne vit dans cette toile. M. Matejko crève en pure perte les vessies et les tubes des couleurs chères.

Sur le panneau qui fait face à cette bataille, s’étend la Grève des mineurs, de M. Roll. Cet artiste est un de ceux auxquels il faut qu’on s’intéresse, car son oeuvre dénote un tempérament. M. Roll a exposé, en 1879, une Ronde de Bacchantes, turbulente et hardie ; cette année, il nous donne une toile moderne pleine de qualités et de défauts, mais une toile qui est de lui et bien à lui : ce qui est, à coup sûr, le plus bel éloge que j’en puisse faire. Tout en cherchant sa voie, ce peintre s’est dégagé des souvenirs obsédants qui le hantaient dans son Inondation et dans ses Bacchantes. A ce point de vue, il est en progrès encore.

Sa grève est ainsi posée : des hommes et des femmes sont là, en tas ; à gauche, près des lugubres bâtiments en brique des charbonnages, la troupe arrive ; à droite, un gendarme a mis pied à terre et garrotte un mineur, tandis qu’un autre gendarme, à cheval, profile sa haute silhouette sur un ciel lugubre. La scène est habilement agencée. Une femme placée, au milieu des hommes, près d’une charrette, les bras en l’air, tient un enfant serré sur elle et regarde, effarée, abrutie par la misère, comprenant qu’aux détresses quotidiennes une plus terrible va s’ajouter : l’arrestation de son mari, de sa bête à pain. Une seule figure me gâte ce tableau, celle du mineur mélodramatique, assis, dans le charbon, la tête sur ses poings. M. Roll avait évité l’emphase humanitaire où je craignais avec un tel sujet de le voir sombrer, ses gendarmes, accomplissant tranquillement l’inintelligente tâche qui leur est confiée, étaient excellents ; pourquoi diable faut-il qu’il ait sacrifié aux besoins de la scène, en posant cet inutile charbonnier, sur l’affiche, en vedette, au premier plan ?

Sous cette réserve et, en dépit d’un dessin un peu mou parfois, la Grève de Roll est brave. Il a osé peindre, sans cold-cream et sans jus de cerise, de pauvres gens. Il va s’entendre dire qu’il fait de la peinture « canaille » et qu’il manque de goût. Il sera fier, je l’espère, d’être jugé, bêtement, ainsi.

En revanche, M. Bastien-Lepage peut être bien assuré que ces attaques ne s’appliqueront pas à sa peinture. L’éternel modèle qui lui sert à représenter, sous les traits d’une femme, ses récoltes de Pommes de terre et ses Foins, est, par extraordinaire, cette année, debout. Je sais gré à M. Lepage d’avoir bien voulu, pour une fois, varier la pose. Le vêtement de sa Jeanne d’Arc est le même que celui dont il use pour habiller ses fausses paysannes. Ce ne sont pas de vraies nippes de pauvresses, mais bien de gentils haillons fabriqués par un costumier de théâtre. Grévin y a même ajouté, pour la circonstance, des mièvreries de toutes sortes, des lacets joliment détirés, des franges décousues mais soigneusement ourlées, tout le bric-à-brac des étoffes portées par Mignon lorsqu’elle entre en scène. Ainsi accoutrée, Jeanne se tient, mal endormie, les yeux au ciel, tendant un bras et ouvrant une main entre les doigts de laquelle passe, grâce à l’une de ces spirituelles fantaisies chères aux peintres, la feuille soigneusement vernie d’un petit arbre.

Par un effet d’optique sans doute observé dans les maladies mentales, cette actrice voit les figures qu’elle a dans le dos, trois vagues figures, dont une, armée de pied en cap et tenant une épée, et les deux autres, enveloppées de longues chemises de nuit et coiffées de ces petits cerceaux de cuivre que le dictionnaire des termes techniques appelle, je crois, des auréoles ou des nimbes.

Telle est la médiocre ordonnance de cette toile, mais ce qui est pis, c’est que tous ces gens sont à l’étouffée ; le manque de perspective ordinaire à ce peintre s’est encore accentué. Les plans chevauchent les uns sur les autres ; les apparitions, gauchement peintes, ne volent pas dans l’air, elles pendent comme des enseignes d’auberge au toit de la maison qu’elles touchent, et branlent au vent sur des tringles ; enfin la facture truquée de M. Lepage continue, c’est une habileté d’ouvrier qui file, d’un trait, la lettre. Toutes ces fleurettes triées, une à une, sont peintes, brins à brins, par une demoiselle qui connaît les recettes des préraphaëlites ; ses chardons décoratifs sont, d’ailleurs, suivant ses prévisions, très admirés par le gros de la foule.

Il serait peut-être temps de dire la vérité; la Jeanne d’Arc, comme les autres tableaux de M. Lepage, est l’oeuvre d’un matois qui essaye du faux naturalisme pour plaire à une certaine catégorie du public et qui enjolive cette apparence de vérité de toutes les fadeurs imaginables afin d’amadouer le reste des visiteurs. Ce mélange de sage fanfaronnade et de vieille routine n’a rien à voir avec l’art sincère que nous aimons.

Je pourrais en dire autant de M. Gervex. Il a choisi un sujet à sensation pour frapper un grand coup ; il s’est absolument trompé, attendu qu’en raison de sa merveilleuse banalité, son oeuvre passera inaperçue. Cela est triste à dire, M. Gervex qui est devenu, ainsi que M. Lepage, un faux moderne, avait dans le temps une certaine crânerie ; en somme, malgré ses veuleries acquises chez Cabanel, il avait du talent. Où est-il ? L’enfant à la balle, exhibé sur une rampe, cette année, est peint par monsieur tout-le-monde ; il pourrait être signé du plus piètre des praticiens qui opèrent le long des salles. La punition de l’astuce rêvée par M. Gervex ne s’est pas fait attendre.


II

M. Gustave Moreau est un artiste extraordinaire, unique. C’est un mystique enfermé, en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie contemporaine qui bat furieusement pourtant les portes du cloître. Abîmé dans l’extase, il voit resplendir les féeriques visions, les sanglantes apothéoses des autres âges.

