art moderne cover

L’Art moderne (1883)

blue  Le Salon de 1879
blue  L’Exposition des Indépendants en 1880
blue  Le Salon Officiel de 1880
blue  Le Salon Officiel de 1881
blue  L’Exposition des Indépendants en 1881
blue  Appendice


« Contrairement à l’opinion reçue, j’estime que toute vérité est bonne à dire. C’est pourquoi je réunis ces articles qui ont paru, pour la plupart, dans le Voltaire, dans la Réforme, dans la Revue littéraire et artistique. »
J.-K. H.


back

LE SALON DE 1879


I

Si j’excepte tout d’abord le Herkomer, le Fantin-Latour, les Manet, les paysages de Guillemet et de Yon, une marine de Mesdag, plusieurs toiles signées Raffaëlli, Bartholomé et quelques autres, je ne vois pas trop ce qu’au point de vue de l’art moderne, nous pourrons trouver de réellement intéressant et de réellement neuf dans ces coupons de toile qui se déroulent sur tous les murs du Salon de 1879.

A part les quelques artistes que je viens de citer, les autres continuent tranquillement leur petit train-train. C’est absolument comme aux exhibitions des années précédentes, ce n’est ni meilleur ni pire. La médiocrité des gens élevés dans la métairie des Beaux-Arts demeure stationnaire.

On pourrait, — le présent salon le prouve une fois de plus, — diviser tous ces peintres en deux camps : ceux qui concourent encore pour une médaille et ceux qui, n’ayant pu l’obtenir, cherchent simplement à écouler leurs produits le mieux possible.

Les premiers abattent ces déplorables rengaines que vous connaissez. Ils choisissent de préférence des sujets tirés de l’histoire sainte ou de l’histoire ancienne, et ils parlent constamment de faire distingué, comme si la distinction ne venait point de la manière dont on traite un sujet et non du sujet lui-même.

Tenez que la plupart n’ont reçu aucune éducation, qu’ils n’ont rien vu et rien lu, que ’faire distingué’, pour eux, c’est tout bonnement ne pas faire vivant et ne pas faire vrai. Oh ! cette expression et cette autre : le grand art, en ont-ils plein la bouche, les malheureux ! Dites-leur que le moderne fournirait tout aussi bien que l’antique le sujet d’une grande oeuvre, ils restent stupéfiés et ils s’indignent. — Alors, c’est donc du grand art, les stores peints qu’ils font clouer dans des cadres d’or ? Du grand art, les ecce homo, les assomptions de vierges vêtues de rose et de bleu comme des papillottes ? Du grand art, les pères éternels à barbe blanche, les Brutus sur commande, les Vénus sur mesure, les turqueries peintes aux Batignolles, sous un jour froid ? — Ça, du grand art ? Allons donc ? De l’art industriel, et tout au plus ! Car, au train dont il marche, l’art industriel sera bientôt le seul que nous devrons étudier, lorsque nous serons en quête de vérité et de vie.

Tels sont les peintres qui suivent, en s’appliquant, la tradition des beaux-arts. Passons maintenant aux autres. Ceux-là n’écoutent plus les principes maternels de l’école, lâchent l’antiquaille qui ne se vend point et s’efforcent, pour gagner de l’argent, de flatter, par des gentillesses et par des singeries, le gros goût public. Ils pourlèchent des bébés en sucre, habillent des poupées de soie en fer-blanc, donnent à bercer à une mère qui a perdu son fils une bûche enveloppée de langes, mettent un fusil entre les mains d’un moutard mal éclos, et ils décorent le tout de titres de ce genre : Premiers troubles ; Douleur; le Volontaire d’un an ; Puis-je entrer ? Rêverie ! inutile d’ajouter que ceux-là ne sont pas plus affinés que les autres et que, s’ils commencent à blaguer le grand art, ils ont, eux aussi, la prétention de ne travailler que dans le distingué.

Allons, on peut sans crainte de se tromper poser cet axiome : Moins un peintre a reçu d’éducation, et plus il veut faire du grand art ou de la peinture à sentiments. Un peintre élevé chez des ouvriers ne représentera jamais des ouvriers mais bien des gens en habit noir, qu’il ne connaît pas. On ne saurait décidément nier que l’idéal ne soit une bien belle chose !

Et voilà où nous en sommes, en l’an de grâce 1879, alors que le naturalisme a essayé de jeter bas toutes les vieilles conventions et toutes les vieilles formules. Alors que le romantisme se meurt, la peinture admise dans la Bourse aux huiles des Champs-Élysées continue à vivoter placidement, ferme les yeux devant tout ce qui passe dans la rue, reste indifférente ou hostile aux tentatives qui se produisent. En peinture, comme en poésie, nous en sommes encore au Parnasse. Du fignolage et du truc, et rien de plus.

Ah ! plus intéressants sont ces trouble-fêtes, si honnis et si conspués, les indépendants.(1) Je ne nie point qu’il n’y ait parmi eux des gens qui ne connaissent pas assez leur métier ; mais prenez un homme de grand talent, comme M. Degas, prenez même son élève, Mlle Mary Cassatt, et voyez si les oeuvres de ces artistes ne sont pas plus intéressantes, plus curieuses, plus distinguées que toutes ces grelottantes machinettes qui pendent, de la cimaise aux frises, dans les interminables salles de l’Exposition.

C’est que, chez eux, je trouve un réel souci de la vie contemporaine, et M. Degas, sur lequel je dois un peu m’étendre, — car son oeuvre me servira maintes fois de point de comparaison lorsque je serai arrivé aux tableaux modernes du Salon, — est, à coup sûr, parmi les peintres qui ont suivi le mouvement naturaliste, déterminé en peinture par les impressionnistes et par Manet, celui qui est demeuré le plus original et le plus hardi. Un des premiers, il s’est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines; un des premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s’ébattent, en pirouettant, des danseuses vêtues de gaze. Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d’épidermes en baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin. M. Degas est passé maître dans l’art de rendre ce que j’appellerais volontiers la carnation civilisée. Il est passé maître encore dans l’art de saisir la femme, de la représenter avec ses jolis mouvements et ses grâces d’attitude, à quelque classe de la société qu’elle appartienne.

Que les gens pas habitués à cette peinture s’effarent, peu importe ! On leur a changé leurs pantoufles de place, mais ils les chausseront bien, où qu’on les leur mette. Ils finiront par comprendre que les moyens de peinture excellents dans l’ancienne école flamande pour rendre ces intérieurs tranquilles dans lesquels sourient de bonnes grosses mères, sont impuissants à rendre l’intérieur capitonné de nos jours et ces exquises parisiennes au teint mat, aux lèvres fardées, aux hanches polissonnes, qui bougent dans de moulantes armures de satin et de soie ! — Certes, j’admire, pour ma part, les Jan Steen et les Ostade, les Terburg et les Metzu, et ma passion pour certains Rembrandt est grande ; mais cela ne m’empêche point de déclarer qu’il faut aujourd’hui trouver autre chose. Ces maîtres ont peint les gens de leur époque avec les procédés de leur époque, — c’est chose faite et finie, — à d’autres maintenant ! En attendant qu’un homme de génie, réunissant tous les curieux éléments de la peinture impressionniste, surgisse et enlève d’assaut la place, je ne puis trop applaudir aux tentatives des indépendants qui apportent une méthode nouvelle, une senteur d’art singulière et vraie, qui distillent l’essence de leur temps comme les naturalistes hollandais exprimaient l’arome du leur ; à temps nouveaux, procédés neufs. C’est simple affaire de bon sens.

Est-il besoin d’ajouter maintenant que l’exposition officielle a, moins que le Salon des Indépendants, exprimé le suc mordant de la vie contemporaine. Le premier coup d’oeil est lugubre. Que de toiles et de bois dépensés en pure perte ! Toute cette rouennerie prétentieusement bigarrée ne donne pas une note juste. Sur les 3,040 tableaux portés au livret, il n’y en a pas cent qui valent qu’on les examine. Le reste n’égale certainement pas ces affiches industrielles en vedette sur les murs des rues et sur les rambuteaux des boulevards, ces tableautins représentent des coins de l’existence parisienne, des voltiges de ballets, des travaux de clowns, des pantomimes anglaises, des intérieurs d’hippodromes et de cirques.

Pour moi, j’aimerais mieux toutes les chambres de l’Exposition tapissées des chromos de Chéret ou de ces merveilleuses feuilles du Japon qui valent un franc la pièce, plutôt que de les voir tachetées ainsi par un amas de choses tristes. De l’art qui palpite et qui vive, pour Dieu ! Et au panier toutes les déesses en carton et toutes les bondieuseries du temps passé ! Au panier toutes les léchotteries à la Cabanel et à la Gérôme !

Ah ! c’est que, Dieu merci, nous commençons à désapprendre le respect des gloires convenues ! Nous ne nous inclinons plus devant les réputations consacrées par l’intérêt ou par la bêtise, et nous préférons à tous les Couture et à tous les Signol du monde le débutant qui voit enfin les merveilleux spectacles des salons et de la rue, et qui s’efforce de les peindre. Ses tâtonnements mêmes nous intéressent, car ce sont les préludes d’un art nouveau ; mais, hélas ! Il n’est pas question, pour l’instant, d’art nouveau, puisque les toiles entassées dans les palais de l’industrie sont les mêmes que celles qui y figurèrent il y a dix ans. On dirait de vieux habits qu’on se repasse de père en fils, en les raccourcissant ou en les allongeant, suivant les tailles.

Aussi, sans plus discuter, venons-en aux oeuvres mêmes ; allons voir d’abord les mètres d’étoffes peintes destinées à couvrir le jaune badigeon des chapelles ou à parer les musées de province, les mairies de gros bourgs ou les salons des sous-préfectures ; autrement dit, commençons par visiter ce que mes contemporains ont pris l’habitude d’appeler la peinture d’histoire.


II

MM. Mélingue ont puisé dans le lamentable « décrochez-moi ça » des anciens vestiaires pour y dérober les vieux habits et les vieux galons qui servent, depuis des années, à parer cette peinture. L’un d’eux nous montre Edward Jenner en train d’inoculer à un jeune garçon le virus recueilli sur une laitière atteinte de la picote. Hélas ! Le tout semble découpé dans de la tôle, à l’emporte-pièce, et l’on cherche le trou noir de la cible. L’Etienne Marcel de son frère témoigne d’un effort plus grand ; mais ici l’on étouffe et l’air manque. Ensuite, j’admets bien que le dauphin blémisse devant cette invasion d’hommes qui viennent d’égorger devant lui deux maréchaux ; mais jamais, au grand jamais, même en n’étant point bouleversée par la peur, cette blafarde figure n’a pu avoir une goutte de sang sous le taffetas qui lui sert de peau. Ajoutez encore que ces étoffes n’emprisonnent aucune charpente d’être qui vive. Si l’air pénétrait dans la pièce où cette scène se passe, vous verriez les robes s’ouvrir et se creuser sur du vide; la tige qui les soutient apparaîtrait.

On la verrait peut-être bien aussi, couchée en long cette fois, dans l’Extatique de M. Moreau, de Tours. Sa femme a les chairs mal tendues, et ses tortionnaires, au lieu de s’occuper de la patiente, semblent dire : Hein ! sommes-nous assez galamment costumés ? — M. Moreau ne ferait pas mal d’aller à Haarlem ; il verrait comment Hals et Jan De Bray groupent leurs personnages, et l’allure simple et vraie que chacun d’eux conserve dans l’ensemble de l’oeuvre. Je préfère son autre toile, achetée par l’état, sa Blanche de Castille. C’est honnêtement dessiné, et c’est, en tout cas, de la peinture moins chancelante que celle de MM. Mélingue.

J’arrive maintenant aux Girondins secs et vitreux de M. Flameng, et je me demande comment ce peintre qui est jeune, peut s’attarder encore dans cette voie battue. Il a cependant un peu secoué la désastreuse influence de son pitoyable maître; allons, voyons, encore un effort, monsieur, sortez de là et essayez-vous, si vous avez tant soit peu de reins, dans le moderne !

Nous voici, après les Girondins, devant l’étonnant empereur Commode de M. Pelez. J’avais tout d’abord mal compris le sujet. Je pensais que le monsieur en caleçon de bain vert penché sur l’autre monsieur en caleçon de bain blanc était un masseur, et que la femme soulevant le rideau disait simplement : « Le bain est prêt. » Il paraît que le garçon de salle est un thugg, un bon étrangleur qui ne malaxe aucunement le cou de Commode pour aider à la circulation du sang ; c’est même, si j’en crois le livret, tout le contraire. Au fond, cela m’importe peu. Quant à l’autre toile du même peintre, c’est tout bonnement un décalque de l’Amaury Duval du musée du Luxembourg.

Je finirais, Dieu me pardonne, si je devais encore parcourir deux salles bondées de tableaux semblables à ceux-là, par éprouver une admiration déraisonnable pour l’oeuvre de M. Puvis de Chavannes ! Il est certain qu’en face de ces ennuyeuses pasticheries, l’Enfant prodigue et les Jeunes Filles au bord de la mer sont de vraies merveilles. C’est toujours le même coloris pâle, le même air de fresque, c’est toujours anguleux et dur, ça agace, comme d’habitude, avec ses prétentions à la naïveté et son affectation du simple; et cependant, si incomplet qu’il puisse être, ce peintre-là a du talent, ses fresques du Panthéon le prouvent. Enfoncé jusqu’au cou dans un genre faux, il y barbote courageusement, et il atteint même, dans cette lutte sans issue, une certaine grandeur. On admire ses efforts, on voudrait l’applaudir ; puis on se révolte, on se demande dans quel pays se trouvent ces chlorotiques personnes qui se peignent devant une mer taillée dans du silex. Où, dans quel faubourg, dans quelle campagne, existent ces pâlottes figures qui n’ont même pas les points rouges des phtisiques aux joues ? On s’étonne, enfin, devant ce singulier assemblage de têtes de jeunes filles et de corps qui devraient être emprisonnés dans des robes noires de vieilles dévotes, au fond d’une province comme en peint Balzac.

