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L'Artiste

November 1874

TABLEAUX ET CROQUIS


Le sentiment de l'art et le goût de la description prédominent chez les jeunes écrivains, mais surtout chez les débutants. Voici, par exemple, M. Jorris-Karl Huysmans, qui dédie à ses amis, le Drageoir à épices, drageoir fantasque, accompagné de menus bibelors et de fanfreluches. Ce petit volume, qui sera publié par Dentu, ces jours-ci, vaut bien qu'en s'y arrête. Le prosateur se fait poüte pour le décrire lui-même.


Des croquis de concerts et de bals de barrière ;

La reine Marguerite, un camaïeu pourpré ;

Des naïades d’égout au sourire éploré,

Noyant leur long ennui dans des pintes de bière;


Des cabarets brodés de pampre et de lierre;

Le poète Villon, dans un cachot, prostré;

Ma tant douce tourmente, un hareng mordoré,

L’amour d’un paysan et d’une maraîchère,


Tels sont les principaux sujets que j’ai traités :

Un choix de bric-à-brac, vieux médaillons sculptés,

Emaux, pastels pâlis, eau-forte, estampe rousse,


Idoles aux grands yeux, aux charmes décevants,

Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse,

Sont là. Les prenez-vous ? A bas prix je les vends.


M. Huysmans, qui est peut-être un Huysmans de Malines, a dans sa plume bien française un peu d'encre flamande. Voyez plutôt ces tableaux que je décroche un instant de son petit cabinet de curiosité's, pour les montrer dans la galerie de l'Artiste.


LA KERMESSE DE RUBENS

Le lendemain soir, j’errais dans les rues d’un petit village situé en Picardie, au bord de la mer. Le vent soufflait avec rage, les vagues croulaient les unes sur les autres, et les moulins à vent découpaient leurs silhouettes grêles sur de monstrueux amas de nuages noirs. çà et là, sur la route, étincelaient de petites chapelles, élevées par les marins à la Vierge protectrice. Je marchais lentement, baisant tes lèvres rudes, aspirant l’âcre et chaude senteur de ta bouche, ô ma vieille maîtresse, ma vieille Gambier ! j’écoutais le grincement des meules et le renâclement farouche de la mer, quand soudain retentit à mon oreille un air de danse, et j’aperçus une faible lueur qui rougeoyait à la fenêtre d’une grange. C’était le bal des pêcheurs et des matelotes. Quelle différence avec celui que j’avais vu hier au soir ! Au lieu de cette truandaille ramassée dans je ne sais quel ruisseau, j’avais devant les yeux des gars à la figure honnête et douce ; au lieu de ces visages dépenaillés et rongés par les onguents, de ces yeux ardoisés et séchés par la débauche, de ces lèvres minces et orlées de carmin, je voyais de bonnes grosses figures rouges, des yeux vifs et gais, des lèvres épaisses et gonflées de sang ; je voyais s’épanouir, au lieu de chairs flétries, des chairs énormes, comme les peignait Rubens, des joues roses et dures, comme les aimait Jordaens.

Au fond de la salle, se tenait un vieillard de quatre-vingts ans, tout rapetissé et ratatiné ; sa figure était sillonnée de ravines et de sentes qui s’enlaçaient et formaient un capricieux treillis ; ses petits yeux noirs, plissés, bridés jusqu’aux tempes, étaient couverts d’une taie blanche comme des boules d’agate marbrées de blanc, et son gros nez saillant étrangement, diapré de bubelettes nacarat, boutonné d’améthystes troubles.