Après avoir été hanté par le Mantegna, et par le Vinci dont les troublantes princesses passent dans de mystérieux paysages noirs et bleus, M. Moreau s’est épris des arts hiératiques de l’Inde et des deux courants de l’art italien et de l’art indou ; il a, éperonné aussi par les fièvres de couleurs de Delacroix, dégagé un art bien à lui, créé un art personnel, nouveau, dont l’inquiétante saveur déconcerte d’abord.

C’est qu’en effet ses toiles ne semblent plus appartenir à la peinture proprement dite. En sus de l’extrême importance que M. Gustave Moreau donne à l’archéologie dans son oeuvre, les méthodes qu’il emploie pour rendre ses rêves visibles paraissent empruntées aux procédés de la vieille gravure allemande, à la céramique et à la joaillerie ; il y a de tout là-dedans, de la mosaïque, de la nielle, du point d’Alençon, de la broderie patiente des anciens âges et cela tient aussi de l’enluminure des vieux missels et des aquarelles barbares de l’antique Orient.

Cela est plus complexe encore, plus indéfinissable. La seule analogie qu’il pourrait y avoir entre ces oeuvres et celles qui ont été créées jusqu’à ce jour n’existerait vraiment qu’en littérature. L’on éprouve, en effet, devant ces tableaux, une sensation presque égale à celle que l’on ressent lorsqu’on lit certains poèmes bizarres et charmants, tels que le rêve dédié, dans les Fleurs du Mal, à Constantin Guys, par Charles Baudelaire.

Et encore le style de M. Moreau se rapprocherait-il plutôt de la langue orfévrie des de Goncourt. S’il était possible de s’imaginer l’admirable et définitive Tentation de Gustave Flaubert, écrite par les auteurs de Manette Salomon, peut-être aurait-on l’exacte similitude de l’art si délicieusement raffiné de M. Moreau.

La Salomé qu’il avait exposée, en 1878, vivait d’une vie surhumaine, étrange ; les toiles qu’il nous montre, cette année, ne sont ni moins singulières, ni moins exquises. L’une représente Hélène, debout, droite, se découpant sur un terrible horizon éclaboussé de phosphore et rayé de sang, vêtue d’une robe incrustée de pierreries comme une châsse ; tenant à la main, de même que la dame de pique des jeux de cartes, une grande fleur ; marchant les yeux larges ouverts, fixe, dans une pose cataleptique. A ses pieds gisent des amas de cadavres percés de flèches, et, de son auguste beauté blonde, elle domine le carnage, majestueuse et superbe comme la Salammbô apparaissant aux mercenaires, semblable à une divinité malfaisante qui empoisonne, sans même qu’elle en ait conscience, tout ce qui l’approche ou tout ce qu’elle regarde et touche.

L’autre toile nous montre Galatée, nue, dans une grotte, guettée par l’énorme face de Polyphème. C’est ici surtout que vont éclater les magismes du pinceau de ce visionnaire.

La grotte est un vaste écrin où, sous la lumière tombée d’un ciel de lapis, une flore minérale étrange croise ses pousses fantastiques et entremêle les délicates guipures de ses invraisemblables feuilles. Des branches de corail, des ramures d’argent, des étoiles de mer, ajourées comme des filigranes et de couleur bise, jaillissent en même temps que de vertes tiges supportant de chimériques et réelles fleurs, dans cet antre illuminé de pierres précieuses comme un tabernacle et contenant l’inimitable et radieux bijou, le corps blanc, teinté de rose aux seins et aux lèvres, de la Galatée endormie dans ses longs cheveux pâles !

Que l’on aime ou que l’on n’aime pas ces féeries écloses dans le cerveau d’un mangeur d’opium, il faut bien avouer que M. Moreau est un grand artiste et qu’il domine aujourd’hui, de toute la tête, la banale cohue des peintres d’histoire.

Et tous sont pourtant de grands artistes, si j’en crois les clichés débités, tous les ans, à la même époque ; grand artiste le peintre de l’Honorius, ce gamin basané, costumé en un rouge chienlit et couronné d’un diadème, une sorte de voyou que nous avons vu errer, dans les rues de Paris, sautant à cloche-pied pour jouer, sur un trottoir, à la marelle, ou se traînant sur les genoux pour ramasser, à la terrasse des cafés entre les jambes des consommateurs, des mégots de cigares et des culots de pipe. Grand artiste enfin, M. Puvis De Chavannes, qui lui est évidemment supérieur, mais qui continue une plaisanterie dont la durée est peut-être longue. Celui-ci travaille dans le ’sublime’ : c’est une spécialité comme celle adoptée par M. Dubuffe, qui travaille dans ’le joli’. M. Puvis De Chavannes campe en d’anguleuses postures des gens qu’il réunit gauchement en groupes ; il se dispense de chercher le ton juste, ne donne à ses personnages et aux milieux où ils étalent leurs lourdes ankyloses, aucune apparence de vérité et de vie, et cela devient pour la critique de la naïveté de primitif, de la fresque, de la machine décorative, du grand art, du sublime, du Bornier, du je ne sais quoi !

En revanche, je reconnais volontiers la pleine réussite du grand effort tenté par M. Cazin. Ici, l’affectation du simple, qui me choque tant dans l’oeuvre de M. De Chavannes, n’est plus ; et, dans ces doux et mélancoliques paysages, fleuris par de jaunes genêts et hérissés par les vertes aiguilles des pins, les figures atteignent, par leur simplicité, à une vraie grandeur. M. Cazin a trouvé moyen de faire, avec des sujets battus et rebattus depuis des siècles, une oeuvre très originale, très hardie. A ne rien céler, ses intitulés mentent, car ses personnages ne sont guère bibliques. La chambrière égyptienne Agar et son fils Ismaël sont, dans le tableau de l’artiste, deux figures modernes, et ce n’est pas leur abandon dans le désert, raconté dans le chapitre XXI de la Genèse, que M. Cazin nous a représenté, mais bien la détresse d’une pauvre paysanne qui sanglote, éperdue, le visage dans les mains, tandis que l’enfant tend vers elle les bras pour l’embrasser. L’Ismaël est donc une oeuvre contemporaine et l’émotion qui nous poigne devant elle tient justement à ce que nous ne sommes pas en face de personnages légendaires dont les aventures nous touchent fort peu, mais bien en face d’une terrible scène de la vie réelle, racontée franchement, sincèrement, par un véritable artiste. Le Tobie, conçu de la même façon, est peint comme l’Ismaël, sans efforts, sans tricheries, dans une charmante tonalité de gris perliné et de jaune pâle.