Ce qui est curieux, par exemple, ce serait le mariage de ces pauvres dames avec les hercules de barrière que M. Lehoux réunit autour d’une mare en marbre cassé, un vrai parquet fêlé de skating ! Je signale cette antithèse aux romantiques. Elle pourrait fournir des traits d’esprit comme leur maître en trouve. Pour en revenir à M. Lehoux, apprenez que ces colosses teints au jus de réglisse sont des convertis qui vont se faire humecter la nuque. Saint Jean-baptiste tient sa coquille pleine d’eau comme un athlète tient des haltères. Tudieu ! Quel effort pour rien ! — puis, je regrette qu’il n’y ait pas sur les bras de ces lutteurs des tatouages bleus : « A toi, Adèle, pour la vie ! » et autres inscriptions mélancoliques du même genre. La carbonnade de chairs saintes que le peintre avait exposée, il y a deux ans, sous le titre de Martyre de saint Etienne, ressemblait déjà peu à un chef-d’oeuvre; mais le tableau de cette année, avec ses Arpins religieux et son petit Christ qu’on aperçoit au loin, coiffé d’un oeuf sur le plat, vaut moins encore.

Tout cela est bien médiocre, et pourtant il y a pis. — C’est étonnant, mais c’est comme cela — M. Leconte Du Nouy a accompli ce tour de force. Sympathiquement, je me suis toujours figuré que M. Du Nouy était apte à s’occuper de travaux autres que ceux de la peinture. N’y aurait-il pas eu erreur dans sa vocation ? Son Saint Vincent De Paul, tourné au brun ainsi que les vieux panneaux de l’école française, peints sous Louis XIII, le démontrerait certainement, si les preuves de son auteur n’étaient faites depuis longtemps. Le seul mérite de cette toile, c’est qu’aucun défaut n’y jure plus haut que l’autre. Composition, dessin, couleur, tout est à l’avenant. C’est du Gérôme aggravé, de la peinture de prisonnier.

Faut-il s’indigner ? Cela ne le mérite guère, pas plus, du reste, que l’épouvantable décor de M. Doré. Son Orphée déchiré par les femmes de Thrace est une mascarade de nudités bâclée sur une bâche de foire ! Ah çà, M. Doré va donc continuer à peindre de chic et à aggraver encore par son lâché de couleurs et de dessin l’ennui des sujets ressassés depuis des siècles ? Il faisait des illustrations funambulesques, amusantes dans le temps; pourquoi diable se mêle-t-il de barbouiller de la toile ? On pourrait presque poser la même question à M. Garnier. Pour être tenté par les horribles laiderons qui le tourmentent, le moine en prière devait être besogneux et bien à jeun. Oh ! Le triste déduit et la triste peinture ! Et comme je lui préfère, malgré les souvenirs obsédants de Delacroix, dans les torses de femmes nues surtout, l’oeuvre de M. Morot, la Bataille des Eaux-Sextiennes. Celui-là est en progrès. Il y a du tapage et du sang dans sa toile ! ça grouille, et c’est très supérieur à sa Médée du salon de 1877.

Je recommande maintenant comme chose farce la France retrouvant le corps d’Henri Regnault, et un triptyque intitulé : l’Origine du pouvoir, de M. Sergent; mais à présent c’est bien fini de rire, dit le refrain d’une pimpante ballade joyeuse de Banville. Ah que non ! Avant d’arriver aux paysages du salon, il nous reste à visiter les fabriques de naïades et de nymphes. M. Jean Gigoux est de l’entreprise cette année. Il est donc ressuscité. — Oh ! pourquoi ?


III

Les peintres m’étonneront toujours. La façon dont ils comprennent le nu, en plein air, me stupéfie. Ils dressent ou couchent une femme sous des arbres, au soleil, et ils lui teignent la peau comme si elle était étendue dans une chambre calfeutrée, sur un drap blanc, ou debout et se détachant sur une tenture ou sur un papier de muraille. — Ah çà ! bien, et le jeu de rayons qui filtrent au travers des branches ? — Mais voyons, là, posées comme sont la plupart de leurs nudités, elles devraient avoir sur la chair des coeurs et les fers de lance formés par l’ombre des feuilles; et l’air ambiant, et le reflet de tout ce qui les environne et la réverbération des terrains, tout cela n’existe donc pas ?

Je sais bien qu’on voit peu de femmes nues sous des arbres. C’est un spectacle instructif que des règlements de police interdisent ; mais enfin, il peut exister. S’il ne s’est jamais offert à beaucoup de peintres, — et je le conçois, — pourquoi osent-ils donc alors le représenter ?

Cela me semble aussi monstrueux qu’un peintre qui ne mettrait pas les pieds dehors et composerait, comme cela, au petit bonheur, un paysage dans son atelier.

J’irai même plus loin. — Le nu, tel que les peintres le comprennent, n’existe pas. On n’est nu qu’à certains moments, dans certaines conditions, dans certains métiers; le nu est un état provisoire, et voilà tout.

Je défie, pour prendre un exemple parmi les anciens, qu’on me cite une femme nue de Rembrandt qui ne soit pas une femme déshabillée et qui ne remettra point ses hardes lorsque le motif qui l’a fait se dévêtir aura pris fin. Il est vrai que si l’on se complaît à ne peindre que des êtres chimériques, tels que centaures, faunesses et néréides, il est bien inutile d’observer quoi que ce soit. On peut mettre, et même on devrait mettre derrière, un paysage de papier peint et un ruisseau de verre filé; ça détonnerait moins. Que signifie pour un sujet de convention un cadre réel ? Soyons donc logiques au moins ; Boucher l’était, avec ses paysages de théâtre et ses fringantes actrices costumées en Vénus et en Diane. Ou bien, si vous admettez que le nu existe à l’état habituel, alors faites-moi, dans un vrai paysage, des nymphes telles qu’elles auraient pu être, des filles de ferme, cuites et tannées par tous les soleils et par toutes les pluies. On n’a pas le teint pâle et doucement carminé, on n’a pas le corps pétri de rose et de blanc, quand on se promène, sans voiles, dans les clairières et dans les bois.

Étant donné que pour les peintres mythologistes la nature et la vérité n’existent pas, voyons maintenant de quelle façon, en acceptant pour une minute leurs théories, ces messieurs se sont acquittés de la tâche qu’ils ont entreprise.

Il me faut bien, hélas ! commencer par l’oeuvre de M. Bouguereau. M. Gérôme avait rénové déjà le glacial ivoire de Wilhem Miéris, M. Bouguereau a fait pis. De concert avec M. Cabanel, il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. La Naissance de Vénus, étalée sur la cimaise d’une salle, est une pauvreté qui n’a pas de nom. La composition est celle de tout le monde. Une femme nue sur une coquille, au centre. Tout autour d’autres femmes s’ébattant dans des poses connues. Les têtes sont banales, ce sont ces sydonies qu’on voit tourner dans la devanture des coiffeurs ; mais ce qui est plus affligeant encore, ce sont les bustes et les jambes. Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c’est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang. Les genoux godent, manquent d’attaches; c’est par un miracle d’équilibre que cette malheureuse tient debout. Un coup d’épingle dans ce torse et le tout tomberait. La couleur est vile, et vil est le dessin. C’est exécuté comme pour des chromos de boîtes à dragées; la main a marché seule, faisant l’ondulation du corps machinalement. C’est à hurler de rage quand on songe que ce peintre qui, dans la hiérarchie du médiocre, est maître, est chef d’école, et que cette école, si l’on n’y prend garde, deviendra tout simplement la négation la plus absolue de l’art !

Mais en voilà assez ; ces misères de toiles ne méritent pas qu’on s’en occupe ; allons nous débarbouiller la vue avec un peu de chair fraîche.

M. Roll nous en offre à foison. J’éprouve pour ce peintre de la sympathie. Il a du talent, un faire large et brave. Il cherche encore sa voie, mais lorsqu’il l’aura découverte, nous compterons, j’espère, un bon peintre de plus. M. Roll a exposé, en 1877, je crois, une scène d’inondation qui lui valut une médaille. C’était une oeuvre inspirée par Géricault. Depuis, Jordaens paraît avoir hanté l’artiste. Son groupe de femmes dansant autour d’un Silène à cheval sur une bourrique, rappelle, comme lancé, le groupe superbe de Carpeaux : la danse. C’est moins équilibré, par exemple, et ça cahote. La couleur n’est pas toujours heureuse. Ce n’est pas la grande coulée de pâte au vermillon de Jordaens : c’est un beurrage à la lie de vin. Tel que, pourtant, ce tableau révèle des qualités sérieuses. Ici, point de ces atroces poncés et de ces crèmes dont j’ai parlé. C’est enlevé, à grands coups. Il y a là de l’exubérance et de la fougue ; eh ! tant mieux ! Voilà donc un jeune qui remue et qui crie, au moins ! Bonne chance à M. Roll !

Il ne me reste plus maintenant qu’à parler de la Diane de M. Lefebvre, et j’aurai terminé la critique du nu. A quoi bon citer, en effet, les choses nulles, les dilutions des maîtres blaireauteurs, les Sélénés quelconques, les hamadryades ou les déesses fabriquées sur des vers de poètes de libretto. Ce serait du temps perdu. Débarrassons-nous même au plus vite de la grande machine de M. Lefebvre. Sa Diane et ses chasseresses figureraient avec honneur sur un paravent, s’il était possible de réduire la taille démesurée de ces monstres. Comme peinture creuse et vide, ce n’est pas inférieur à du Bouguereau. Après Sydonie, nous passons maintenant à Thérèse, la tête de carton qui sert à essayer des bonnets dans les vieilles merceries. Laquelle vaut plus ? Laquelle vaut moins ? — Je ne sais. — Entre les deux, mon coeur ne balance pas. — C’est bon à jeter dans le même sac.

La peinture religieuse patauge dans l’ornière depuis des siècles. Ecartons les peintures murales exécutées par Delacroix, à Saint-Sulpice, et nous ne trouverons qu’une précise formule scrupuleusement respectée par tous les batteurs de Saint-chrême. La peinture religieuse actuelle égale en banalité la peinture byzantine. Étant présenté un moule convenu, on le remplit suivant le procédé du Raphaël byzantin Manuel Panselinos, ou suivant celui de Paul Delaroche, d’Ingres, Flandrin and Co. On coule plus ou moins bien, il y a plus ou moins de bavochures, et c’est tout. Aussi ne m’étendrai-je pas sur les toiles de MM. Merle, Matout, Papin et autres : tout au plus signalerai-je la Vierge aux sphinx et le Jésus à la mayonnaise de M. Merson, une autre ennuyeuse machine du même peintre, un Saint-Louis de M. Ponsant exécutant un « avant-deux, balancez vos dames, » avec un cadavre très avancé comme pourriture, et je ferai halte simplement devant le triptyque de M. Duez, le Saint Guthbert.

M. Duez, qui avait peint jusqu’à ce jour des scènes modernes, s’est essayé dans le genre religieux. Il a passé pour cela par Gand et par Bruges. N’eût-il pas mieux valu essayer quelque chose de neuf plutôt que de chausser les souliers des Van Eyck et des Memling ? Je le pense ; mais enfin, j’ai bien envie d’excuser M. Duez, car il y a dans sa toile une tentative ; à la raideur et à la peinture lisse des primitifs il a voulu ajouter une exécution plus moderne, plus large. Et puis son triptyque a l’air d’être solidement peint ; le paysage est joli ; l’enfant qui tend les bras, le saint étolé et mitré, sont presque décidément campés. Passons donc sur cet anachronisme sans doute motivé par un désir de médaille ou de commande; mais, de grâce ! que M. Duez revienne bien vite aux jolies parisiennes dont il a parfois rendu les élégances !

En revanche, nous n’avons rien à demander à M. Van Beers, qui se moque par trop galamment du monde ! — il exposa jadis à un salon d’Anvers une toile enviable, un cantonnier sur une voie de chemin de fer, annonçant avec sa corne le train qui pointe dans la neige, au loin. Le paysage désolé était d’un grand effet ; depuis, ç’a été chaque fois des démences de couleurs, des folies absurdes de conceptions, des méli-mélos d’antiquité et de moderne réunis sur une même toile. Le triptyque de cette année dépasse la plaisanterie. Les bonshommes ont pour têtes ces énormes masques qui servent d’accessoires dans les cotillons. C’est du Van Eyck toqué, c’est de l’archaïsme charge !

Il devient nécessaire de fuir ce préau de fous et d’aller respirer un peu de grand air à la campagne. Dieu merci ! Les paysages sont nombreux et beaucoup d’entre eux sont presque bons ; nous allons pouvoir satisfaire aisément notre convoitise.