C’était le doyen des pêcheurs, l’oracle du village. Dans le coin, à sa gauche, quatre loups de mer s’étaient attablés. Deux jouaient aux cartes et les deux autres les regardaient jouer. Ils avaient tous le teint hâlé et brun comme le vieux chêne, des chevelures emmêlées et grisonnantes, des mines truculentes et bonnes. Ils vidaient, à petites gorgées, leur tasse de café, et s’essuyaient les lèvres du revers de leur manche. La partie était intéressante, le coup était difficile ; celui qui devait jouer tenait son menton dans sa grosse main couleur de cannelle et regardait son jeu avec inquiétude. Il touchait une carte, puis une autre, sans pouvoir se décider a choisir entre elles ; son partner l’observait en riant et d’un air vainqueur, et les deux autres tiraient d’épaisses bouffées de leur pipe et se poussaient le coude en clignant de l’oeil. On eut dit un tableau de Teniers, il n’y manquait vraiment que les deux arbres et le château des Trois-Tours.

Pendant ce temps, le cornet et le violon faisaient rage, et de grands gaillards, membrus et souples, les oreilles ornées de petites poires d’or, gambadaient comme des singes et faisaient tournoyer les grosses pêcheuses, qui s’esclaffaient de rire comme des folles. La plupart étaient laides, et pourtant elles étaient charmantes avec leurs petits bonnets blancs, jaspés de fleurs violettes, leur grosse camisole et leurs manches en tricot rouge et jaune. Les enfants et les chiens se mirent bientôt de ]a partie et se roulèrent sur le plancher. Ce n’était plus une danse villageoise de Teniers, c’était la kermesse de Rubens, mais une kermesse pudique, car les mamans tricotaient sur les bancs et surveillaient, du coin de l’oeil, leurs garçons et leurs filles.

Eh bien, je vous jure que cette joie était bonne à voir, je vous jure que la naïve simplesse de ces grosses matelotes m’a ravi et que j’ai détesté plus encore ces bauges de Paris où s’agitent comme cinglés par le fouet de l’hystérie, un ramassis de naïades d’égouts et de sinistres riboteurs !



ROCOCO JAPONAIS

O toi dont l’oeil est noir, les tresses noires, les chairs blondes, écoute-moi, ô ma folâtre louve !

J’aime tes yeux fantasques, tes yeux qui se retroussent sur les tempes ; j’aime ta bouche rouge comme une baie de sorbier, tes joues rondes et jaunes ; j’aime tes pieds tors, ta gorge roide, tes grands ongles lancéolés, brillants comme des valves de nacre.

J’aime, ô mignarde louve, ton énervant nonchaloir, ton sourire alangui, ton attitude indolente, tes gestes mièvres.

J’aime, ô louve câline, les miaulements de ta voix, j’aime ses tons ululants et rauques, mais j’aime par-dessus tout, j’aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s’échappe des vagues de ta chevelure, comme une rose jaune éclose dans un feuillage noir !



ADRIEN BRAUWER

Deux compagnons, l’un maigre et élancé comme une cigogne, l’autre obèse et ventru comme un muid, galopent sur la route de Flandre, en pétunant dans de longues pipes. Leur mine est rien moins qu’honnête. Le grand a la figure régulière, mais ravagée par les orgies, l’air hautain et distingué ; le gros a l’air commun, la face purpurée, le nez étincelant comme une braise et fleuri de pompettes écarlates. Quant à l’accoutrement des deux sires, il tombe en lambeaux. L’homme maigre est vêtu d’un pourpoint qui, jadis, a dû réjouir les belles par ses teintes incarnadines ; mais la poussière et les libations l’ont revêtu de tons roux et fuligineux ; ses grègues baissent le nez piteusement, ses souliers sont feuilletés et rient à semelles déployées. Le gros, vêtu de loques dont on ne saurait définir la nuance exacte, a pourtant des chausses dont la couleur primitive a dû être un jaune citrin agrémenté de rubans pers, mais elles sont si vieillies, si fourbues, si usées, que nous n’oserions assurer qu’elles aient eu ces teintes agréables dans leur jeunesse.

— C’est étonnant, dit le gros, comme la poussière vous sèche le gosier ! qu’un broc de cervoise serait bienvenu ! Eh ! mon maître, invoquez le divin Gambrinus pour qu’il conduise nos pas à un cabaret.