Quant aux autres toiles appartenant à la catégorie dite de la peinture d’histoire, à quoi bon en parler ? Lorsque j’aurai cité, de M. Monchablon, le cocasse portrait de Victor Hugo, debout sur un rocher, en pleine tempête, retenant sur ses épaules le manteau de polytechnicien dont elles sont ornées ; lorsque j’aurai parlé encore du Job de M. Bonnat, j’aurai, à coup sûr, enlevé la fleur du panier et même remué le fond.

Ce Job ressemble, à s’y méprendre, à feu Celica, l’homme aux rats, qui travaillait jadis sur la place des Invalides. Il est vrai que ce regretté artiste ressemblait, à son tour, comme deux gouttes d’eau, à tous ces vieux modèles qui se promènent d’un atelier à un autre, de Vaugirard à Clichy et de Clichy aux Batignolles. L’ouvrage a donné pour ces braves gens, cette année, si j’en juge par le nombre considérable de tableaux où paraissent leurs trognes barbues. Je signale entre autres le bon birbe qui figure en tête du très médiocre Caïn, exposé par M. Cormon.

Donc, pour en revenir à Job, ce vieillard est agenouillé sur deux fétus de paille, dans une extase qui doit bien se payer 5 francs l’heure. Jamais le trompe-l’oeil n’a fonctionné avec si peu de mesure, jamais peinture plus pénible, plus suée, n’était encore sortie de la lourde truelle de ce fabricant de hourdages, qui a nom Bonnat. Cela est peint, rides à rides, verrues à verrues, sur l’éternel fond noirâtre qui repousse le blafard des tristes chairs éclairées par les bougies d’un gaz violacé. Et que dire du portrait de M. Grévy posé comme un manche à balai, sur le fond sombre et encore éclairé, d’en haut, sans doute, par un châssis qui laisse s’égoutter des lueurs bleuâtres sur le front, sur les mains brossées avec mille simagrées de retouches, avec mille préciosités de détails. C’est le portrait le plus illettré et la rubrique la plus absolue, c’est de l’adresse manuelle, du travail soigné de contre-maître, et voilà tout.

Cette opinion peut s’appliquer aussi aux toiles de M. Carolus Duran ; celui-ci y ajoute en plus, cependant, un labeur athlétique assez curieux. Il est l’homme qui, dans un cirque, aux acclamations de la foule, soulève des haltères, ou, plutôt, il est le clown qui, après que les hercules ont terminé leurs passes, les parodie en jonglant, lui aussi, avec des haltères, mais qui sont en carton et creux. Après l’enfant bleu des années précédentes, voici, cette fois, l’enfant rouge, un enfant prétentieusement posé dans un vêtement écarlate, sur un fond pourpre. — Rouge sur rouge, tel est l’exercice. Le tour de force est accompli, oui, mais à quel prix ? Avec une figure de poupée qui ne vit pas, avec un vacarme de couleurs qui s’éteindra avant un an. Plus vite encore que de coutume, tous ces tons vont durcir, tourner au métal pour les robes, au cuir pour les chairs, et c’est déjà fait pour un portrait de dame en bleu sur fond rouge sombre. La patte même de l’ancien étoffiste n’y est plus. Les robes qu’il brossait dextrement jadis sont en bois tubulé et en fer. Allons, les poids enlevés à la force des bras sont trop visiblement faux ; la limaille de fer qui recouvrait leur armature de carton s’est émiettée ; il faudra les changer ou les repeindre.

J’arrive maintenant au portrait qui est, selon moi, de beaucoup, le meilleur du salon, à celui de M. Fantin-Latour. Ce portrait représente une femme vêtue de noir et assise sur une chaise. La tête vous regarde, parle ; c’est superbement enlevé, sans tapage et sans fracas ; c’est de la peinture solide, presque austère, en quelque sorte puritaine et grave comme celle de quelques toiles de l’école moderne anglaise. M. Fantin-Latour a fait là une belle oeuvre qui, en raison de la discrétion et de son parti-pris de ne pas s’adresser à l’engouement du vulgaire, ne sera malheureusement que très peu goûtée. Je laisse volontairement de côté la scène finale du Rheingold du même peintre, et je cite, pour clore cet article, un portrait d’un de ses élèves, un Allemand, M. Schoderer, un portrait d’homme se détachant sur un de ces fonds gris qu’affectionne M. Latour. C’est une ample peinture très vivante qui, dans l’imitation un peu voulue du maître, dénote cependant en M. Schoderer un tempérament personnel de coloriste.


III

Nous allons, après une rapide excursion dans les paysages et les natures mortes, arriver à ce qu’on est convenu d’appeler la peinture moderne.

Cette vérité : que les paysagistes sont arrivés maintenant à une aisance sans égale, devient plus évidente chaque jour. Chacun accommode son coin de nature à une sauce diverse comme le penchant des acheteurs. Nulle individualité chez la plupart de ces peintres ; une même et unique vision d’un site arrangé suivant la prédilection du public. Ici, ce sont les sempiternels César et Xavier De Cock, les éternels reproducteurs d’une allée dans laquelle, non loin d’une source, le soleil pleut en parcimonieuses gouttes dans des feuillages clairs. Hélas ! Je sens que ces paysages sont bâclés dans un atelier, en quelques séances, au grand galop. Nulle senteur de ramée et d’herbes, nulle impression de site. Là, ce sont les Bernier, les Mesgrigny, les Daubigny fils, les Rapin, les peintres dont le pinceau va tout seul sans qu’aucun recueillement leur vienne devant la nature qu’ils déforment, en la frisant et en la trempant dans leur schampooing ; partout ce sont des praticiens qui opèrent dans des pièces fermées, loin du plein jour, loin du plein air !