IV

La Belgique pourra se dispenser, cette année, d’encenser comme d’habitude les paysages de Mme Marie Collart. Le Soir est d’une parfaite insignifiance. C’est tiqueté et pénible, sans air qui circule dans les arbres ; et les vaches, destinées à tacher de couleurs claires l’ennuyeux ensemble de la toile, semblent taillées dans du sapin et vernies à neuf. — La Barrière noire de M. De Knyff n’est guère supérieure. C’est de la peinture vieux jeu, faite par un homme qui n’est pas maladroit de ses mains. Je lui préfère de beaucoup la Journée d’hiver dans la Campine, de M. Coosemans. Le ciel, livide et marbré de rougeurs tristes, va se décolorant à mesure que l’ombre s’amoncelle. C’est presque vigoureusement peint et c’est sincère. Un autre tableau assez amusant avec son faux air de paysage japonais, c’est celui de M. Denduyts : une lune soufre se levant sur une blanche campagne, arborisée comme par ces grandes fleurs d’argent dont la gelée étame les vitres. Il y a là-dedans un joli travail de couteau à palette, et des finesses de dentelles curieusement ouvrées. A signaler encore dans les écoles étrangères, un bon effet de neige du Norvégien Smith-hall ; un Coin de Paris, l’hiver, de M. Gegerfelt; un paysage du Nord-Europe, signé par le Danois Thaulow, un paysage sinistre, avec ses amas de glace d’où se dressent lugubrement de noires perches à télégraphe; enfin, un Vieux Moulin, de l’Allemand Hoerter. Ce tableau est une sorte de copie des Hobbéma ! Un peintre contemporain qui voit la nature à travers le tempérament du vieil Hobbéma ; c’est plus qu’étrange. Autant mettre alors des culottes à pont et porter des perruques à catogan ; ce serait plus jeune, mais ce ne serait pas moins ridicule !

M. Bernier n’en est certes point là, mais son Allée abandonnée n’est qu’une oeuvre de bon artisan, une toile honnête qui ne révèle aucune individualité. M. Germain Bonheur est moins original encore, s’il est possible. Il pratique la peinture à horloge, l’article de Spa ; il est élève de sa soeur, Mlle Rosa Bonheur, et de Gérôme, voilà qui ne me surprend pas !

M. Karl Daubigny est élève de son père; cela vaut certainement mieux. Ce fils à papa n’est pas malhabile, du reste ; il a l’air de brosser presque abondamment ses toiles, seulement rien ne s’en dégage. C’est pâteux et c’est lourd. Ce sont des redites amoindries du père, dont le talent était déjà bien surfait ! — Voilà des vérités qu’il est utile d’énoncer quand on le peut. — ça offusque bien les gens, mais ça soulage de les écrire.

Je passe devant les Mesgrigny; quels ciels métalliques ! Une vraie ferblanterie de firmament, du pur Ommeganck ! — Mieux vaudrait tourner des ronds de serviette plutôt que de cirer ainsi la toile jusqu’à ce qu’elle reluise. Je serais presque tenté d’en dire autant à M. Michel, si son paysage n’évoquait en moi, par une similitude de site, le merveilleux Millais, le Froid octobre, qui a resplendi à la section anglaise de l’exposition universelle. Seulement, chez M. Millais, la détresse infinie des automnes qui meurent, et le grand frisson de la nature aux approches des ouragans et des neiges, étaient exprimés avec une sincérité et une force vraiment admirables. M. Michel, lui, n’a rien exprimé du tout, pas plus du reste que M. Rapin, dont les bords de rivière sont lourds et manquent d’air.

Je ne connais guère de grands paysagistes qui vous fassent éprouver devant leurs toiles une impression rieuse et légère. Rousseau, Millet, Constable et, en prenant dans les anciens, Ruysdael, ont peint des paysages d’où se dégage une grandeur triste. On pourrait dire que la beauté d’un paysage est surtout faite de mélancolie. Après les maîtres que je viens de citer et parmi les peintres contemporains, M. Guillemet est, à coup sûr, un de ceux qui ont le mieux compris la pénétrante tristesse qui tombe des cieux voilés et des temps gris. Une pointe d’angoisse vous saisit même devant le Chaos de Villers exposé sur la cimaise de cette année. Comme dans ses Environs d’Artemare, qui furent remarqués au salon de 1877, un ciel tempétueux roule, gonflé de pluie, tandis que, fouettée par la rafale, une femme marche péniblement sous une charge de bois.

Je préfère cependant le tableau de cette année, qui me semble encore plus d’aplomb. Le bouquet d’arbustes tordus par un coup de vent, au-dessus d’une mer d’un vert très pâle qui déferle le long de monticules gazonnés, est d’un grand effet. Puis les nuées, un peu massives dans les environs d’Artemare, et surtout dans les falaises de Dieppe, exposées en même temps, sont, cette fois, plus légères. Elles enveloppent largement des terrains nerveusement enlevés à grands coups. Cette oeuvre simple et robuste, brossée avec une sûreté de main qui rappelle à certains moments celle de Courbet et de Vollon, étonne par ces temps de peintures tâtillonnes.

M. Léon Flahaut a exposé, lui aussi, cette année, de la peinture consistante. Sous un ciel rayé de lueurs cramoisies et reflété par une mare qu’il ensanglante, un troupeau vaguement rentre dans une chaumine. C’est poignant et d’une touche sûre.

Je n’en dirai pas autant, par exemple, des tableaux de MM. Harpignies et Herpin. Leurs vues de Paris sont médiocres. Ce qui est bien remarquable, par exemple, dans la Vue du Pavillon de Flore signée par le premier de ces artistes, ce sont les deux toutous blancs enjolivés de faveurs roses et bleues, qui se tiennent debout, presque au port d’armes. Il y a de quoi faire pâmer les âmes sensibles. Et comme les soldats qui figurent dans cette toile sont dessinés ! C’est là le gribouillis que font les galopins sur leurs livres de classe ! — Enfin si M. Harpignies se donnait la peine d’observer un peu la nature qu’il peint, il verrait que les arbres qui poussent à Paris ne sont pas les mêmes que ceux plantés à la campagne. M. Harpignies peint les arbres qui bordent la Seine comme il peindrait les arbres de la forêt de Sénart ou de Fontainebleau. C’est faux ! La végétation parisienne est plus débile, elle n’a pas de sève paysanne puissante, elle est étriquée et maladive; il est heureux pour nous que M. Harpignies ne soit pas un portraitiste, car il peindrait probablement de la même façon épinglée et mesquine les campagnardes et les parisiennes. M. Harpignies est décidément un étonnant peintre.

Que dire maintenant de la Vue de Marseille de M. Mols ? Quand on songe que l’auteur de ce tableau est le même qui enleva jadis, dans une jolie gamme de gris pâles, une grande vue du port d’Anvers ! Une autre belle médiocrité, c’est encore le paysage de M. Hanoteau, intitulé : la Victime du réveillon. Le cochon éventré et pendu, qui devait jeter sa note rouge dans les couleurs de pourpier cuit du peintre, ne sonne aucune note; c’est ennuyeux et banal. J’aime mieux le Vieux Puits de M. Pelouse, avec ses feuillages de cuivre et de rouille et son bout de ciel, ouaté de petits flocons lilas et or. La femme qui verse de l’eau dans un pot est franchement posée, le coup de soleil allumant les plumes des volatiles flambe gaiement. C’est un de ces derniers beaux jours d’automne qui précèdent les mornes matins trempés de bruine. C’est assez séduisant et c’est grassement peint.

Bercy pendant l’inondation a tenté M. L. Loir, et il en a heureusement saisi l’aspect inquiet et navré. Pourquoi diable, par exemple, M. Loir a-t-il cru nécessaire d’éveiller l’attention du public en y ajoutant des portraits de gens connus, trop connus, qui se promènent tous en même temps dans ces parages ? C’était bien inutile, et ces têtes de caricaturistes et de cabotins agacent comme une chose ajoutée après coup, — ça nuit maladroitement à l’impression générale. Quoi qu’il en soit, cette toile curieuse fleure un peu le modernisme. Voilà donc enfin un peintre qui voit et qui aime Paris !

M. Yon ne s’est, du reste, guère éloigné de cette ville pour nous apporter un bon paysage. Il s’est tout bonnement installé sur les bords de la Marne à Montigny, et là, sous un ciel troublé, il a peint la rivière qui s’assombrissait en réverbérant des pans de nuages. Son tableau est peint à grandes touches, sans préciosités ni tapotages.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à passer en revue quelques peintres de marines. Ce sera vite fait. M. Clays délaye de plus en plus son talent; son habituelle mer clapoteuse va se figeant davantage chaque fois. M. Lansyer travaille dans le kaolin pour l’instant, et, à côté de M. Le Sénéchal, dont les falaises sont recouvertes de galuchat, M. Masure fait jouer sur une mer qui papillotte un horizon tatoué par des bavures de couleurs rogues. Après avoir jeté un coup d’oeil sur les deux panneaux de M. Lepic, qui a remisé ses teintes ordinaires de gris de plomb et de cendre, et sur l’Ulysse Butin, qui est carrément campé, nous nous arrêterons devant une rentrée de bateaux pêcheurs de M. Mesdag.

La mer, vue en hauteur comme celle de Manet dans le combat de l’Alabama, mouille de ses vagues glauques l’or du cadre. Au centre danse un bateau, tandis que d’autres se profilent au loin. C’est très crânement exécuté. Sa vue de marché à Groningue, l’hiver, avec ses maisons aux toits en escaliers et en dents de scie, et ses petits volets d’un vert poireau, est amusante; mais elle est un peu grêle et un peu sèche.

Somme toute, ce Salon si pauvre et si triste contient, de même que ceux des années précédentes, des masses de paysages convenablement peints. Je n’ai pu, faute de place, qu’encadrer dans des bouts de phrases une faible partie d’entre eux. J’ajouterai, avant de clore cet article, que quelques braves peintres ont exposé de curieux spécimens du paysage composé. Il y a là évidemment un cas pathologique, une maladie de l’oeil et du cervelet. Des collyres et des douches ! C’est tout ce qu’une critique bienveillante peut leur souhaiter.


V

Nous sommes enfin arrivés aux peintres de la modernité. Qu’on me permette tout d’abord de citer un document inédit sur la vie contemporaine. Nous n’aurons plus qu’à marcher ensuite.

Il y a de cela quelques années, un artiste étranger, se promenant avec M. De Neuville dans les salles d’une exposition officielle de peinture, rencontra Fromentin. M. De Neuville partit et la conversation s’engagea entre les deux amis sur « le modernisme. »

L’auditeur a sténographié les très curieuses paroles qui vont suivre. « Vous m’embêtez avec votre modernité, » s’écria Fromentin. Certainement il faut peindre son temps, je le sais; mais il faut rendre, avec les aspects matériels, le décor, les personnages, et surtout il faut rendre les moeurs, les sentiments, avant les costumes et les accessoires. Ces choses-là ne jouent qu’un rôle secondaire. On ne me persuadera jamais qu’une femme qui lit une lettre dans une robe bleue, qu’une dame qui regarde un éventail dans une robe rose, qu’une fille qui lève les bras au ciel pour voir s’il pleut, dans une robe blanche, constituent des côtés bien intéressants de la vie moderne...Dix photographies d’album me donneront la dose de modernité incluse là-dedans, d’autant que la dame, la demoiselle et la fille ne sont pas prises sur le fait, mais sont amenées à cent sous la séance, dans l’atelier, pour revêtir les susdites robes et représenter la vie moderne. C’est comme si, moi, j’avais pris le marchand de dattes de la rue de Rivoli, si je lui avais mis une chibouque dans les pattes et si j’avais peint l’Algérie d’après ce juif tunisien. C’est aussi bête que cela ! La vie moderne, où est-elle dans tous ces tableaux, que Worth eût peints s’il avait eu un tempérament de peintre ?

« Ah ! la vie, la vie ! le monde est là, il rit, crie, souffre, s’amuse, et on ne le rend pas ! — moi, j’étais un contemplatif et je suis allé vers l’Orient, vers les pays calmes et grands, dans la vie primitive. Si ma vie était à refaire, je ferais peut-être autrement; mais enfin, j’ai rendu les aspects et les passions, les dernières grandeurs d’une race qui s’en allait, et c’est encore de mon siècle; je n’ai pas passé ma vie à peindre la matière inerte. » Puis après quelques minutes de silence, Fromentin reprit : « Je ne veux pas dire qu’il faille avoir beaucoup d’esprit, mais voir l’esprit des choses, qui est énorme et découle de toute la nature comme l’eau coule des fontaines; mais voyez donc comme ces peintres de la modernité sont bêtes ! J’étais chez l’un d’eux, il y a huit jours. Entre, avec un moutard morveux fabriqué dans les lieux de la Reine-blanche, une petite fille de vingt ans, l’air canaille, jolie comme tout et pour un sou de noir de fumée sous les yeux ! Superbe à faire pâmer « un voyant ». Le peintre la fait se débarbouiller, flanque le moutard dans un coin, jette une belle robe de velours sur cette catin, lui met un bibelot dans les pattes, et cette salope, si jolie à peindre en salope, devient une dame regardant une chinoiserie ! La modernité, mon jeune ami, la modernité ! ! — il fallait aller chez une vraie dame, si l’on voulait peindre une dame ! »

Je n’ai presque rien à ajouter aux observations qui précèdent. Non, le peintre moderne n’est pas seulement un excellent « couturier, » comme le sont malheureusement la plupart de ceux qui, sous prétexte de modernité, enveloppent un mannequin de soies variées; non, l’on ne fait pas du contemporain en louant un modèle qui sert indifféremment à personnifier les hautes dames et les basses filles, et c’est à ce point de vue surtout que les impressionnistes de talent sont, selon moi, très supérieurs aux peintres qui exposent aux exhibitions officielles. Ils entrent plus avant dans l’individu qu’ils représentent et s’ils expriment merveilleusement son aspect extérieur, ils savent aussi lui faire exhaler la senteur du terroir auquel il appartient. La fille sent la fille et la femme du monde sent la femme du monde; et pour cela il n’est pas besoin de représenter, comme feu Marchal, Pénélope et Phryné, l’une cousant dans une modeste robe grise, l’autre étalant la touffe de ses seins dans une robe brutalement échancrée, de velours noir. Un homme de talent les eût faites habillées, toutes deux, par un couturier en renom, et l’on eût reconnu les races différentes sous la même armure.