— Eh ! dit Brauwer, tu sais bien que les incomparables Kaatje et Barbara ont vidé nos poches à Anvers.

— Bah ! tu peindras un tableau, et nous boirons à notre soif.

— Non, dit le maître, j’ai créé assez de chefs-d’oeuvre laissés dans les cabarets pour payer les breuvages. A ton tour, Kraesbeck, peins et paie l’écot.

— Hélas ! tu sais bien que j’ai les bras encore endoloris des coups que j’ai reçus pour avoir voulu embrasser la jolie Betje.

— C’est vrai, dit Brauwer en riant, mais ne discutons pas davantage : voici un cabaret, buvons d’abord, nous verrons à payer ensuite.

Ils entrèrent. La salle était pleine et tellement enfumée qu’on aurait pu y saurer des harengs. Les jambes allongées, le feutre enfoncé jusqu’aux yeux, des personnages en guenilles fumaient à perdre haleine et buvaient en criant et se disputant. Une servante en train de guéer du linge dans la salle voisine rythmait à coups de palettes les chansons que nasillaient quelques-uns de ces marauds. Coutumiers de semblable spectacle, le maître et l’élève ne s’en étonnèrent pas et, pendant quelque temps, pétunèrent et vidèrent tant de pintes qu’ils conquirent l’admiration des malandrins qui peuplaient ce bouge ; puis Kroesbeck poussa son maître du coude et lui dit : — S’il ne s’agissait que de boire, la terre serait un paradis ; mais il faut payer. Voyons, fais un tableau. Brauwer poussa un soupir et, prenant une petite toile, se mit à peindre vivement la tabagie.

Ce tableau, vous le connaissez. Il est au Louvre. Le personnage le plus saillant est un buveur assis sur une barrique renversée et nous tournant le dos. Le rustre a tant de fois pétuné et tant de fois vidé de larges vidrecomes qu’il a été choir, nez en avant, sur la table qui lui sert d’appui. Sa chemise a remonté et sort toute bouffante entre son haut-de-chausse jaune paille et son pourpoint gris fer ; un autre maraud, plus intrépide, nous n’osons dire plus sobre, allume sa pipe à un brasier rougeâtre et semble absorbé par cette grave occupation. Un troisième nous présente son profil camard et souffle au plafond un nuage de fumée tourbillonnante. Enfin, apparaissent, dans la brume qui enveloppe la tabagie, quelques paysans causant avec une petite fille qui se laisse sans répugnance embrasser par l’un de ces truands.

— Parfait ! s’écria Kroesbeck, en se posant devant le tableau. Ah ! Adrien, tu as le don du génie. Hals, ton maître, n’était qu’un enfant auprès de toi. Hélas ! jamais je ne t’égalerai. Et le pauvre Kroesbeck alla s’asseoir dans un coin, d’un air tout contrit.

Les buveurs étaient partis presque tous. La nuit était venue et l’on n’entendait que le crépitement de la pluie sur les vitres et le pétillement des fagots dans l’âtre. La porte s’ouvrit, et un homme de haute taille entra et vint s’asseoir au coin du feu. Au bout de quelques instants, il se leva et vint se placer derrière Brauwer. — Eh ! bien maître, dit-il, comment vous portez-vous ?  Notre peintre, qui, pour beaucoup de raisons, ne s’entendait jamais appeler sans effroi, regarda timidement son interlocuteur et reconnut M. de Vermandois, un riche seigneur qui, le premier, lui avait payé en reluisants ducatons un de ses petits chefs-d’oeuvre, alors qu’il fuyait la maison de son maître. — Il est charmant, ce tableau ! reprit le gentilhomme ; je l’achète ; le prix que vous fixerez sera le mien, apportez-le-moi demain matin.  Puis, comme la pluie avait cessé, il sortit, faisant de la main à Brauwer un geste amical.