Une exception peut être faite pour M. Guillemet. Après avoir brossé sa Vue De Bercy, aujourd’hui au musée du Luxembourg, où elle fait trou dans un amas d’importunes choses, cet artiste avait délaissé le paysage parisien et avec une louable souplesse avait peint les Environs D’Artemare et le très émouvant paysage du salon dernier. Cette fois M. Guillemet est revenu à Bercy et, de nouveau, avec un accent différent, il a brossé le paysage de la Seine. L’âpre mélancolie de sa première vue de Bercy s’est affinée, comme attendrie, et moins sourde est la tristesse que cet artiste laisse souvent empreinte dans quelques-unes de ses oeuvres.

Le Bercy est à coup sûr le paysage le plus expressif que le salon contienne. C’est la résistante peinture d’un artiste équilibré et bien portant, d’un nerveux qui se domine.

Après lui, les paysagistes sont rares qui méritent d’être cités. M. Yon expose cependant une Vue du canal de la Villette, pendant les gelées ; je signale encore une Vue de l’avant-port de Dunkerque, de M. Lapostolet, un Luigi Loir, preste comme de coutume, un Claude Monet, égaré dans cette halle, deux vues, l’une de la Haye et l’autre du quai Espagnol de Rotterdam de M. Klinkenberg ; enfin un Lerolle, représentant une femme conduisant des moutons dans une campagne. Les objections se pressent, en moi, devant cette toile. Ce paysage aux allures décoratives est incontestablement l’oeuvre d’un bon artiste. L’air circule, l’horizon fuit là-bas, donnant une vague senteur de nature ; mais que dire de la paysanne ? Elle appartient à la série des Théo parées par des couturiers en vogue.

Elle est aussi menteuse, aussi mièvre que toutes les soubrettes de M. Bastien-Lepage ; c’est du métis, du faux réalisme encore. M. Lerolle emportera un succès, cette année, avec sa toile ; il partagera avec le peintre de la Jeanne D’Arc l’engouement du public qui se pique de marcher de l’avant et que toute tentative effraye.

Peu me chaut ! après tout ; je vais aller voir l’étourdissante nature morte de M. Vollon. Ce peintre, dont il nous a été permis de voir de mélancoliques paysages pluvieux, est revenu, cette fois, au genre qui l’avait tout d’abord rendu célèbre. Dans un cadre noir, un énorme potiron s’étale, turgescent, près d’un coquemar de fer noir et d’une écuelle de cuivre jaune. Il est là, pareil à une boule de feu, crevant le mur, sortant au milieu des pâles sécheresses qui l’environnent ; il est frappé à grands coups, battu comme du Franz Hals ; il y a mille fois plus de talent dans cette simple courge que dans les Saint-Herbland de M. Dagnan, que dans tous les plafonds peints à la toise par le fils de M. Robert-Fleury.

Les légumes, les fruits, les fleurs s’étalent maintenant dans les travées, les corridors, les salles, des rampes aux frises. Pêle-mêle, ils poussent ensemble au mépris des saisons, signés pour la plupart en traits de minium par Monsieur Un tel ou plutôt par Madame Une telle, car ce sont les femmes surtout qui s’adonnent à cette culture.

Je mettrai tout d’abord de côté les habituels panneaux où une maigre fleur de taffetas trempe son fil d’archal dans le bedon d’une molle potiche. Je signalerai simplement, au passage, cette aimable invention adoptée par les peintres femelles et mâles, la nature morte devinette, la nature morte rébus.

Trois toiles, entre autres, sont d’une bien remarquable manigance. L’une, de Mlle Desbordes, représente une mappemonde sur laquelle monte une fleur caressant un pays ou une mer ; explication : le Souvenir de l’absent; l’autre, de M. Delanoy, nous montre un livre traversé par une lame d’épée ; solution : le Droit prime la Force. La troisième enfin est ainsi conçue : un revolver est posé sur une table, à côté d’une lettre ouverte annonçant que le jury refuse cette croûte ; un bout de testament déployé complète la scène. Cela s’appelle de la peinture à idées, et d’aucuns, parmi les peintres, jugent cette menace spirituelle.

Deux tableaux valent cependant, à divers titres, qu’on s’y arrête : le Cellier de Chardin, de M. Delanoy, dont je viens de parler, et Chez l’orientaliste, de M. François Martin.

La première de ces oeuvres dénote une rouerie manuelle extrême ; tous les objets, tels qu’une fontaine de cuivre rouge, un tonneau dont la bonde vide bée dans l’ombre, un chaudron, une bouteille cravatée de cire rouge, sont à toucher, tant M. Delanoy est passé maître dans l’art du trompe-l’oeil ; mais dès qu’il s’agit de la nature animale, cela change ; la raie qui s’étale au centre du cellier est en caoutchouc, barbouillé de lilas et de blanc d’oeuf. Ce peintre est bien imposteur ou bien maladroit en évoquant, avec le nom de Chardin, le souvenir de la fameuse raie pendue au Louvre.

L’autre toile est brossée par un homme plus suborneur et plus dégourdi encore, s’il est possible. Sur une table recouverte d’étoffes d’Orient, surchargée d’aiguières, de narghilés, d’armes, une dame-jeanne de verre bombe ses flancs énormes dans lesquels se réverbère l’atelier du peintre et l’artiste lui-même, assis, nous tournant le dos, devant son chevalet, et en train de reproduire les objets groupés dans sa toile. Cette excentricité se sauve par l’aplomb du faire ; le relief que prennent ces objets, lorsqu’en clignant de l’oeil on les détache, est étonnant ; l’effet bizarrement choisi peut être exact ; l’impitoyable habileté de M. Martin m’effraye pourtant ; il faudra retenir ce nom, et voir si une personnalité, qui ne se dégage pas encore, sortira de sa première oeuvre.

Une question se pose maintenant. Jamais, comme on le voit, plus experts mécaniciens n’ont encore organisé la nature morte ; mais où, parmi eux, celui qui ait rompu avec la psalmodie de ce métier ? Où, celui qui, au lieu de détacher sur un fond sombre les taches vives de ses orfèvreries ou de ses fleurs, les ait peintes simplement, en plein air et en pleine lumière ? Vollon, Ribot, plus encore dans son exposition de l’avenue de l’Opéra, serrent tous leurs objets dans des caves et les éclairent, par un jour injuste d’ailleurs, tombé d’un soupirail.