Prenez par exemple un tableau de M. Degas et voyez si celui-là se borne à être un excellent « modiste, » si, en dehors de sa grande habileté à rendre les étoffes, il ne sait pas vous jeter sur ses pieds une créature dont le visage, la tournure et le geste parlent et disent ce qu’elle est. Il représente des danseuses. Toutes sont de vraies danseuses et toutes diffèrent dans leur façon de s’exercer à un labeur semblable. Le propre de chacune ressort, la nervosité de la fille qui est douée d’instinctives pirouettes et qui deviendra une artiste, apparaît au milieu de ce troupeau d’athlètes féminins qui sont censées ne devoir gagner leur vie qu’à la force de leurs jambes. Tel qu’il est, et tel qu’il sera surtout, l’art impressionniste montre une observation très curieuse, une analyse très particulière et très profonde des tempéraments mis en scène. Ajoutez-y une vision étonnamment juste de la couleur, un mépris des conventions adoptées depuis des siècles pour rendre tel et tel effet de lumière, la recherche du plein air, du ton réel, de la vie en mouvement, le procédé des larges touches, des ombres faites par les couleurs complémentaires, la poursuite de l’ensemble simplement obtenu, et vous aurez les tendances de cet art dont M. Manet, qui expose maintenant aux Salons annuels, a été l’un des plus ardents promoteurs.

M. Manet a eu, cette année, ses deux toiles reçues. L’une, intitulée Dans la serre, représente une femme assise sur un banc vert, écoutant un monsieur penché sur le dossier de ce banc. De tous côtés, des grandes plantes, et à gauche des fleurs rouges. La femme, un peu engoncée et rêvante, vêtue d’une robe qui semble faite à grands coups, au galop, — oui, allez-y voir ! — et qui est superbe d’exécution; l’homme, nu-tête, avec des coups de lumière se jouant sur le front, frisant çà et là, touchant aux mains enlevées en quelques traits et tenant un cigare. Ainsi posée, dans un abandon de causerie, cette figure est vraiment belle : elle flirte et vit. L’air circule, les figures se détachent merveilleusement de cette enveloppe verte qui les entoure. C’est là une oeuvre moderne très attirante, une lutte entreprise et gagnée contre le poncif appris de la lumière solaire, jamais observée sur la nature.

Son autre toile, En bateau, est également curieuse. L’eau très bleue continue à exaspérer nombre de gens. L’eau n’a pas cette teinte-là ? Mais pardon, elle l’a, à certains moments, comme elle a des tons verts et gris, comme elle a des reflets de scabieuse, de chamois et d’ardoise, à d’autres. Il faudrait pourtant se décider à regarder autour de soi. Et c’est même là un des grands torts des paysagistes contemporains qui, arrivant devant une rivière avec une formule convenue d’avance, n’établissent pas entre elle, le ciel qui s’y mire, la situation des rives qui la bordent, l’heure et la saison qui existent au moment où ils peignent, l’accordance forcée que la nature établit toujours. M. Manet n’a, Dieu merci ! jamais connu ces préjugés stupidement entretenus dans les écoles ! Il peint, en abrégeant, la nature telle qu’elle est et telle qu’il la voit. Sa femme, vêtue de bleu, assise dans une barque coupée par le cadre comme dans certaines planches des Japonais, est bien posée, en pleine lumière, et elle se découpe énergiquement ainsi que le canotier habillé de blanc, sur le bleu cru de l’eau. Ce sont là des tableaux comme, hélas ! nous en trouvons peu dans ce fastidieux Salon !

Passons maintenant à l’oeuvre de M. Gervex. Celui-là s’est échappé de l’officine de ce trop célèbre pâtissier des beaux-arts, M. Cabanel. Les gâte-sauces que ce monsieur a dressés portent en ville des godiveaux pareils à ceux que leur chef confectionne. M. Gervex a rendu le plus tôt possible son tablier et s’est mis à brasser la pâte comme il l’entendait.

Parmi les jeunes, M. Gervex était à coup sûr celui qui donnait le plus d’espoir. Ses tableaux révélaient un incontestable talent. Je n’ai pas à rappeler son autopsie si bien observée, sa Messe à la Trinité et son Rolla. J’aime beaucoup moins, par exemple son Retour de bal de cette année, mais c’est encore l’une des moins mauvaises toiles pendues aux crocs de ce Temple des loques. La scène est ainsi posée : un monsieur en habit noir est assis et penché en avant. Il vient de débiter à la femme, pleurant le nez dans son bras, tous ces verbiages enragés qui servent depuis des siècles et qui n’ont jamais eu pour résultat que de lui montrer la puissance qu’elle a prise sur l’homme et l’abus certain qu’elle en peut faire. Le monsieur détache son gant d’un geste nerveux. La colère de l’homme passe tout entière dans ce geste. L’idée était ingénieuse, mais l’attitude trop convenue de la femme gâte tout; puis la lumière coulant de la lampe sur les étoffes et sur les figures, est inexacte. Combien était plus originale, plus vraie, dans un sujet presque analogue, la toile exposée en 1878, par M. Grégory dans la section anglaise !

Nous retrouverons d’ailleurs M. Gervex dans un portrait en plein air de femme. Partons, car le temps nous presse et il nous faut au plus vite maintenant rendre compte de la Saison d’octobre de M. Bastien-Lepage, de Sous les oliviers de M. Lahaye, de deux toiles de M. Raffaëlli, de l’Herkomer, du La Hoëse, des Béraud, des Goeneutte, des De Jonghe.


VI

Monsieur Bastien-Lepage est un peintre d’une prodigieuse habileté, qui connaît son métier sur le bout du doigt. La Saison d’octobre est une bonne redite de son tableau de l’an dernier. M. Lepage a repris sa paysanne, et au lieu de l’asseoir de face, il lui a fait remplir de profil un sac de pommes de terre. Comme toujours, ses belles qualités font merveille ; seulement, tout en reconnaissant le très réel savoir de cet artiste, je ne découvre point dans son oeuvre, cet accent qui fait les maîtres. C’est habilement ordonné, ça a presque l’air d’être agilement peint, c’est assez doucement fanfaron pour faire crier à la bravoure, et je perçois, malgré tout, une préciosité de facture truquée, une marche en avant, interrompue et habilement arrêtée pour ne pas déplaire au public. M. Lepage est un sage insurgé; c’est le Polonais platonique des beaux-arts.

Dans la Saison d’octobre comme dans les Foins, M. Lepage a eu l’évidente ambition d’être simple et d’être grand. Millet a hanté ce peintre. Certes, ce n’est pas moi qui l’en blâmerai, car Millet était un robuste artiste. Seulement, l’allure magnifiquement vraie que prenaient les paysans de ce maître, dans la campagne, ne se retrouve pas ici.

Pour tout dire, la candeur et la naïveté de M. Lepage me semblent par trop feintes ; je doute qu’il ressente une bien sincère émotion devant les pauvres gens qu’il représente; dans tous les cas, il ne nous en communique aucune. Millet était un franc artiste; après lui, M. Breton avait commencé déjà à jouer le rôle « du brave paysan de la peinture ». M. Lepage est allé plus loin, il le joue actuellement à grand orchestre.

Et puis, il faut bien l’avouer, le tableau de cette année témoigne d’étranges défaillances. Le modelé s’est aveuli et l’air s’est raréfié. Les mains de sa paysanne ne sont pas des mains de femme qui tripote la terre, ce sont les mains de ma bonne qui époussète le moins possible et lave la vaisselle, à peine. Le public sera sans doute reconnaissant à M. Lepage d’avoir ainsi escamoté la vérité et d’avoir mis un peu de pâte d’amandes sur ces épidermes. Pour moi, c’est de la peinture polie et bien élevée, maquillée par un rusé compère.

M. Lepage a été suivi dans cette voie par un élève de Bonnat, M. Béraud. Cet artiste, qui a tout d’abord fabriqué comme les autres sa petite Léda, s’est prestement débarbouillé la vue et il s’est borné à peindre ce qu’il rencontrait, un Retour d’enterrement, une Sortie de la messe de Saint-Philippe-du-Roule, une Soirée dans le monde. Cette dernière toile, exposée en 1878, était intéressante. La difficulté de rendre l’aspect d’un salon avec le flux des lumières sur les robes, sur les habits noirs, sur les chairs des femmes, était formidable.

M. Béraud a presque manqué de s’en tirer; étant même donné le procédé dont il usait, c’était étonnant, le soir surtout, sous le gaz d’une vitrine où ce tableau fut exposé. Il y avait des coins bien venus, malgré les poses apprises de ses personnages et le figé mécanique de la plupart de ses femmes. Nous retrouvons, cette année encore, quelques qualités dans les Condoléances. L’effet de lumière tamisée par les draperies noires et la rue qui s’étend au loin, dans un flot de jour, sont presque exacts. Les hommes, qui défilent et viennent serrer la main des parents, sont bien observés et lestement croqués ; en revanche, j’apprécie peu, oh ! très peu, sa Vue des Halles. Sous un jet de lumière oxhydrique, des pâtés de couleurs vives s’étalent. C’est criard et c’est sec ; les figurines tournent à la vignette ; ce sont des images de mode violemment enluminées; gare ! gare ! le fossé où barbote M. Firmin Girard n’est pas loin !

J’espère bien que M. Béraud n’y tombera point. J’en serais navré, pour ma part, car dans ce temps, où l’on ne décerne des médailles qu’à d’avilissantes vieilleries, les naturalistes ont si peu de peintres à soutenir ! — Je fais le même souhait pour M. Goeneutte. Son Appel de balayeurs, exposé en 1877, était vaguement téméraire; mais, cette année, il est aride et dur; son Dernier salut contient de jolis morceaux ; il y a des tons bien notés, entre autres celui d’un coup de lumière sur un mur blanc, mais l’ensemble est cru et les détails papillotent. Ses passants ne passent guère plus que ne marchandent les acheteurs de M. Béraud. Je préfère à cette toile le Couturier, qui fut exposé au boulevard, bien que ses femmes, trop uniformément grandes, fussent à l’étouffée dans le salon du modiste.

Un autre peintre, vraiment moderne celui-là, et qui est de plus un artiste puissant, c’est M. Raffaëlli. Ses deux toiles de cette année sont absolument excellentes. La première représente un retour de chiffonniers. Le crépuscule est venu. Dans l’un de ces mélancoliques paysages qui s’étendent autour du Paris pauvre, des cheminées d’usine crachent sur un ciel livide des bouillons de suie. Trois chiffonniers retournent au gîte, accompagnés de leurs chiens. Deux se traînent péniblement, le cachemire d’osier sur le dos et le 7 en main; le troisième les précède, courbé sous la charge d’un sac.

J’ai vu au salon peu de tableaux qui m’aient aussi douloureusement et aussi délicieusement poigné. M. Raffaëlli a évoqué en moi le charme attristé des cabanes branlantes, des grêles peupliers en vedette sur ces interminables routes qui se perdent, au sortir des remparts, dans le ciel. En face de ces malheureux qui cheminent, éreintés, dans ce merveilleux et terrible paysage, toute la détresse des anciennes banlieues s’est levée devant moi. Voilà donc enfin une oeuvre qui est vraiment belle et vraiment grande !

L’autre tableau représente deux vieux, aux mains gourdes, crevassées et salies par d’écrasants métiers. Ils se tiennent le bras, et lentement ils avancent vers nous, vêtus de haillons, coiffés d’une toque en peau de lapin, montrant de bonnes faces boucanées et embroussaillées de poils gris d’où part la fine étincelle d’yeux encore vifs. Regardez-les, ils bougent et ils vivent. Il fallait un certain courage pour représenter ainsi, tels quels, sans enjolivement et sans nettoyage, ces deux bons hommes usés par la misère, et dont les convoitises doivent se borner maintenant au pauvre canon de la bouteille.

Comme peinture très résistante et très crâne, faite par un homme d’un incontestable talent, je recommande donc ces deux toiles. Elles sont naturellement placées tout en haut, alors que d’affreuses bavures, que d’abominables stores à charcuteries, des chasses passant sous un donjon, encombrent les premières loges et les rampes. M. Raffaëlli n’a eu aucune médaille ni aucune mention ; eh bien, tant mieux ! Cela ranime nos haines pour les jurys et pour l’école des beaux-arts. Beaucoup d’injustices comme celle-là, beaucoup de médailles décernées encore à des fabricants de vieux saints burlesques, des Jérôme à cent sous la pose, de Christ de bois implorés par des soldats de la mobile en plomb, de médiocres tableaux d’histoire, tels que les Girondins, et des journaux qui consentent à marcher de l’avant, et l’on finirait bien par démolir ces officines où l’on ne distribue, chaque année, des brevets et des secours qu’aux artisans qui ont le mieux rempli ce but du grand art français : ne pas faire vivant et ne pas faire vrai !