Tout joyeux de cette aubaine, le peintre fit frémir d’un coup de poing les brocs et les verres qui couvraient la table et redemanda de la bière. — Hé ! que dis-tu de cela, Joseph ! s’écria-t-il, nous sommes riches, livrons-nous a de francs soulas, buvons papaliter.  Mais Kroesbeck avait disparu.  Où diable est-il ?  murmura notre héros, qui se leva en chancelant ; mais il buta du pied contre une masse énorme qui, le nez aplati contre le plancher, les bras étendus, les jambes écartées, ronflait mélodieusement ; c’était le digne Joseph qui avait roulé sous là table et venait d’ajouter sans doute un nouveau rubis aux innombrables fleurons qui décoraient son nez. Brauwer le regarda avec attendrissement et, bredouillant et dodelinant la tête, alla choir sur un escabeau où il s’endormit.

— ...A propos de Van Dyck, dit M. de Vermandois, j’ai vu son maître dernièrement. Il regrette, non moins vivement que moi, que vous ayez quitté son palais pour aller, à l’aventure, courir les cabarets et les auberges.

— C’est vrai, dit Brauwer ; Rubens s’est conduit avec moi comme un véritable ami, comme un grand artiste ; mais ses disciples vêtus de soie et de velours m’intimidaient. Aurais-je pu peindre, dans ce somptueux atelier, ces trognes grimaçantes, ces haillons bizarres, ces postures si grotesques et si naturelles de l’ivrogne qu’elles vous font involontairement sourire ; aurais-je pu rendre avec autant de verve cette réalité pittoresque que vous admirez ? Que voulez-vous ! l’inspiration me désertait sous les lambris, elle me hantait dans les tripots.

A ce moment, la porte s’ouvrit, et une jeune fille parut et fit mine de se retirer en voyant son père causer avec un inconnu.

Sur un signe de M. de Vermandois, elle entra. Brauwer fut ébloui ; lui qui n’avait jamais fréquenté que des filles de joie, il resta muet d’admiration devant cette charmante jeune fille. Encadrez un ovale d’une pureté raphaélesque de grandes tresses mordorées, imaginez de grands yeux bleu turquoise, une bouche rouge comme l’aile du flamant, vous n’aurez qu’un faible aperçu de la jolie Jenny.

Le peintre comprit qu’on pouvait être heureux sans vivre dans les bordeaux et faire carrousse avec de joyeux vauriens. Il se promit de quitter sa vie aventureuse et peut-être, pensait-il, parviendrai-je, grâce à mon génie, à ne point lui déplaire. Il quitta cette maison, les larmes aux yeux, et loua une mansarde où, pendant trois jours, il s’enferma. Le troisième jour, malgré quelques regrets, il résista au désir d’aller retrouver son compagnon, l’ex-boulanger Kroesbeck. Il se mit à la fenêtre, alluma sa pipe et regarda dans la rue. Son gîte était mal choisi : un cabaret faisait face à la chambre qu’il habitait, regorgeant de buveurs et d’éhontés tortillons. Au milieu d’eux, un homme à l’encolure puissante, au bedon piriforme, au nez tout emperlé, lançait d’épaisses bouffées et suçait avec de doux vagissements les goulots d’une énorme guédousle. Sa grosse figure rayonnait d’aise.  Tiens, se dit Brauwer, Kroesbeck est ici ! Il s’est donc décidé à peindre et à payer l’écot ?  Puis il le regarda boire et un sourire d’envie passa sur ses lèvres. Il s’éloigna de la fenêtre et voulut se remettre a travailler. Il n’y put tenir, il regarda de nouveau dans la rue. Son élève l’aperçut.

— Oh ! oh ! oh ! dit-il sur trois tons différents ; et, poussant un cri Joyeux, il l’appela. Pour le coup, c’était trop. Brauwer descendit quatre à quatre, et, saisissant un broc, il le vida, la face épanouie, l’oeil pétillant. Une heure après, il dormait dans un coin, complètement ivre.