Les seuls essais autrefois osés furent ceux de M. Manet, qui a enlevé des fleurs dans la vraie lumière. Une tentative encore, est l’oeuvre d’une de ses élèves, Mlle Jeanne Gonzalez qui expose des pots de géraniums, en un jardin. Mal placée, dans le coin d’un corridor, cette oeuvre surprend par sa clarté. Un autre peintre, relégué, celui-là, dans les corniches, M. Bartholomé, détonne aussi dans l’amas des pénuries qui l’avoisinent. Talent sobre, d’une continence quasi anglaise, c’est un sincère ; étudiez ses toiles, et le charme de cette discrétion, de cette franchise vous pénètre ; telle l’impression que laisse son Repas de vieillards à l’asile. La soeur qui verse le vin est charmante, et les pauvres vieux assis sur des bancs sont bien observés, d’attitude bien fidèle. Je doute que, cette fois encore, M. Bartholomé tienne un succès, car sa toile manque des ingrédients chers au public ; ses personnages ne sont pas des acteurs plus ou moins grimés, ce sont de francs misérables, de francs loqueteux dessinés sur le vif et candidement peints.

Je passe maintenant devant l’étrange triptyque de M. Desboutin dont la peinture jadis boueuse se clarifie et devient, chaque année, meilleure ; je laisse le Bonvin qui nous offre Un coin d’église sec comme de coutume et conçu et léché d’après certains des moins bons tableaux de l’école hollandaise, et avant d’arriver à MM. Manet, Béraud, Goeneutte et Dagnan-Bouveret, qui feront l’objet de mon dernier article, je vais faire halte, dans la salle des écoles étrangères, devant la toile de M. Adolphe Artz, l’Orphelinat de Katwyck.

Par une grande fenêtre, le jour entre, baignant une de ces vastes chambres si calmes de la Hollande, avec leurs carreaux de faïence claire, leur grande armoire à ferrures, leur vieille bible sur un pupitre, leur table de chêne et leurs chaises brunes. Des femmes sont assises devant la table, près de la croisée, et cousent. Cette toile est captivante ; les orphelines ne posent pas pour la galerie, elles ravaudent tranquillement, en causant à mi-voix. Si jamais il y a eu une peinture délicate et peu retorse, c’est bien celle-là, et j’ajouterai même à ce propos que je préfère presque M. Artz, l’élève, à M. Israels, le maître ; qu’une tendance au sentimentalisme me gâte parfois.

Un autre tableau, intéressant aussi, dans le même genre, c’est celui d’un autre Hollandais, M. Bischopp, intitulé : L’Éternel l’avait donné, l’Éternel l’a ôté. — la scène est ainsi posée : une femme assise pleure devant un berceau vide ; une autre debout, silencieuse, la regarde, les larmes aux yeux. — donnez un pareil sujet à un peintre de France et voyez comment il le traiterait ; ce serait, à coup sûr, la vignette de romance, la chanson de café-concert ; la posture des femmes regardant le ciel et tendant les bras serait irritante ou comique. Inévitablement, l’on évoquerait le souvenir d’une clarinette qui larmoie dans un orchestre de cuivre, pendant que des femmes se mouchent bruyamment devant des bocks. Ici, rien de semblable. A force de bonne foi, M. Bischopp n’est pas ridicule, une seconde. La douleur de ses femmes n’est pas feinte, et devant les larmes qui les étouffent, l’émotion nous gagne. Ajoutez à cela que ce tableau est peint comme peu d’artistes seraient de force aujourd’hui à le faire ; c’est une toile lumineuse où tous les personnages et les objets prennent un relief étonnant. C’est fini en diable et c’est spacieux. Invinciblement, j’ai songé devant cette peinture si argentée et si claire, aux Van Der Meer de Delft ; et dire que M. Bischopp est élève de Gleyre et de Comte !

Ces deux tableaux sont les perles des écoles étrangères du présent salon. Je dois bien une mention spéciale encore à M. Liebermann qui nous donne des Écosseuses de légumes, et une École de petits enfants à Amsterdam; à M. Garrido, un Espagnol, qui nous présente un joli tableautin : Une Jeune Fille rêvant sur un livre; à M. Kroyer, enfin, un Danois, qui nous montre une plaisante Jardinière à Concarneau.


IV

La peinture de la vie moderne est personnifiée, aux yeux de l’inconscient public, par les toiles de M. Bastien-Lepage et de M. Henri Gervex. Trois autres peintres sont également censés raconter les scènes journalières de l’existence contemporaine ; ce sont Mm. Béraud, Goeneutte et Dagnan-Bouveret.

Ah çà, bien ! et les planches des journaux illustrés et des gazettes roses ? et les Grévin et les Robida et les Crafty et les Stop ? pourquoi les négliger et ne point les citer ? Ils n’ont jamais rien noté, jamais rien vu, cela est certain ; mais pensez-vous donc que les peintres que j’ai énumérés et auxquels je puis joindre encore M. Hermans, l’auteur de ce monstrueux paravent, de cette épique chromo : le Bal de l’Opéra, ne soient pas aussi aveugles et aussi incapables d’interpréter les scènes de la vie réelle ?

Soyons juste, au point de vue du modernisme, tout cela se vaut, et j’affirme en mon âme et conscience, que je ne vois pas bien la différence qui existe entre certains dessins de bals, gravés dans des feuilles à images, et le bal en couleur que M. Béraud nous expose.

Le sujet était cependant curieux et neuf, quoi qu’on en puisse croire, et je ne connais pas d’artistes qui l’aient traité naturellement encore. Songez donc, représenter, sous des girandoles en feu, des couples qui s’enlacent et tournoient, au son fracassant des cuivres ! Il eût fallu un artiste hardi et fort, et nous trouvons à sa place, un peintre obséquieux et timide, qui n’a rien regardé. Ses personnages sont des marionnettes enluminées ; aucune de ses filles qui sente la fille, aucun de ses valseurs sur la face duquel on puisse mettre la profession honnête ou déshonnête qu’il exerce pendant le jour et pendant la nuit ; aucun de ces pantins qui remue, qui saute, qui tourbillonne ; tous leurs fils sont cassés et la manoeuvre de leurs jambes et de leurs bras demeure interrompue. Ces figurines sont lamentables, mais que dire maintenant de la lumière qui les éclaire ? Jamais, au grand jamais, M. Béraud n’a remarqué le vert pâle des feuilles d’arbres éclairées en dessous et l’éclat dur du ciel au-dessus des lueurs féroces des gaz. Les globes allumés de ses réverbères sont opaques et crayeux et ses feuillages avoisinent, comme ton, celui du vert d’émeraude ; ils sont faux, absolument faux ! Personnages et décors sont à l’avenant du reste ; les uns sont aussi peu naturels que les autres.