VII

M. Bastien-Lepage a évidemment, avec ses Foins de l’an dernier, inspiré à M. Lahaye l’idée de son tableau Sous les oliviers ; mais M. Lahaye s’est arrangé de telle sorte que son oeuvre est restée, malgré tout, personnelle.

Sous des oliviers, une femme vêtue de gris-perle, avec un fichu d’un bleu tendre autour du cou et de séduisants bas bleus dans des souliers assortis à la robe, rit à belles dents des balivernes que lui conte un monsieur étendu derrière elle et fumant une cigarette. Un peu plus loin, un peintre nous tournant le dos croque le site sous un chapeau pointu de paille, le tout peint dans des tons fins délicieux, dans une gamme de pâleurs argentées, de verts noyés de lait, de gris et de bleu discrets. La figure d’homme couché est vivante et sans apprêts ; l’on sent que ce gaillard-là est à l’aise, qu’il a fait sa place, comme on dit, dans l’herbe. La femme est charmante avec son joli rire, sa peau délicate et fraîche ; et le peintre, assis sur son pliant, a une vérité d’attitude surprenante.

M. Lahaye n’a obtenu ni médaille, ni mention. Voilà qui lui apprendra à avoir du talent. Que cette leçon ne lui serve pas !

J’en pourrais dire autant à M. De La Hoëse. Certes, sa toile suggère bien des critiques, mais enfin elle est réjouissante et curieuse. Celui-là s’est aussi dispensé de réunir dans une bordure d’or les funambules de l’ancien Olympe, les Junon, Minerve et autres histrionnes du vieil Homère; il nous a représenté tout simplement un atelier de couturières. Mon Dieu, oui ! Et ces couturières nous intéressent plus avec leurs frimousses raiguisées et leurs petites robes érotiquement serrées aux hanches que toutes ces bouchères grecques enveloppées d’étoffes qui leur dessinent d’ennuyeux tuyaux le long des jambes.

Les ouvrières de M. De La Hoëse sont assises autour d’une table et elles faufilent et cousent. L’une d’elles a dégringolé et s’est meurtri un bras qu’elle frotte piteusement, tandis que la chaise brisée gît, les pattes détraquées, au milieu des chiffons et des rognures. Tout l’atelier rit et blague la maladroite. C’est ici que j’ai bien quelques critiques à faire. Si, parmi ces filles, deux ou trois rient vraiment et de bon coeur, comme par exemple la boulotte au nez retroussé et l’ouvrière qui pouffe, la figure dans son mouchoir, les autres grimacent, se tordent faussement, rentrent dans la caricature. L’apprentie, entre autres, qui est au premier plan, a été pétrifiée toute vive. C’est une poupée mécanique qui fait la révérence et ne se décroche la mâchoire que lorsqu’on touche la ficelle qui la fait mouvoir. La maîtresse se retournant au bruit, et regardant la scène sous ses lunettes, est également convenue ; mais tel quel, pourtant, cet atelier, pâlement éclairé par un jour blanc, est amusant.

L’observation y est juste souvent, les poses sont parfois heureuses, celle par exemple de la roussiotte ramassant ses ciseaux ou son dé, et celle de la femme assise près de la grosse camarde qui se tient les côtes. Les types belges sont précis, le blond des cheveux touchant au jaune paille est juste ; c’est bien là la blondeur de la plupart des fillettes d’Anvers. Somme toute, il y a dans cette toile un mélange de vérité et de chic, des certitudes de mouvements et une tendance à pousser la joie ou la goguenardise des têtes jusqu’à la charge. C’est d’une facture générale très mièvre, mais avec de coquets réveils de couleurs, par places.

En résumé, la tentative de M. De La Hoëse mérite qu’on l’encourage. Celui-là marche un peu de l’avant, nous lui souhaitons bonne réussite.

Il n’y a plus d’encouragement à adresser à M. Herkomer, ni de réussite à lui souhaiter. Celui-là est, Dieu merci ! arrivé et connu. Les invalides exposés à la section anglaise du Champ de Mars l’ont rendu célèbre — en France — du jour au lendemain. Sa toile de cette année, Un Asile pour la vieillesse, écrase ce qui l’entoure. La partie gauche du tableau comprenant le coin de la salle éclairé par la fenêtre et les deux vieilles qui s’avancent, appuyées l’une sur l’autre, tandis qu’apparaissent de maigres silhouettes de femmes accroupies comme ces vieilles de Villon, qui regrettent le temps passé devant un feu de chènevottes, est tout bonnement admirable. J’aime moins, en revanche, tout le côté droit, celui où, assises autour d’une table, d’autres femmes boivent leur café et cousent. Certes, la malheureuse qui dort, un livre sur ses genoux, est superbe encore, mais parmi ce pensionnat de pauvresses, ratatinées, ridées comme des reinettes et briquetées aux joues par les chaleurs bienfaisantes du café et de l’ale, la femme qui gratte la table et celle qui s’évertue à enfiler son aiguille, me gâtent, avec leurs grimaces et leur cocasserie d’allure, le bel ensemble de l’oeuvre.

Un fait curieux à noter, c’est que l’impression donnée par cette vue d’asile n’est ni douloureuse ni sinistre, comme celle que dégagerait le repaire où gisent les misères des vieillesses féminines, en France. L’asile anglais, tel que le représente M. Herkomer, est d’une tristesse résignée et souriante. Il y a même une certaine joyeuseté éparse dans ce lieu de souffrance. Les pauvresses sirotent doucettement, et paraissent accepter volontiers l’ouvrage que leur distribue une jeune sous-maîtresse. Faites la différence : représentez, dans un tableau vrai, l’une des salles de la Salpêtrière, à Paris; ce serait poignant et lugubre. On y sentirait davantage l’humanité hurlant après ses pauvres os, au milieu d’un spasme de rires causé par les médisances échangées sur les voisines. Je douterais même un peu, à ce point de vue, de la véracité de M. Herkomer si, dans ses notes sur l’Angleterre, M. Taine n’affirmait qu’au Workhouse « toutes les vieillesses semblent bien portantes, et n’ont pas l’air triste. »

Quoi qu’il en soit, embelli ou strictement exact, ce tableau est merveilleusement peint et l’on y sent la patte d’un fier artiste !

M. Dagnan-Bouveret, lui, se borne à être facétieux. L’an dernier, le jury lui décerne une médaille pour une Manon quelconque. On l’encourageait ainsi, on lui démontrait péremptoirement, et par un argument généralement irrésistible, qu’il suivait la bonne voie, la seule qui rapporte des commandes et des honneurs, et voilà que le peintre rit au nez des gens qui lui passaient la main sur le dos; il rompt brusquement sa longe et expose une toile moderne : Une Noce chez le photographe.

Je ne voudrais pas, en raison du plaisir que me cause la nique faite par M. Dagnan à ses professeurs, induire en erreur les personnes qui veulent bien me suivre dans ces courses rapides au travers du salon, sur la réelle valeur de cette toile. J’avoue tout d’abord que c’est médiocrement peint, et puis je me défie un tantinet encore de la conversion de M. Dagnan. Il a exposé jadis un petit Orphée, inspiré par des vers étonnamment médiocres et qui accusaient chez ce peintre un irrémissible mauvais goût en peinture comme en poésie.

M. Dagnan s’est heureusement arrêté sur cette pente, et nous devons au moins lui en savoir gré. Son tableau de cette année, dont le sujet ne me paraît lui avoir été fourni par aucun poète, contient quelques morceaux gaiement exécutés. L’homme qui souffle de la fumée de pipe dans le nez d’un enfant est assez drôle ; les mariés ne sont pas mauvais, le mari surtout avec son air faraud et sa tête frisée comme un chou-fleur ; seulement, la mesure du comique est presque partout franchie. Ce n’est pas de la grasse farce ni de la gauloiserie, c’est de la blague d’atelier et de l’esprit de vaudeville. Le petit soldat, qui se fait assez entrevoir pour exhiber ses doigts écarquillés dans des gants blancs, est le pitou dont on a tant usé ; enfin, si les mariés posent devant l’objectif du photographe, les autres gens de la noce posent, eux aussi, mais pour le public. Ils sont réunis en un groupe trop arrangé pour que nous puissions croire à une scène de la vie réelle, lestement dépêchée par un artiste.

La saveur de ce tableau est donc banale. Je l’aime mieux, cela va sans dire, que tous les Lobrichon et que tous les Compte-Calix du monde, mais tout est préférable aux pans de toile tachés par ces messieurs ; seulement, entre l’oeuvre de M. Dagnan et celle de M. Herkomer, dont j’ai parlé plus haut, il y a une terrible différence : la différence qui existe entre une oeuvre d’art et le dessin courant des journaux illustrés. Mon admiration pour la Noce chez le photographe s’arrête là.


VIII

Je suis arrivé maintenant devant les peintres des étoffes contemporaines, devant les tailleurs et les teinturiers. Si la théorie de Fromentin que j’ai citée dans l’un de mes précédents articles peut s’appliquer à un peintre, c’est à coup sûr à M. De Jonghe. Ah ! pour être un modiste, et rien qu’un modiste qui habille de robes d’une coupe et d’une nuance distinguées un vulgaire modèle destiné à représenter, dans ces toilettes, l’élégance et le raffiné de la femme du monde, M. De Jonghe en est un et même l’un des plus persévérants et des plus têtus ! L’Indiscrète est presque le chef-d’oeuvre du genre. Dans un salon tapissé d’une de ces étoffes japonaises à fond d’or, comme M. Stevens en a beaucoup peint, une femme du monde, du plus grand monde, je pense, s’apprête à fouiller dans un meuble japonais et surmonté d’une monstrueuse chimère verte et rouge. La tenture et la chimère sont dextrement posées, mais la femme est niaise à plaisir ; elle a cette mine et ce petit geste qui représentent l’incertitude coupable et la honte à fleur de peau, suivant l’invariable tradition du conservatoire. C’est un pantin sans intérêt, qui ne joue dans cette toile qu’un rôle accessoire. Le sujet principal, c’est la décoration de la table et la robe noire à guipures blanches.

L’autre tableau de M. Jonghe ne m’a pas plus mis en fête. Une fillette, blonde et vêtue de mauve, massacre langoureusement sur un clavier la Berceuse de Chopin, à la stupeur satisfaite d’une mère agrémentée d’une autre enfant et assise dans une robe bleue, sur un fauteuil de velours rouge. Le procédé est le même. Le décor japonais est relevé ici par une pointe de moyen âge. Tous les bibelots, toutes les étoffes, sont soigneusement copiés. M. De Jonghe est un habile peintre de nature morte, mais il est parfaitement incapable de rendre de la nature vive. Son modernisme se borne à la reproduction des objets inanimés; son élégance ne dépasse pas un cache-pot en faïence bleue; la fleur elle-même, qui s’y dresse, est artificielle et découpée dans du papier, à l’emporte-pièce. C’est supérieur à du Toulmouche, mais ça n’est ni plus moderne, ni plus vivant.

M. Verhas fait partie de la même école. Pas plus que M. De Jonghe il n’est de force à pétrir de la chair de fillette et de femme. Ses tableautins sont creux, envahis par une masse d’ustensiles qui prennent une valeur égale à celle de ses personnages ; c’est, de plus, léché et mignard, c’est même, pour tout dire, un tant soit peu bébête.

M. Ballavoine, qui est, lui aussi, un « couturier », a du moins une jolie allure décorative et un agréable assortiment de couleurs fraîches. Son Tir de cette année est, comme toujours, peint avec du jus de groseille et du petit-lait. Ses femmes sont glacées, mais leurs robes violettes, feuille-morte et gris de perle font d’amusantes taches dans ces gais et lumineux paysages où il excelle. C’est de la peinture aimable, divertissante à contempler par les jours de pluie et de neige.

M. Boldini est plus curieux. Celui-là a des microscopies à la Meissonier, et des agilités de pinceau à la Fortuny. Son garde municipal à cheval remettant un pli cacheté à un concierge, est un peu tapoté et scintillant, mais il y a dans ce minuscule tableautin une nervosité du diable, une rapidité de mouvement qui étonne. Dans sa rue, vue de biais, un monsieur parlant à une dame a été pris d’un trait sur l’album et piqué tout vif sur la toile. M. Boldini est vraiment plus qu’un modiste.

Nous voici parvenu, maintenant, devant les artistes qui ont des prétentions à l’esprit, devant les vaudevillistes, devant les grimaciers de l’école de Dusseldorf. Fuyons. — Il est vrai que, dans tous les coins de ces interminables salles, nous trouverons force croûtes prétentieuses et minables, entre autres une chiffonnière de M. Forcade, qui se met un loup sur le nez et se mire dans une glace. Quelle jolie imagination et quel esprit ! — Knauss, dont je hais les oeuvres, est un peintre de génie à côté de tous ces gens.

Je me roulerais de joie devant ses misérables toiles quand je contemple le Petit Caprice de Mlle Elisa Koch, un enfant qui n’a qu’un bas et qui boude. Ah ! cette fois, c’est de l’esprit de femme. Ça se subit un jour par an, le jour du vernissage, et c’est encore trop.

Que dire également de la peinture d’actualité, des Pacificateurs de San Stefano signés Millet ? Un Russe offrant du feu à son ennemi qui veut allumer une cigarette. C’est gentil, c’est neuf comme idée, et c’est par-dessus le marché humanitaire. Pourquoi pas, alors, pendant qu’on y est, de l’Antoine Wiertz, du toqué Belge ! Mais il serait vraiment temps de s’occuper d’oeuvres sérieuses; arrivons donc, au plus vite, devant la Loge aux Italiens, de Mme Eva Gonzalez.