Le réveil fut moins gai. Il fit silencieusement un paquet de ses hardes et quitta la ville le soir même.

Quinze jours après, il était de retour à Anvers et mourait à l’hôpital. Cet homme de génie fut enterré dans le cimetière des pestiférés, sur une couche de chaux vive.



LE HARENG SAUR

Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne !

Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de cuivre !

Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe d’écailles.

A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, les chromes, les oranges de mars !

O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !



CAMAIEU ROUGE

La chambre était tendue de satin rose broché de ramages cramoisis, les rideaux tombaient amplement des fenêtres, cassant sur un tapis à fleurs de pourpre leurs grands plis de velours grenat. Aux murs étaient appendus des sanguines de Boucher et des plats ronds en cuivre fleuronnés et niellés par un artiste de la Renaissance.

Le divan, les fauteuils, les chaises, étaient couverts d’étoffe pareille aux tentures, avec crépines incarnates, et sur la cheminée que surmontait une glace sans tain, découvrant un ciel d’automne tout empourpré par un soleil couchant et des forêts aux feuillages lie de vin, s’épanouissait, dans une vaste jardinière, un énorme bouquet d’azaléas carminées, de sauges, de digitales et d’amarantes.

La toute-puissante déesse était enfouie dans les coussins du divan, frottant ses tresses rousses sur le satin cerise, déployant ses jupes roses, faisant tournoyer au bout de son pied sa mignonne mule de maroquin. Elle soupira mignardement, se leva, étira ses bras, fit craquer ses jointures, saisit une bouteille a large ventre et se versa, dans un petit verre effilé de patte et tourné en vrille, un filet de porto mordoré.

A ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses fleurs rouges, piqua de scintillantes bluettes les spirales du verre, fit étinceler, comme des topazes brûlées, l’ambrosiaque liqueur et, brisant ses rayons contre le cuivre des plats, y alluma de fulgurants incendies. Ce fut un rutilant fouillis de flammes sur lequel se découpa la figure de la buveuse, semblable à ces vierges du Cimabué et de l’Angelico, dont les têtes sont ceintes de nimbes d’or.

Cette fanfare de rouge m’étourdissait ; cette gamme d’une intensité furieuse, d’une violence inouïe, m’aveuglait ; je fermai les yeux et, quand je les rouvris, la teinte éblouissante s’était évanouie, le soleil s’était couché !

Depuis ce temps, le boudoir rouge et la buveuse ont disparu ; le magique flamboiement s’est éteint pour moi.

L’été, cependant, alors que la nostalgie du rouge m’oppresse plus lourdement, je lève la tête vers le soleil, et là, sous ses cuisantes piqûres, impassible, les yeux obstinément fermés, j’entrevois, sous le voile de mes paupières, une vapeur rouge ; je rappelle mes souvenirs et je revois, pour une minute, pour une seconde, l’inquiétante fascination, l’inoubliable enchantement.



CORNELIUS BEGA

Dans les premiers jours du mois de février 1620, naquit à Haarlem, du mariage de Cornélius Bégyn, sculpteur sur bois, et de Marie Cornélisz, sa femme, un enfant du sexe masculin qui reçut le prénom de Cornélius.

Je ne vous dirai point si le dit enfant piaula de lamentable façon, s’il fut turbulent ou calme, je l’ignore ; peu vous importe d’ailleurs et à moi aussi ; tout ce que je sais, c’est qu’à l’âge de dix-huit ans, il témoigna d’un goût immodéré pour les arts, les femmes grasses et la bière double.

Le vieux Bégyn et le père de sa femme, le célèbre peintre Cornélisz Van Haarlem, encouragèrent le premier de ces penchants et combattirent vainement les deux autres.