La Soupe, de M. Goeneutte, ne vaut guère mieux. Les mendiants qui font queue devant Vachette sont de conventionnels faméliques. Hélas ! J’en ai vu aussi, moi, pendant le rude hiver que nous avons traversé, des bandes de malheureux qui attendaient, en tapant des pieds, que le fourneau s’ouvrît. C’était bien autrement poignant, bien autrement simple. Tous ces haillons ne grimaçaient pas comme les figurants de M. Goeneutte ; l’horreur des famines subies et des vices lentement épuisés ne se traduisait pas par des poses et des gestes appris ; ces pauvres diables étaient, en causant, en riant, en ne bougeant pas, pitoyables et sinistres ; sans qu’elles eussent besoin de se lever au ciel pour l’implorer ou le maudire, leurs têtes ravagées en disaient long.

Le tableau de M. Goeneutte est du faux moderne encore, de la vie contemporaine arrangée et peinte de chic, et il en est de même aussi de l’Accident, de M. Dagnan-Bouveret. Un enfant s’est coupé la main. Que de sang ! Il y en a plein une cuvette ! Quelle pâleur de visage, quel mélo, quelle scène dramatiquement composée ! Après la boutique du photographe, le doigt coupé; après le rire les larmes ! Succès sur toute la ligne. Des dames étouffent devant cette cuvette rouge, devant ces bandelettes de linge taché. Eh ! Ce n’est pas du sang qui devrait sortir de cette poupée blême, c’est du son, du joli son jaune ! La vérité exigeait impérieusement ce sacrifice ; mais comme d’habitude, M. Dagnan s’y est refusé. Ah ! MM. Bastien-Lepage et Gervex ont un rude partner. Il faudra désormais compter avec celui-là qui me paraît, comme eux, résolu à accaparer, par n’importe quel stratagème, l’affection du bon public.

Je ne saurais trop le répéter, toutes ces toiles ne décèlent ni un tempérament, ni un effort quelconque, elles sont le contraire du modernisme. Les indépendants sont décidément les seuls qui aient vraiment osé s’attaquer à l’existence contemporaine, les seuls, — qu’ils fassent des danseuses comme M. Degas, de pauvres gens comme M. Raffaëlli, des bourgeois comme M. Caillebotte, des filles, comme M. Forain, — qui aient donné une vision particulière et très nette du monde qu’ils voulaient peindre.

Pour des motifs que j’ignore, M. Manet expose dans les dessertes officielles. Il a même généralement, et pour des motifs que j’ignore davantage encore, un tableau sur deux en sentinelle, au premier plan des salles. Il est bien étrange qu’on se soit décidé à placer convenablement un artiste dont l’oeuvre prêchait l’insurrection et ne tendait à rien moins qu’à balayer les piteux emplâtres des gardes-malades du vieil art ! Seulement, le jury s’est arrangé, cette fois, de façon à mettre au troisième étage un très exquis tableau de ce peintre : Chez le père Lathuile, tandis qu’il descendait au rez-de-chaussée un moins exquis portrait du même artiste, le portrait de M. Antonin Proust, curieusement exécuté, mais vide et plein de trous ; je le constate à regret, la tête semble éclairée intérieurement comme une veilleuse, et le suède des gants a été soufflé, mais ne renferme aucune chair. En revanche, dans le Père Lathuile, le jeune homme et la jeune femme sont superbes, et cette toile, si claire et si vive, surprend, car elle éclate au milieu de toutes les peintures officielles qui rancissent dès que les yeux se sont portés sur elle. Le moderne dont j’ai parlé, le voilà ! Dans une véritable lumière, en plein air, des gens déjeunent et il faut voir comme la femme, à la mine pincée, est vivante, comme le jeune homme, empressé près de cette bonne ou plutôt de cette mauvaise fortune, est d’attitude parlante et fidèle ! Ils causent, et nous savons fort bien quelles inévitables et quelles merveilleuses platitudes ils échangent dans ce tête-à-tête, devant ces coupes de champagne, regardés par le garçon qui s’apprête à lancer, du fond du jardin, le boum annonçant l’arrivée, dans une sale cafetière, d’une impure tisane noire. C’est la vie, rendue sans emphase, telle qu’elle est, en raison même de sa vérité, une oeuvre crâne, unique au point de vue de la peinture moderne dans ce copieux salon.

D’autres, égales en hardiesse, ont été aussi réunies par le peintre dans une exposition particulière.

L’une, la Toilette, représentant une femme décolletée, avançant sur la sortie de sa poitraille, un sommet de chignon et un bout de pif, tandis qu’elle attache une jarretière sur un bas bleu, fleure à plein nez la prostituée qui nous est chère. Envelopper ses personnages de la senteur du monde auquel ils appartiennent, telle a été l’une des plus constantes préoccupations de M. Manet.

Son oeuvre claire, débarbouillée des terres de momie et des jus de pipes qui ont crassé si longtemps les toiles, a une touche souvent câline sous son apparence bravache, un dessin concisé mais titubant, un bouquet de taches vives dans une peinture argentine et blonde.

Plusieurs portraits au pastel figurent également à cette exposition, très fins de ton pour la plupart, mais, il faut bien le dire aussi, inanimés et creux. Comme toujours, avec ses grandes qualités, cet artiste reste incomplet. Il a, parmi les impressionnistes, puissamment aidé au mouvement actuel, apportant au réalisme que Courbet implantait par le choix des sujets surtout, une révélation nouvelle, l’essai du plein air. Somme toute, Courbet se bornait à traiter avec des formules coutumières, agrémentées par l’abus du couteau à palette, des sujets moins conventionnels, moins approuvés et parfois même plus sots que ceux des autres, Manet bouleversait toutes les théories, tous les usages, poussait l’art moderne dans une voie neuve.