Cette artiste nous représente, dans la cage rouge d’une loge, un monsieur et une dame. C’est un peu boueux et c’est d’une couleur triste, mais il y a des parties excellentes. La pose des personnages est naturelle, et puis c’est intrépidement peint. Cette toile, dérivé des Manet, a une certaine saveur amère et rêche qui nous console des écoeurantes sucreries auxquelles nous venons de goûter. C’est, en somme, une oeuvre qui, malgré sa teinte déplaisante, possède une belle tournure.

Je laisse de côté maintenant l’Enterrement de M. Le Maire, signé Denneulin. Ses pompiers et ses paysans sont burlesques. Ils appartiennent à cet art de bas étage que M. Léonce Petit professe dans les journaux à images.

Dans ce désastre de toiles, le Sermon, de M. La Boulaye, semble virilement peint ; ses paysannes égrenant leurs rosaires sont bien un peu molles ; elles ont posé, à tant la séance, pour l’extase et pour la prière ; mais le paysan lisant son livre de messe prie pour de bon et simplement. M. La Boulaye a obtenu, grâce à cette toile, une troisième médaille. Il est certain que, parmi celles qui ont été décernées cette année, la sienne a au moins un semblant de raison d’être.

L’Arrestation, de M. Hugo Salmson, est également une peinture honnête : on peut la contempler sans allégresse, mais aussi sans dégoût et sans haine.

Parmi les gens qui ont la réputation de faire du moderne, nous avons déjà passé en revue les couturiers et les vaudevillistes, il nous reste encore à rendre compte des pleurnicheurs. Entrons donc dans ce café-concert de l’art, nous n’y séjournerons pas longtemps, du reste.

M. Haquette est l’un des premiers sujets de ces beuglants. Il a aggravé le Mürger en nous montrant une Francine qui sue de l’eau. Cette oeuvre est réellement étonnante. Les deux mains enfoncées dans son manchon, placée dans une pose qui ne rappelle pas du tout — oh ! mais comment donc ! — celle d’une toile connue, signée Jacquet, et malheureusement vulgarisée par la photographie et par la gravure, Francine geint très dolemment.

Je ne sais si, le dimanche, des familles sensibles se frottent les yeux devant ce mannequin habillé en poitrinaire, mais ce qui est bien certain, c’est que chez les gens qui, les jours de la semaine, perdent leur temps à l’exposition, l’émotion ne se traduit que par un simple haussement d’épaules. J’ai cité comme l’un des produits les plus caractéristiques de cet art sentimental qui nous ravage, le Manchon de Francine, je pourrais citer encore l’Abandonnée, de M. Geoffroy. Celle-là, vêtue de deuil, pleure sur du noir, assise dans un fauteuil de tapisserie. C’est simple et de bon goût, et c’est comme le tableau de M. Haquette, veulement et cotonneusement peint. Il est juste d’ajouter que la romance gaie n’est pas moins que la romance pleurarde habilement détaillée sur cette estrade où s’accumulent les chanteurs dits : premiers comiques.

Je signale parmi eux M. Pinta (Amable), auteur d’une Cage à singes, M. Saintin, M. Simon Durand, auteur d’Une alerte, peinte tout à la fois d’une façon flasque et aigre, M. Innocenti qui a trouvé ce titre spirituel : Une Blanche pointée pour une scène ainsi conçue : une jeune personne, costumée en je ne sais quoi, joue du clavecin. Elle tape sur une blanche et un jeune homme, l’embrassant sur les lèvres, pointe ainsi la note ! !

Il y a vraiment des limites au courage d’un homme. J’avoue être à bout de forces. Ce fatras de billevesées dont il m’a pourtant bien fallu rendre compte lasserait l’indulgence la mieux trempée et la patience la plus robuste. Les portraits nous dédommageront heureusement un peu.

Comme simulacre d’un faire large, le portrait de Victor Hugo est un chef-d’oeuvre. Il est laborieusement et lourdement peint, avec une agaçante affectation d’ampleur. Voilà bien la feinte et la supercherie du vrai talent les plus incroyables que l’on puisse voir ! L’éclairage est, comme d’habitude, dément. Ce n’est ni le jour, ni le crépuscule, ni le Jablochkoff, c’est quelque chose de vineux et de sale, une lumière passant sous des vitres brouillées et remplies de poussière. M. Bonnat a fait son petit trompe-l’oeil en enlevant dans cet éclairage des chairs violacées sur du noir. La pose elle-même est banale ; le coude appuyé sur un volume d’Homère donne une idée de l’esprit du peintre. Ce tableau n’a jamais représenté Hugo, mais bien le premier venu, et encore un premier venu qui vient de se lever, avec un copieux repas avalé la veille.

Quant au portrait de miss Mary, en bleu sur fond brun, c’est une peinture mesquine et glacée.

Telles sont les nouvelles oeuvres exposées par M. Bonnat, et cependant, en comparaison des autres portraits qui s’échelonnent impudemment tout le long des salles, j’arrive à penser que le succès de M. Bonnat est presque mérité; M. Bonnat est un génie et un Dieu à côté de MM. Cabanel et Dubufe. Ah ! il faut avouer que les portraitistes mettent la critique dans une drôle de situation !

Je fais exception pour M. Bartholomé. Celui-là est un artiste franc, un peintre énergique, épris de la réalité et la reproduisant avec un accent très particulier. Sa vieille dame souriant, un livre dans une main et des lunettes dans l’autre, est une brave femme bien vivante. Si le rideau jaune un peu banal qui la repousse ne me ravit guère, en revanche, la sincérité de la pose, la bravoure de l’exécution, la puissante vérité que dégage cette toile, m’ont absolument conquis. J’en puis dire autant pour son portrait de vieillard, assis sur un banc. C’est pris sur le vif, c’est de l’art naturaliste en plein.

Mlle Abbéma aime moins les tons tranquilles, les phrases simples ; celle-là est plus turbulente, elle raffole des coups de couleurs et elle les plaque avec une vigueur étonnante chez une femme qui a séjourné, comme presque toutes ses confrères, dans l’atelier de M. Chaplin. Ses deux portraits de cette année sont bons. Celui de Mme X., se détachant en noir sur un fond mastic et tabac d’Espagne, est assez nerveusement brossé. Le noir de la robe, le réveil jaune de la rose, le blond des gants de Suède sur lequel se déroule le serpent d’or d’un bracelet, indiquent l’élève de cet étoffiste qui a nom Carolus Duran. Je préfère même ce portrait à celui de Mlle Samary, debout en robe grise et cravate violette sur du vert. Les cheveux blonds frisés en poils de caniche et tombant en pluie sur le front, et les lèvres peintes éclairées par la jolie lueur blanche des dents, sont cependant alertement troussés. L’éternel et insupportable rire de cette actrice est bien saisi ; nous la retrouverons encore, riant toujours, mais vêtue de rose cette fois, dans une toile de M. Renoir, si étrangement placée au ciel d’un des dépotoirs du salon, qu’il est absolument impossible de se rendre compte de l’effet que le peintre a voulu donner. On pourrait peut-être coucher aussi des toiles le long des plafonds pendant qu’on y est !

Son autre tableau est, en revanche, placé sur la rampe. M. Renoir a pensé que mieux valait représenter Mme C., dans son intérieur, avec ses enfants, au milieu de ses occupations, plutôt que de la mettre droite, dans une pose convenue, sur un rideau violet ou rouge. Il a eu parfaitement raison, selon moi. C’est là une tentative intéressante et qui mérite qu’on la loue. Il y a, dans ce portrait, d’exquis tons de chair et un ingénieux groupement. C’est d’un faire un peu mince et tricoté, papillotant dans les accessoires; mais c’est habilement exécuté, et puis c’est osé ! En somme, c’est l’oeuvre d’un artiste qui a du talent et qui, bien que figurant au salon officiel, est un indépendant; ça étonne, mais ça fait plaisir, de trouver des gens qui ont depuis longtemps abandonné les vieilles routines conservées si précieusement par leurs confrères dans des pots de saumure.

M. Delaunay les a toutes emmagasinées, lui. Son Gounod regardant le ciel et serrant contre son coeur une partition de Don Juan, est le comble du ridicule et du grotesque ! M. Delaunay est, bien entendu, hors concours, et c’est l’un des peintres les plus estimés de France !

Je pourrais citer maintenant, hélas ! au courant de la plume, une bonne grosse de portraits qui ne valent guère mieux. Il est vrai que toutes ces images sont suffisantes pour parer les salons de velours rouge où, sur une console de faux Boule, deux lampes en zinc bronzé dressent leurs verres couronnés au sommet d’un petit fez à gland bleu. Ça orne, ça tient de la place, ça permet de constater les ravages que l’âge amène sur la tête des maîtres du logis, et puis, ça fournit un sujet de conversation aux messieurs et aux dames en visite. Il faudrait vraiment n’avoir pas de coeur pour supprimer d’aussi charmantes inutilités !

Laissons-les donc se détériorer en paix, et allons voir le réjouissant Mes bottes, troussé carrément dans les gris-clairs par Desboutin. Dailly, l’homme au pain, est là tout vivant avec sa face réjouie et son gros rire. Après la culotte de toile bleue, passons, pour faire contraste, aux élégances des mondaines. Mlle V..., vêtue de lilas et placée au milieu d’un jardin où les géraniums piquent dans du vert leurs étoiles rouges, se promène, souriante, la figure doucement éclairée par la lumière que tamise l’étoffe bleue de l’ombrelle verte. M. Gervex l’a peinte avec une clarté qui décèle l’étude du Manet. Les chairs sont fades, mais le corps est bien étoffé dans la robe. C’est une toile gaie, faite par un homme très habile dans son métier.

M. Fantin-Latour est d’allure plus sévère; mais celui-là possède une bien autre envergure ! Sa toile de cette année est, comme d’habitude, superbe. Deux jeunes filles sont là, l’une debout en train de peindre, l’autre assise et dessinant une tête de plâtre. Ce qui est vraiment merveilleux dans cette toile, c’est le naturel de ces figures. Elles ne posent pas pour des portraits, elles dessinent simplement chez elles sans s’occuper du spectateur. L’atmosphère qui les entoure est étonnante. L’air circule autour de ces deux femmes qui échangent des mots à mi-voix, tranquillement appliquées à leur labeur. C’est sobre de tons, harmonieux et doux, avec un certain charme puritain et discret.

M. Fantin-Latour n’est pas un modiste ou un peintre d’accessoires, c’est un grand peintre qui serre et qui rend la vie. Sa peinture n’est ni méticuleuse, ni tirée : elle est forte et simple. M. Fantin-Latour est un des meilleurs artistes que nous possédions en France.

M. Bastien-Lepage, dont le portrait de Mlle Bernhardt semble peint à la loupe et exécuté à petites lèches sur une plaque d’ivoire, ne ferait pas mal de regarder l’oeuvre de M. Fantin-Latour. Il comprendrait peut-être, lui et les jeunes autres officiels modernistes, la différence qui existe entre des tableaux cauteleux et truqués et des oeuvres droites et saines.

Il ne reste plus guère de place maintenant pour parler des innombrables toiles qui luisent partout. Je cite au hasard de la plume : un portrait de M. De Ségur, en noir sur fond noir, un de M. Carolus Duran, mollasse et rêveur, de M. Sergent ; deux faux Chaplin signés par Mlles de Challié et Berthe Delorme; un Deschamps représentant une femme habillée d’une robe mastic et se découpant sur fond lie de vin ; un Charbonnel pas mauvais; de médiocres Dubois, et puis des figures de médecins à n’en plus finir. Tout le corps médical y a passé, cette année, avec ses favoris en côtelettes et ses paletots à rubans rouges !

Le portrait de Mme La Comtesse de Trois Etoiles rayonne au milieu de ces pauvretés. Je n’ai pas à décrire la nouvelle oeuvre de M. Carolus Duran, puisque cette besogne a été faite déjà dans ce journal ;(2) je me bornerai à quelques réflexions. Le portrait de M. Duran est, comme d’ordinaire, théâtralement posé; mais il me semble, cette fois, un peu supérieur à ceux des années précédentes. En sus des étoffes qui sont toujours brillamment enlevées, la chair est plus vive et les mains sont belles. Je souhaite que ce tableau ne s’effondre pas comme ses aînés. L’expérience de l’exposition universelle a été terrible pour ce peintre. Le coloris avait fui, le tout était devenu cartonneux et métallique, les chairs semblaient cuites et rissolées, les étoffes même avaient durci. On a vu alors combien était fragile et factice la réputation de beau peintre acquise par cet artiste ! Je souhaite, je le répète, à cette oeuvre pompeuse, un plus heureux sort.


IX

Le patriotisme est, selon moi, une qualité négative en art. Je sais bien que la foule trépigne et essuie une petite sueur d’enthousiasme lorsqu’elle entend brailler dans un concert quelconque « La Revanche » ou « France mes amours », je sais bien que nombre de gens se pâment devant les romances de M. Déroulède, mais ceux-là sont de braves gobe-mouches, prêts à couper dans tous ces ponts patriotiques qui font dire des poètes-ingénieurs qui les construisent : « Voilà de bien belles âmes ! » Le patriotisme, tel que je le comprends, consisterait à mettre sur pieds de véritables oeuvres.