Marie Cornélisz, qui était femme pieuse et versée dans la société des abbés et des moines, essaya, par l’intermédiaire de ces révérends personnages, de ramener son fils dans une voie meilleure. Ce fut peine perdue. Cornélius était plus apte à crier : Tope et masse ! à moi, compagnons, buvons ce piot, ha ! Guillemette la rousse, montrez vos blancs tétins ! qu’à marmotter d’une voix papelarde des patenôtres ou des oraisons.

Menaces, coups, prières, rien n’y fit. Dès qu’il apercevait la cotte d’une paillarde, se moulant en beaux plis serrés le long de fortes hanches, il perdait la tête et courait après la paillarde, laissant là pinceau et palette, pot de grès et broc d’étain. Encore qu’il fût passionné pour la peinture et la beuverie et qu’il admirât plus qu’aucun les chefs-d’oeuvre de Rembrandt et de Hals, et la magnifique ordonnance de tonneaux et de muids bien ventrus, il était plus énamouré encore de lèvres soyeuses et roses, d’épaules charnues et blanches comme les nivéoles qui fleurissent au printemps.

Enfin, quoi qu’il en fût, espérant que la raison viendrait avec l’âge et que l’amour de l’art maîtriserait ces déplorables passions, son père le fit admettre dans l’atelier des Van Ostade. Cornélius ne pouvait trouver un meilleur maître, mais il ne pouvait trouver aussi des camarades plus disposés à courir au four banal et à boire avec les galloises et autres mauvaises filles, folles de leur corps, que ses compagnons d’études, Dusart, Goebauw, Musscher et les autres.

Sa gaieté et ses franches allures leur plurent tout d’abord, et ils se livrèrent, pour célébrer sa bienvenue, à de telles ripailles que la ville entière en fut scandalisée.

Furieux de voir traîner son nom dans les lieux les plus mal famés de Haarlem, le vieux Bégyn défendit à son fils de le porter, et le chassa de chez lui.

Cornélius resta quelques instants pantois et déconcerté, puis il enfonça d’un coup de poing son feutre sur sa tête et s’en fut à la taverne du Houx-Vert où se réunissait la joyeuse confrérie des buveurs.

— Ce qui est fait est fait, clama de sa voix de galoubet aigu le peintre Dusart, lorsqu’il apprit la mésaventure de son ami ; puisque ton père te défend de porter son nom, nous allons te baptiser. Veux-tu t’appeler Béga ?

— Soit, dit le jeune homme ; aussi bien je veux illustrer ce nom ; à partir d’aujourd’hui je renonce aux tripots et aux franches repues, je travaille.

Un immense éclat de rire emplit le cabaret. — Tu déraisonnes, crièrent ses amis. Est-ce qu’Ostade ne boit pas ? est-ce que le grand Hals n’est pas un ivrogne fieffé ? est-ce que Brauwer ne fait pas tous les soirs topazes sur l’ongle avec des pintes de bière ? cela l’empêche-t-il d’avoir du génie ? Non ? eh bien ! fais comme eux : travaille, mais bois.

— Ores ça, et moi, dit Marion la grosse, qui se planta vis-à-vis de Cornélius, est-ce qu’on n’embrassera plus les bonnes joues de sa Marion ?

— Eh, vrai Dieu ! si, je le voudrai toujours ! répliqua le jeune homme, qui baisa les grands yeux orange de sa maîtresse et oublia ses belles résolutions aussi vite qu’il les avait prises.

— Ça, qu’on le baptise ! criait le peintre Musscher, juché sur un tonneau. Hôtelier, apporte ta bière la plus forte, ton genièvre le plus épicé, que nous arrosions, non point la tête, mais, comme il convient à d’honnêtes biberons, le gosier du néophyte.

L’hôtelier ne se le fit pas dire deux fois ; il charria, avec l’aide de ses garçons, une grande barrique de bière, et Béga, flanqué d’un coté de son parrain Dusart, de l’autre de sa marraine Marion la grosse, s’avança du fond de la salle jusqu’aux fonts baptismaux, c’est-à-dire jusqu’à la cuve, où l’attendait l’hôtelier, faisant fonctions de grand prêtre.