Ici s’arrête le parallèle. Courbet était, malgré son vieux jeu et son ignorance des valeurs, un adroit ouvrier ;(1) Manet n’avait ni les poumons ni les reins assez solides pour imposer ses idées par une oeuvre forte. Après s’être mal débarrassé des pastiches raccordés de Velasquez, de Goya, de Théotocopuli et de bien d’autres, il a erré, tâtonné ; il a indiqué la route à suivre et lui-même est demeuré stationnaire, en arrêt devant les albums du Japon, se débattant avec les balbuties de son dessin, luttant contre la fraîcheur de ses esquisses qu’il gâtait, en les travaillant. Somme toute, M. Manet est aujourd’hui distancé par la plupart des peintres qui ont pu le considérer jadis, et à bon droit, comme un maître.

Puisque nous avons tant fait que d’ambuler hors des entrepôts de l’état, flânons au travers de l’exposition des oeuvres de M. de Nittis, dans les salles de l’Art.

M. de Nittis avait obtenu, en 1879, un grand succès avec ses vues de Londres, réunies au Champ De Mars, dans la section Italienne. Quelques-unes de ces toiles étaient dignes, en effet, qu’on les prônât. Des impressions de quartiers noyés de brumes, de ponts enjambant de mornes fleuves, fouettés par la pluie, immergés par la brume, étaient détachés avec entrain. Ici, avenue de l’Opéra, toute une série de pastels va nous arrêter et nous charmer, par un amusant ragoût de couleurs vives.

Seulement les Tuileries sont méconnaissables. L’obélisque, l’Arc-de-triomphe, semblent à je ne sais combien de lieues du Carrousel. Ce paysage semble vu du haut d’un ballon ou d’une tour. Ajoutez à cela, de rusés dols : un bassin le gêne, M. de Nittis le supprime ; là, sur le quai, le trottoir lui semble étroit, il l’élargit ; l’esplanade des Invalides lui paraît courte, il l’allonge d’un tiers.

En revanche, un de ses panneaux intitulé Femme en blanc derrière une jalousie, une Japonaise de Paris, en chemise, tenant un éventail rouge, vous regardant, souriante, tandis que les volets de la jalousie la barrent de raies alternées de lumière et d’ombre, est vraiment affriolante.

En résumé, M. de Nittis a du talent ; en art, il se tient entre M. Degas et M. Gervex. Ni officiel ni indépendant, juste milieu. C’est en somme un charmant fantaisiste, un féminin et gracieux conteur.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à retourner aux Champs-élysées et à errer brièvement dans les salles de blanc et de noir.

Si, comme j’ai dû le répéter déjà, la pauvreté des innombrables panneaux enduits de couleurs à l’huile dépasse toute mesure, que dire maintenant de la floppée des gravures sur bois, des dessins, des lithographies et des eaux-fortes ! Dans l’agence où ce ramassis s’entasse, c’est une rayonnante apothéose, une prestigieuse assomption de planches nulles.(2)

On peut tout d’abord diviser les exposants de ces groupes en deux classes :

Ceux qui reproduisent, par un procédé quelconque, des tableaux pour les revues dites artistiques ;

Et ceux qui travaillent pour les éditeurs à des illustrations de livres.

La première catégorie ne permet guère qu’on s’y arrête. Les gens qui la composent sont, pour la plupart, des manouvriers agiles. Ils copient avec diligence le paysage, la nature morte, ou la scène humaine qui leur est confiée, interprétant aussi bien ou aussi mal, selon qu’ils ont subi plus ou moins d’années d’apprentissage, un tableau de Rembrandt, qu’une toilerie de Lobrichon.

C’est de l’adresse manuelle et voilà tout. Depuis la mort de Jacquemart, M. Léopold Flameng est justement considéré comme l’un des plus habiles contre-maîtres de cette fabrique.

La deuxième catégorie travaille exclusivement dans le genre XVIIIe siècle. C’est de celle-là que je m’occuperai plus spécialement.

Tous exécutent servilement les ordres des libraires qui subissent, eux-mêmes, les platitudes du goût public. Aujourd’hui, pour plaire à cette cohue d’acheteurs qui fait emplette de livres soi-disant de luxe, par pose, par vogue, il faut recommencer les mièvreries du dernier siècle, frapper d’elzéviers les papiers chamois et les faux pur-fil, associer les petits fleurons et les petits culs-de-lampe, les colombes se becquetant dans des lettres ornées, les amours brandissant des torches et tendant les fesses, les volutes, les chicorées, les coquilles, les tortillons imprimés en noir, en sanguine, en bistre, le tout cousu dans une couverture de boîte à dragées dont les plats sont munis de ces voyantes étiquettes si chères aux industriels du bonbon, en France !

Un livre de luxe dont le tirage numéroté se limite est donc un immortel rossignol s’il n’arbore la tenue radotante d’un autre âge. — Et pas n’est besoin que ces resucées soient exécutées par d’intelligents ornemanistes. Pas n’est besoin que les imitations de l’elzévier soient consciencieuses et pures, que le procédé singeant l’eau-forte, — car nous en sommes-là maintenant ! — soit docile, presque dupant. Ce serait peine et argent perdus. La camelote suffit. — La plupart des bibliophiles sont des balourds inaptes à déguster une liqueur fine et l’on peut, sans se tromper, assimiler tous ces gens qui achètent aujourd’hui, pour leur opulence typographique, les précieuses pauvretés de nos librairies à ces bons provinciaux qui, désireux de s’offrir un délicat gueuleton, demandent du château-Yquem, dans les bouillons ou dans les restaurants à prix fixe du Palais-royal. C’est le même appétit d’élégances comblé par les mêmes denrées factices, c’est la même convoitise assouvie par les mêmes marchandises frelatées, par le même faux luxe.

Aussi le martyrologe des éditeurs qui ont tenté de se soustraire à la monomanie de leur clientèle a-t-il été toujours croissant.