Delacroix et Millet ont plus rendu de services à la France, avec leurs merveilleuses toiles, que tous les généraux et que tous les hommes d’état. Ils l’ont magnifiée et glorifiée, tandis que Vernet, Pils, Yvon, et autres peintres militaires, qui ont célébré ses victoires, l’ont rabaissée et avilie par leurs croûtes. Voilà mon avis tout cru. — Baudelaire a écrit, dans ses « Curiosités esthétiques », à propos de la peinture soldatesque, cette phrase : « Je hais cette peinture comme je hais l’armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. » Je n’irai pas aussi loin — au point de vue de l’art. — L’armée existe, et elle a par conséquent le droit d’être reproduite comme toutes les autres classes de la société; mais ce que je voudrais, par exemple, c’est qu’on ne me la représentât pas toujours avec des allures mélodramatiques ou pleurardes ; ce que je voudrais, c’est qu’on la fît, telle qu’elle est, simplement. M. Guillaume Régamey l’avait au moins tenté, et il y avait réussi parfois.

Les batailles exposées au salon de cette année sont toutes et sans exception d’une pauvreté niaise. Voilà M. Detaille, le favori du public, qui nous montre un Episode de la bataille de Champigny; tous ces petits bonshommes, bien léchés, bien propres, sont placés dans des postures invues à ce moment-là ; c’est une rangée de poupées, distribuées par un homme qui a l’habitude de ces sortes de choses. Il y a gros à parier que M. Detaille a pris dans son album deux ou trois poses qu’il avait croquées dans une revue ou dans un camp, et qu’il a arrangé le tout en bataille pour l’édification des amateurs. ça ne sent pas la poudre, cette toile-là, ça sent la colle-forte et ça sent surtout le chiffon, fraîchement repassé, qui a servi à costumer ces pantins en militaires !

La toile de M. Detaille est à coup sûr peu médullaire, mais elle ne l’est pas moins que celles de MM. Médard, Castellani, Couturier, et elle vaut toujours bien celle de M. Berne-Bellecour, qui continue avec insistance à être médiocre. Une seule est divine, celle de M. Reverchon : un sapeur montrant le ciel à un franc-tireur qui meurt à genoux. Ce tableau est le détersif le plus énergique que je connaisse du spleen, je le recommande aux gens qui ont peine à rire. Il y aura chez eux une explosion formidable de gaieté, cette fois ; je recommande également aux personnes qui n’auraient pas le temps d’aller visiter le salon, la très audacieuse et très charmante tentative d’un ferblantier de la rive gauche : un combat de soldats de plomb, sur un terrain simulé par de la sciure de bois, près d’une rivière imitée par un bout de miroir. C’est d’abord gentil et ensuite il y a des qualités sérieuses de groupement ; la forteresse de plomb, munie de canons, dont les bouches sont garnies d’une fumée d’ouate, est très remarquable, très vraie. Si c’était exposé au salon de cette année, ça écraserait à coup sûr toutes les grandes bâches peintes par M. Castellani et consorts.

Nous ne changerons pas de sujets, en abordant la nature morte. Pioupious d’Epinal ou fleurs de taffetas, c’est bon à mettre dans le même sac. Je fais exception pour Mlle Desbordes, qui brosse avec une belle énergie ses floraisons. Son Souvenir de première communion est joliment peint. Toute cette gamme de blanc jouant sur du vert pâle est charmante; puis le voile jeté sur la coupe, les chapelets et le livre, donnent un effet de nuée flottante très curieux. Un effet analogue, mais que rien ne justifie, par exemple, a été imaginé par M. Monginot. Ses groseilles et ses framboises sur une feuille de chou sont vagues et sans contours, vues comme au travers d’un rideau de mousseline. Puis, ses fruits sont horriblement talés, ils coulent sans avoir atteint pourtant le degré de pourriture nécessaire pour se liquéfier de la sorte.

Après cette marmelade de fruits blets, passons aux figurines d’ivoire et de stuc. Le portrait de Mme la marquise De Trois Etoiles est un de ces ivoires les mieux réussis du salon. J’admire de tout coeur cette dureté des chairs, j’aurais cependant préféré que M. Cabanel serrât encore de plus près la nature de l’ivoire et de l’os. Il y a aussi de jaunes striures, des veines et des fibrilles un peu rousses dans ces matières et il n’est vraiment pas permis de les négliger ; et puis, pourquoi cette robe de fer-blanc ? — Ces compromis sont fâcheux. Il eût mieux valu étamer alors la figure comme la robe, dans du fer.

J’en dirai autant de M. Alphonse Hirsch qui, moins truqueur mais plus désespérant encore, s’il est possible ! a coulé toute sa Mme W... dans du biscuit. Allons, il y a encore de beaux jours pour la peinture morte ! si M. Dubufe ne se mêle pas d’en peindre, toutefois, — car celui-là ne métallise pas d’une façon suffisante. Certes, j’aurais mauvaise grâce à nier que, dans ses deux portraits de cette année, la sécheresse de l’os, mal tourné et imparfaitement poli, ne soit pas habilement exécutée ; mais ici, il y a vraiment une erreur. Les étoffes sont bien taillées dans une matière dure, mais les figures sont gélatineuses ; ce sont des crèmes saisies par le froid. Que diable, voyons, l’ivoire n’a jamais eu cette inconsistance et cette mollesse !

M. Desgoffes, le forçat de la nature morte, est plus précis et plus vrai. Voyez le très extraordinaire plateau qu’il a fourbi cette année; tout y est rendu par le même procédé, azalées, onyx et sardoines. C’est le chef-d’oeuvre du monstrueux; seul, Abraham Mignon, dont les odieuses toiles s’étalent au Louvre, égale M. Desgoffes. Est-ce qu’on ne pourrait pas, dans un intérêt de bon goût public, serrer dans une armoire perdue, dans un placard oublié, ces horribles choses, ou bien entasser tout cela dans le musée de marine, où s’égarent seulement, le dimanche, un artilleur et un ou deux soldats de la ligne ?

Je serais curieux aussi de savoir où l’on va placer la gigantesque nature morte de M. Delanoy, achetée par l’état. Au Luxembourg ? Elle en est digne. C’est une deuxième resucée de Vollon. Les cuirasses ont d’aimables luisants, dont nous connaissons la recette; seulement, si toute cette ferraille est soigneusement lustrée, il n’en est pas de même des vieux bouquins dont les pages sont coupées, non pas dans du parchemin, mais dans de la tôle.

Allons, c’est bizarre, mais c’est ainsi ; ce sont les femmes qui brossent aujourd’hui le plus amplement la nature morte. J’ai parlé déjà de Mlle Desbordes ; il me reste à signaler encore Mme Ayrton dont les deux toiles sont bonnes. Les Oiseaux de mer sont bravement enlevés et son Coin de cuisine, avec ses jolies taches de vert et de rouge, est simplement et solidement peint, sans qu’on y voie ce procédé si lassant chez les Jeannin, les Bergeret et les Claude.

Laissons de côté pour l’instant tous ces objets inanimés et filons au plus vite devant les insupportables tableautins de M. Goupil, le vétilleux fripier du directoire, et les risibles portraits de famille de M. Ruben ; nous pouvons négliger aussi la partie de dames de M. Beyle, car toutes ses femmes sont empruntées aux images des tailleurs et elles figurent, toutes aussi, dans les gazettes roses.

Mieux vaut, à tout prendre, le Bonvin. Sa toile représente l’intérieur d’une maison religieuse ; des soeurs, assises autour d’une table, pelurent des poires.

C’est posé et conçu comme un Pieter De Hoog, avec une porte ouverte dans le fond et une femme en pleine lumière. Seulement, le juste effet de soleil du bon peintre hollandais n’y est point; ensuite, les soeurs de M. Bonvin sont anguleusement peintes; c’est en somme, une peinture lisse et glacée, sans vie. Je ne sais vraiment pourquoi l’on dit et l’on répète, depuis des ans, que M. Bonvin marche de l’avant. Mais c’est tout le contraire ! Ses intérieurs sont de pâles décalques des intérieurs peints par les vieux maîtres de la Hollande. M. Bonvin, c’est la sécheresse incarnée, c’est un prôneur de faux archaïsme et de faux moderne.


X

Il ne me reste plus, pour finir le compte rendu des huiles, qu’à dire quelques mots de certaines toiles qui figurent, la plupart, dans la peinture de genre. Je serai bref. — Parmi les Fortunystes, je ne citerai que M. Casanova; — celui-là est, en effet, le disciple qui a le mieux hérité des défauts de ce très extraordinaire acrobate qui s’appelait Fortuny. Certes, celui-là fut un étourdissant coloriste, un clown prodigieux qui, malgré ses perpétuels tours de passe-passe, a parfois trouvé d’exquises merveilles, de la vie pantelante et superbe, témoin l’adorable petite femme nue, couchée sur le ventre, qui figurait au Champ De Mars ; mais comme chef d’école, comme maître, c’était bien le plus déplorable et le plus dangereux. Ses élèves n’ont pu s’assimiler aucune de ses qualités et ils se bornent à tirer des feux d’artifice dont les salves se succèdent avec un fracassant et monotone éclat.

Le Mariage d’un prince, de M. Casanova, est le spécimen le plus malheureux du genre. Rien ne vit, rien ne bouge dans cette toile ; c’est une aveuglante fulguration de paillettes collées les unes contre les autres.

Passons, et puisque nous sommes dans la salle des C, voyons les Benjamin Constant, de l’Orient ensoleillé à Batignolles-Clichy et accommodé à grand ragoût de teintes vives pour en masquer la saveur fade. Il me semble qu’on pourrait occuper son temps à peindre des choses plus sensées et plus sincères; à faire, par exemple, comme M. Ribarz, une bonne étude du bassin de la Villette; mais ce qu’il faudrait bien ne pas faire surtout, ce seraient des aquarelles genre Pollet, des nudités pointillées et léchées, retouchées au microscope, des Omphales aux hanches en fer de lance, et des taudis où une femme couchée nous tourne un dos taché par des ombres fausses.

M. Pollet est le Desgoffes de l’aquarelle; tous ses copains usent d’ailleurs du même procédé de polissure. La lamentable exposition Durand-Ruel en était la plus convaincante des preuves. Les Leloir et les Vibert dominaient odieusement dans ce ramas de honteuses pièces et M. Heilbuth, avec son modernisme si peu raffiné et sa touche si lourde, rayonnait presque comme un homme de grand talent au milieu des atroces misères de ces papiers peints. C’était le néant dans toute sa gloire que cette exhibition ! C’est le néant que nous allons trouver encore dans les travées du salon officiel !

J’accepte, bien entendu, une aquarelle-gouache de M. Raffaëlli. Cet artiste nous montre ici encore l’un de ces paysages qu’il aime, l’une de ces vastes plaines animées par les fabriques qui avoisinent Paris, et il fait bien !

Théophile Gautier a écrit quelque part que les ingénieurs gâtaient les paysages; mais non ! ils les modifient simplement et leur donnent, la plupart du temps, un accent plus pénétrant et plus vif. Les tuyaux d’usines qui se dressent au loin marquent le Nord, Pantin par exemple, d’un cachet de grandeur mélancolique qu’il n’aurait jamais eu sans eux.

Eh bien, M. Raffaëlli est un des seuls qui aient compris l’originale beauté de ces lieux si chers aux intimistes. Celui-là est le peintre des pauvres gens et des grands ciels ! -son chiffonnier, seul, avec sa chienne, et prêt à picorer dans un monceau de détritus, a grande allure ; il est pris sur nature et hardiment dressé. Comme devant les tableaux de cet excellent peintre, j’ai revu, devant son aquarelle, des existences de labeurs et de misères; j’ai revu, dans des plaines où broute un vieux cheval blanc près d’une charrette tristement assise et levant les bras, ces scènes qui s’offrent immanquablement aux gens qui sortent des remparts : des enfants tétant des gorges sèches et des familles raccommodant des nippes et causant entre elles des difficultés qu’éprouve le pauvre monde à vivre.

Citons, après le Chiffonnier de M. Raffaëlli, un intérieur de Mlle Haquette-Bouffé assez nerveusement sabré; un croquis amusant, des gens en train d’écrire, de M. Bureau, et une cocasserie furieuse, intitulée : Souvenir du grand Concile de 1869 et représentant le pape défunt et un vague évêque. Cette enseigne que les fabricants de la rue Saint-Sulpice n’oseraient même pas afficher dans leurs vitrines, porte la signature de Mme Julianne.

Le majestueux peintre qui a nom Signol peut seul lutter avec avantage contre les exploits de cette dame. Après avoir recueilli les gorges-chaudes du tout-Paris de l’exposition, en étalant ses fastueuses pauvretés au salon de mars, le voici qui exhibe, cette fois, une Psyché et un Abel. M. Signol désirait-il montrer que, parmi les membres de l’académie de peinture, il était le plus décourageant et le plus infime ? — eh ! Il y avait longtemps que nous le savions. L’oeuvre comateuse qu’il a bredouillée sur les murailles de Saint-Sulpice ne pouvait nous laisser de doute; son déballage de cette année était, par conséquent, bien inutile !