Planté sur ses petites jambes massives, roulant de gros yeux verdâtres comme du jade, frottant avec sa manche son petit nez loupeux qui luisait comme bosse de cuivre, balayant de sa large langue ses grosses lèvres humides, cet honorable personnage se lança sans hésiter dans les spirales d’un long discours qui ne tendait rien moins qu’à démontrer l’influence heureuse de la bière et du skidam sur le cerveau des artistes en général et sur celui des peintres en particulier. De longs applaudissements scandèrent les périodes de l’orateur et, après une chaude allocution de la marraine qui scanda elle-même, par de retentissants baisers, appliqués sur les joues de Cornélius, et par des points d’orgue hasardeux, les phrases enrubannées de son discours, le défilé commença aux accents harmonieux d’un violon pleurard et d’une vielle grinçante.

Une année durant, Béga continua à mener joyeuse vie avec ses compagnons ; le malheur, c’est qu’il n’avait pas le tempérament de Brauwer, dont le lumineux génie résista aux plus folles débauches. L’impuissance vint vite ; quoi qu’il fît, quoi qu’il s’ingéniât à produire, c’était de la piquette d’Ostade ; il trempait d’eau la forte bière du vieux maître.

Il en brisa ses pinceaux de rage. Revenu de tout, dégoûté de ses amis, méprisant les filles, reconnaissant enfin qu’une maîtresse est une ennemie et que, plus on fait de sacrifices pour elle, moins elle vous en a de reconnaissance, il s’isola de toutes et de tous et vécut dans la plus complète solitude.

Sa mélancolie s’en accrut encore, et, un soir, plus triste et plus harassé que de coutume, il résolut d’en finir et se dirigea vers la rivière. Il longeait la berge et regardait, en frissonnant, l’eau qui bouillonnait sous les arches du pont. Il allait prendre son élan et sauter, quand il entendit derrière lui un profond soupir et, se retournant, se trouva face à face avec une jeune fille qui pleurait. Il lui demanda la cause de ses larmes et, sur ses instances et ses prières, elle finit par lui avouer que, lasse de supporter les brutalités de sa famille, elle était venue à la rivière avec l’intention de s’y jeter.

Leur commune détresse rapprocha ces deux malheureux, qui s’aimèrent et se consolèrent l’un l’autre. Béga n’était plus reconnaissable. Cet homme qui, un mois auparavant, était la proie de lancinantes angoisses, d’inexorables remords, se prit enfin à goûter les tranquilles délices d’une vie calme. Pour comble de bonheur, son talent se réveilla en même temps que sa jeunesse, et c’est de cette époque que sont datées ses meilleures toiles.

Tout souriait au jeune ménage, honneurs et argent se décidaient enfin à venir, quand soudain la peste éclata dans Haarlem.

La pauvre fille en fut atteinte. Béga s’installa à son chevet et ne la quitta plus. La mort était proche. Il voulut se jeter dans les bras de sa bien-aimée, la serrer contre sa poitrine, respirer l’haleine de sa bouche, mourir sur son sein : ses amis l’en empêchèrent. « Je veux mourir avec elle, criait-il, je veux mourir ! » Il supplia ceux qui le retenaient de lui rendre sa liberté. « Je vous jure, dit-il, que je ne l’approcherai point. » Il prit alors un bâton, en posa une des extrémités sur la bouche de la mourante et la supplia de l’embrasser. Elle sourit tristement et lui obéit ; par trois fois elle effleura le bâton de ses lèvres ; alors il le porta vivement aux siennes et les colla furieusement à la place qu’elle avait baisée.

Honbraken, qui rapporte ce fait, ajoute que, frappé de douleur, Béga fut lui même atteint de la peste, et qu’il expira quelques jours après.


KARL HUYSMANS