Tout libraire qui a osé substituer à l’elzévier le cicéro, le romain, pour une impression destinée aux bibliomanes, a été un homme perdu. Le plus intelligent, le plus artiste de tous, Poulet-Malassis, est tombé victime de son bon goût et je pourrais citer la déconfiture de bien d’autres qui comprirent que l’emploi du caractère elzévirien, dans un livre moderne, était une hérésie, puisque ces caractères appartiennent à une époque qui n’a rien de commun avec la nôtre.

C’est là où j’en voulais venir. Oui, tout individu qui se sert de ces filigranes, de ces pattes de mouche, de ces papillotes, de ces vieux types, issus des matrices des XVIe et XVIIe siècles, pour encadrer une oeuvre contemporaine, commet un monstrueux anachronisme. Vous figurez-vous Mme Bovary et Germinie Lacerteux imprimées comme les bergerades de Florian et les contes de Grécourt ? Ce serait absurde et c’est pourtant ce qui a lieu, tous les jours, à la grande joie des collectionneurs qui se précipitent sur ces pacotilles !

L’avenir des livres de luxe est au romain rectifié et comme affiné, au caractère anglo-américain, si délié et si svelte. Certains des volumes parus à Londres montrent bien la nette élégance de ces lettres dont la singulière beauté s’adapterait si parfaitement à l’originale allure de nos oeuvres modernes. Il faut bien espérer que cette alliance se consommera et que l’elzévier sera définitivement, relégué dans les réimpressions d’ouvrages datant d’une époque aussi arriérée que la sienne.

Quelque futiles que puissent sembler ces observations à certaines gens, il fallait cependant bien les émettre, car elles se lient intimement aux réflexions qu’il nous reste à énoncer sur la gravure.

La camelote de l’eau-forte a nécessairement suivi la camelote du volume dont elle est l’indispensable adjuvant, paraît-il, au point de vue des ventes.

Aussi, que s’est-il passé, le jour où un libraire a voulu faire illustrer un roman contemporain ? Il s’est occupé d’assortir au caractère de l’impression celui des images et, négligeant, bien entendu, le contenu du livre, l’oeuvre même, il s’est adressé aux graveurs en renom qui, possédés eux-mêmes par l’inéluctable manie des mignardises, aveuglés par l’habitude d’un travail constamment exécuté de mémoire et de chic, ont immédiatement produit les schismes de dessins et de textes les plus baroques.

Les exemples abondent, j’en prendrai un entre tous : la Bovary de Flaubert, illustrée par M. Boilvin.

Comme nous pouvions nous y attendre, le malheureux a dessiné une Manon-Bovary ; seulement lorsqu’il s’est agi de traduire les autres personnages du livre, une longue hésitation lui est venue devant le bistourné de ses pauvres vignettes ; il n’y avait cependant pas moyen de laisser la pointe galoper toute seule ; il était pourtant difficile de nous présenter un Bovary-Desgrieux. Alors qu’a-t-il fait ? — ne comprenant absolument rien au moderne, incapable de regarder autour de lui, dérouté par réalité de ce roman, n’y trouvant sans doute pas les fadaises qu’il interprétait d’habitude, il s’est borné à feuilleter les rabâchages du vieux Monnier et il a battu, en une burlesque ripopée, du rococo et du Prudhomme !

Je me hâte d’ajouter que je ne fais pas ici le procès de M. Boilvin qui a ni plus ni moins de talent que ses confrères. Ses planchettes auraient été burinées par Lalauze ou par Hédouin, qu’elles n’eussent été ni plus compréhensives, ni moins étiques. Pas plus, en effet, que M. Boilvin, ces graveurs ne sauraient s’échapper de la saumure à la bermagote dans laquelle les amateurs et les libraires les ont fait confire.

Il est par conséquent bien inutile d’énumérer tous leurs papiers perdus dans les salles de blanc et de noir. Dans tout ce fatras de cadres, rien d’original, rien de neuf ; d’ailleurs les exemplaires de ces feuilles sous verre tapissent les devantures de tous les marchands d’estampes et de livres, dans les rues ; là, le public pourra aisément les contempler et s’assurer que, hormis quelques pointes austères et robustes de Desboutin, tout le reste est plus finement exécuté peut-être, mais à coup sûr moins franchement intéressant que les plus piètres des images qui égayent les salles à manger d’auberges.

Homéopathiquement, je ne puis, avant de clore cet article, que conseiller aux gens écoeurés, comme moi, par cet insolent déballage de gravures et de toiles, de se débarbouiller les yeux au dehors, par une station prolongée devant ces palissades où éclatent les étonnantes fantaisies de Chéret, ces fantaisies en couleurs si alertement dessinées et si vivement peintes.

Il y a mille fois plus de talent dans la plus mince de ces affiches que dans la plupart des tableaux dont j’ai eu le triste avantage de rendre compte.


Notes

1. Depuis que ces lignes sont écrites, il m'a été donné de revoir l'oeuvre à peu près complète de Gustave Courbet. Quelle désillusion ! Ces toiles réputées dignes d'être comparées à certaines des oeuvres indélébiles qui figurent au Louvre, étaient devenues d'incohérentes enseignes ! — L'allégorie de l'Atelier m'apparut comme une terrifiante ànerie imaginée par un homme sans éducation et peinte par un vieux manoeuvre. Et que dire des mers en marbre, des ciels en tôle des « demoiselles de la Seine », de cette pacotille de naïades banalement ordonnancées et lourdement peintes ? Que dire enfin de ces deux femmes à peu près nues, intitulées : le Réveil, un tableau aussi glacé, aussi mort que ceux de Gérard dont il évoque le désolant souvenir. Avec Courbet, nous revenons tout simplement aux plus exaspérantes vétustés de la peinture : selon moi, le talent de cet homme est une parfaite mystification, préparée par toute la critique, officiellement approuvée par M. Proust.

2. II est à remarquer que les seuls graveurs de talent que nous possédions n'exposent pas au Salon. M. Bracquemond s'est réuni aux Indépendants. M. Legros est à Londres et M. James Tissot, qui est peut-être le seul aquafortiste vraiment moderne de notre temps, demeure en Angleterre aussi, et dédaigne justement la promiscuité de nos salles.