Un mot maintenant sur la Nana de M. Dagnan-Bouveret, et nous pourrons passer, sans plus tarder, aux aqua-fortistes et aux graveurs. Cette Nana m’a profondément ébaudi. Alors, voilà comment les peintres comprennent les volumes qu’ils lisent ? Alors cette tremblotante figurine et ce paquet de chiffons mal triés, représentent Nana, et cet ancien colonel de voltigeurs assis près d’elle simule le vieux qu’elle possède et ronge ? Mais enfin, voyons, Nana devrait au moins avoir un piment, un gingembre quelconque dans les yeux ou dans la tournure. Ici rien ; les Indépendants sont décidément les seuls qui puissent rendre ou essayent au moins de rendre la Parisienne et la fille. Il y a plus d’élégance, plus de modernité dans la moindre ébauche de femme de L. Forain que dans toutes les toiles des Bouveret et autres fabricants de faux moderne ! Je connais de l’impressionniste que je viens de citer des aquarelles qui décèlent, en effet, un sens très particulier et très vif de la vie contemporaine ; ce sont de petites merveilles de la réalité parisienne et élégante.

Nous voici parvenus enfin dans la salle réservée aux gravures. La première réflexion qui nous vient est celle-ci : l’honorable corporation des burinistes est pleine d’artisans laborieux et habiles; mais, de véritables artistes, elle n’en compte point ! Aussi, serai-je sobre de noms ; le temps presse, et il est bien inutile d’entasser les jugements sur toutes ces reproductions plus ou moins réussies de tableaux faits par d’autres que par ceux qui les gravent.

Mieux vaut s’occuper des aqua-fortistes qui nous donnent de leur cru, et, entre tous, de M. Desboutin, dont l’exposition gravée a été, pour cet artiste, un véritable triomphe.

Après avoir été impitoyablement refusé, pendant des années, aux salons annuels, M. Desboutin a enfin gagné une entrée et une médaille. C’était justice. Les dix-sept gravures exposées cette fois sont superbes, son portrait surtout, dont l’allure est magnifique de puissance. Cette tête, qui vous regarde en fumant sa pipe, respire et s’anime, et elle est exécutée avec une carrure !

A signaler encore de belles études gravées suivant la formule des anciens maîtres par M. Le Couteux, et les très remarquables danseuses de M. Renouard qui ont paru dans l’Illustration. Son dessin de petits chats est également surprenant. Ces merveilleuses bêtes ont été saisies dans leurs mouvements si câlins et si prompts. Nous sommes loin, comme vous pouvez penser, des chats enfermés dans un panier et jouant aux guignols, de M. Lambert et autres féliniers ! Ceux de M. Renouard ont une allure prise sur nature, une vérité de poses fantasques et exactes pourtant, qui rappelle celle de ces animaux si lestement croqués dans certains des albums japonais d’O kou-saï.

Ses vues de l’Opéra sont audacieuses aussi, et, pour en revenir au corps de ballet dont j’ai parlé plus haut, les exercices qu’exécutent les apprenties en pirouettes sont tout à la fois minutieusement et amplements décrits. Elles sont là, telles quelles, alertement dessinées en quelques traits, faisant les pointes, les petits battements à terre, le développé à la quatrième devant, et le grand développé à la barre, la révérence et le baiser final. L’effort et le sourire fixe se voient ; tous ces corps en disloque palpitent et soufflent. Il y a vingt fois plus d’art dans ces petites eaux-fortes que dans toutes ces grandes machines dites d’histoire, dont il nous a fallu rendre compte depuis plus d’un mois.


XI

J’ai souvent pensé avec étonnement à la trouée que les impressionnistes et que Flaubert, de Goncourt et Zola ont fait dans l’art. L’école naturaliste a été révélée au public par eux ; l’art a été bouleversé du haut en bas, affranchi du ligotage officiel des écoles.

Nous voyons clairement aujourd’hui l’évolution déterminée en littérature et en peinture ; nous pouvons également deviner quelle sera la conception architecturale moderne. Les monuments sont là. Les architectes et les ingénieurs qui ont bâti la gare du Nord, les halles, le marché aux bestiaux de la Villette et le nouvel hippodrome, ont créé un art nouveau, aussi élevé que l’ancien, un art tout contemporain, approprié aux besoins de notre temps, un art qui, transformé de fond en comble, supprime presque la pierre, le bois, les matériaux bruts fournis par la terre pour emprunter aux usines et aux forges la puissance et la légèreté de leurs fontes.

En parallèle avec ces produits d’un art que la terrible vie des grandes cités a fait éclore, plaçons maintenant comme un merveilleux spécimen de l’époque qui l’a créée, la Trinité. Tout l’art maladivement élégant du second empire est là. La cathédrale érigée par les peuples croyants est morte. Notre-dame n’a plus de raison d’être. Le scepticisme et la corruption raffinée des temps modernes ont construit la Trinité, cette église-fumoir, ce prie-Dieu sopha, où l’ylang et le moos-rose se mêlent aux fumées de l’encens, où le bénitier sent le saxe parfumé qui s’y trempe, cette église d’une religion de bon goût où l’on a sa loge à certains jours, ce boudoir coquet où les dames de M. Droz flirtent a genoux et aspirent à des lunchs mystiques, cette Notre-dame de Champaka, devant laquelle on descend de sa voiture comme devant la porte d’un théâtre.

J’ai cité ces monuments, parce qu’ils sont les plus caractéristiques du siècle; j’ai volontairement passé sous silence l’Opéra, qui n’est qu’une marqueterie de tous les styles, un raccord de toutes les époques, avec son escalier pris à Piranèse, sa masse péniblement agrégée, ses parties disparates réunies comme les pièces d’un jeu de patience. Cela n’a rien à voir, au point de vue de l’ordonnance extérieure surtout, avec l’art nouveau dont les deux types sont tranchés ; l’un morbidement distingué et corrompu, l’autre, puissant et grandiose, enveloppant de son large cadre la grandeur superbe des machines ou abritant de ses vaisseaux énormes et pourtant aériens et légers comme des tulles, la houle prodigieuse des acheteurs ou la multitude extasiée des cirques.

La musique a marché, elle aussi, de l’avant ; il ne reste donc, en fait d’art, que la poésie et que la sculpture qui soient demeurées stationnaires. La poésie se meurt, cela est certain. Si grand qu’ait pu être Victor Hugo, si habile, si artiste que soit Leconte De Lisle, ils perdent et ils perdront surtout, et dans un peu de temps, je crois, toute influence sur la couche nouvelle des poètes. Ce ne sera, certes, point avec Musset que la poésie sortira du fossé où elle barbote ; je ne vois point dès lors, à moins qu’un homme de génie ne naisse, ce que pourra devenir cet art que Flaubert appelait un art d’agrément, et je vois moins encore où tend cet autre qu’on nomme la sculpture.

Telle qu’elle est aujourd’hui, c’est l’ankylose la plus effroyable qu’on puisse voir.

Il serait grand temps de remiser ce vieux cliché qu’on nous sort tous les ans : la sculpture est la gloire de la France — la peinture ne progresse guère, oui, mais la sculpture ! — Eh non, mille fois non ! Certes, je hais de toutes mes forces la plupart des tableaux exhibés aux salons annuels, je hais la peinture de Bonnat et consorts, je hais ces mystifications de grand art, ces vessies que la lâcheté du public et de la presse finit par faire accepter pour des lanternes; mais je hais davantage encore, s’il est possible, ces autres vessies qu’on appelle la sculpture contemporaine. Les peintres sont des gens de génie à côté des plâtriers officiels.

De deux choses l’une, ou la sculpture peut s’acclimater avec la vie moderne ou elle ne le peut pas. Si elle le peut, qu’elle s’essaye alors aux sujets actuels, et nous saurons au moins à quoi nous en tenir. Si elle ne le peut pas, eh bien ! Comme il est parfaitement inutile de recommencer à satiété des sujets qui ont été mieux traités par les siècles écoulés, que les sculpteurs se bornent à être des ornemanistes et qu’on n’encombre point le salon des arts de leurs produits ! Tout le monde y gagnera, — eux d’abord, car il y aura bientôt un tolle général contre la bouffonnerie solennelle de leurs marbres, et le public davantage encore, car n’étant plus gêné par ces maçonneries, il verra plus à l’aise les incomparables merveilles de l’exposition florale.

Je n’ai pas l’intention de passer maintenant, un à un, en revue tous ces bustes étranges qui se prélassent sur des socles et évoquent en moi l’idée immédiate de lunettes à branches et de toques à glands. Je m’arrêterai moins encore devant la sculpture « pour bassin et pour cuvette », dont le fantastique chef-d’oeuvre, un enfant sortant d’un chou, s’étale impudemment dans le jardin vitré. L’auteur de cette gueuserie n’a pas même eu le courage de son opinion. Il n’a pas placé cette statuette dans le saladier de zinc qui lui est destiné, et il n’a pas osé ficher dès à présent dans l’ombilic de son moutard le jet d’eau qui égaiera et rafraîchira le château de carton-pâte où les familles qui achètent ces choses se pavanent pendant plusieurs mois de l’été.

Etant donné cette atroce pénurie d’artistes, je ne fais nulle difficulté d’avouer que le jury a eu raison de choisir M. De Saint-Marceaux pour lui décerner une médaille. — Son Génie est une bonne manigance qui, en comparaison de tout ce qui l’entoure, peut être effrontément qualifiée d’oeuvre virile et large. Citons maintenant, pendant que nous y sommes, une curieuse statue de cire de M. Ringel ; les oeuvres de Mlle Sarah Bernhardt, qui rentrent dans la sculpture hydraulique citée plus haut; un bon buste de M. Carrier-Belleuse et puis quoi ? Rien; à moins que, pour démontrer que l’esprit des sculpteurs égale s’il ne surpasse celui des peintres, je ne signale le Sabot De Noël, un enfant qui pleure parce que, au lieu de joujoux, il a trouvé, dans la cheminée, des verges. C’est très fin, d’un esprit très français, comme vous voyez, et ça appuie sur la note donnée par MM. Koch, Lobrichon et autres peinturlureurs.

Je me résume, car il est temps de terminer. Le présent salon est, comme celui des années précédentes, la négation effrontée de l’art moderne tel que nous le concevons; c’est, en peinture comme en sculpture, le triomphe insolent du poncif habile.(3)

J’en suis à me reprocher pour l’instant l’indulgence dont j’ai fait preuve, en rendant compte de la plupart des toiles des jeunes modernistes officiels, parce que, à défaut de talent, ils simulaient presque l’intention de vouloir dériver le boulet que l’école leur avait attaché aux jambes. Aucun d’eux n’a eu la poigne nécessaire pour briser ses fers. De Cabanel en Gérôme, de Gérôme en Bouguereau, de Bouguereau en Meissonier, nous sommes arrivés au Firmin-girard, au Toulmouche et au Vibert.

Le dernier échelon est descendu ; le puisard souffle à pleines bouffées son odeur fade ; s’il est possible de descendre plus bas encore, je souhaite ardemment qu’on le fasse, car alors la fin de ces mardi-gras sera proche.


Notes

1. Je tiens à m'expliquer, une fois pour toutes, sur les termes génériques que je vais être obligé d'employer, dans ces articles. En dépit de la systématique injustice et de la basse étroitesse qui consistent à enrégimenter, à affubler du même uniforme des gens de talent personnel, d'opinions diverses, je n'ai pu cependant scinder en deux camps les peintres dits impressionnistes, tels que MM. Pissarro, Claude Monet, Sisley, Mlle Morisot, MM. Guillaumin, Gauguin et Cézanne, et les artistes désignés sous l'épithète d'Indépendants, qui les englobe tous aujourd'hui, sans distinction de groupes, tels que M. Degas, Mlle Cassatt, MM. Raffaëlli, Caillebotte et Zandomeneghi. D'abord parce qu'en n'agissant pas ainsi, j'eus été forcément incomplet ; les points de comparaison faisaient défaut à cause de l'abstention d'un certain nombre de peintres dits impressionnistes qui n'ont pas exposé pendant la période de trois années qu'embrassent ces Salons ; ensuite parce que c'eût été se livrer à de singulières minuties et s'exposer à d'inévitables mécomptes, que de tenter de rejeter, en un camp ou en un autre, des artistes comme M. Renoir qui a, tour à tour, délaissé et repris la formule impressionniste, comme M. Forain, qui s'est écarté du chemin tracé par M. Manet et suit maintenant la voie frayée par M. Degas. ll me fallait néanmoins séparer ces peintres des peintres officiels. Aussi, les ai-je indifféremment désignés par les épithètes, usitées, compréhensibles, connues, d'impressionnistes, d'intransigeants ou d'indépendants ; ce parti pris me permettait seul de me confiner dans le petit cadre que je m'étais tracé : montrer simplement la marche parallèle, pendant ces dernières années, des salons indépendants et des salons officiels, et mettre au jour les conséquences qui ont pu en résulter, au point de vue de l'art.

2. À la suite des nombreuses plaintes que suscita, dans le monde des peintres, la série de ces articles, M. Laffitte, directeur du Voltaire, jugea nécessaire de panser quelques-unes des plaies qu'elle avait ouvertes. Ce fut après la distribution des bons de pain et des médailles aux éclopés et aux mendiants de l'art, que M. Pothey fut chargé de préparer les compresses.

3. Ah Dieu ! un oubli. J'ai passé sous silence les assiettes sur lesquelles de malheureuses porcelainières copient, dans un long tablier noir, les toiles de MM. Chaplin et Compte-Calix. À tout prendre, cet oubli vaut mieux, car il serait malséant de gâter par un rire acide le plaisir glorieux que les papas, les maris ou les amants doivent éprouver devant l'oeuvre de leur être chéri, accrochée avec un numéro blanc sur l'une des murailles de l'exposition.