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L’Evolution sociale, (Nos. 1, 2, 3.) 16, 23, 30 mai 1885.

Le Salon de 1885

L’un des symptômes les plus curieux de ce temps, c’est la promiscuité dans l’admiration. L’art étant devenu, comme le sport, l’une des occupations intellectuelles des gens riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quelles que soient les oeuvres qu’on exhibe, pourvu toutefois que les négociants de la presse s’en mêlent et que ces étalages aient lieu dans une galerie connue, dans une salle réputée de bon ton par tous.

Deux raisons peuvent expliquer la vogue de ces amusettes.

D’abord, l’aridité des cerveaux dévolus aux gens du monde trouve, dans la régulière parade des dessins ou des toiles, de frivoles ressources prêtes à alterner avec les discussions éculées de la politique et les tarissables potins sur le théâtre. Puis les lieux communs sur la peinture suppléent parfois aussi aux cancans mondains qui s’épuisent où conjurent le somnolent silence des parties de whist.

Ensuite, et cette raison suffirait à elle seule, visiter et soit-disant admirer les oeuvres les plus différentes et les plus hostiles, celles de Delacroix et de Bastien-Lepage, par exemple, implique une flatteuse largeur d’esprit qui s’appelle maintenant le dilettantisme.

Ah ! l’on a singulièrement abusé de ce mot dans ces derniers temps ! — Au fond, en laissant de côté le sens si vaniteusement faux qu’on lui prête, l’on arrive, en le serrant de près, à le décomposer, à le dédoubler en ces deux réelles parties qui le composent : l’imbécillité d’une part, la lâcheté de l’autre.

Imbécillité pour les gens du Monde. Lâcheté pour la presse qui les dirige.

Imbécillité, c’est-à-dire, au point de vue artistique qui nous occupe, non sens complet de l’Art, versatiles louanges tirées, au petit bonheur, comme des boules de loto d’un sac, parfaite ignorance traduite par d’élogieux ponts neufs. Les expositions de Delacroix et de Bastien-Lepage qui se touchaient étaient pleines, l’on passait sans sourciller de l’une à l’autre. C’était de l’éclectisme; — les rengaines ont sévi: « On admire le beau où il se trouve. Parce que Delacroix fut un maître, est-ce une raison pour que M. Lepage n’en soit pas un autre ? » Et personne n’a tressailli devant cette ridicule familiarité d’un office et d’un salon, devant cet hérétique coudoiement d’un laquais et d’un maître! Mais ces gens-là sont, en somme, des inconscients. Ils regardent et jaugent froidement l’oeuvre des deux peintres auxquels ils adjoindront Adrienne Marie, lorsque la mort arrêtera enfin le flux des sentimentales vignettes dont cette industrieuse personne nous inonde: comme je l’ai dit plus haut, ces visiteurs vont au hasard, se pâmant sans savoir pourquoi, derrière le pédantesque verbiage des Lafenestre et des Havard, des Ballue et des Vachon, de tous les autres Mantz.

Afin même que le souvenir se perpétue du honteux rapprochement opéré entre l’exposition des Beaux-Arts et l’exhibition de la maison Chimay, une mondaine agence de librairie annonce en même temps la prochaine apparition d’une étude, avec photogravures, sur Delacroix, signée par M. Vachon, et d’une étude également avec photogravures, sur M. Lepage, signée par M. Fourcaud.

Indifféremment, les amateurs achèteront ces deux livres qui ne coûtent d’ailleurs que 30 francs la pièce. — Côte à côte, ils les déposeront au milieu des papiers reliés qu’ils appellent leur bibliothèque et une fois de plus, ils feront acte de dilettante, en asociant l’individualité d’un artiste à l’impersonnalité d’un autre.

Lâcheté, ce mot s’applique aux critiques d’Art. De même que la critique littéraire qui en fait métier, le critique d’Art est généralement un raté des lettres qui n’a pu produire, de son propre cru, aucune oeuvre. Parmi eux, quelques-uns ont la vacuité de cervelle des hommes du monde, qu’ils envient et singent : leurs opinions sont prévues dès lors. Mais il en est d’autres plus ouverts et plus rusés qui professent, sous le nom de dilettantisme, la nécessité de ne pas se compromettre, le besoin de ne rien affirmer, l’hypocrisie, pour tout dire, de la pensée et la papelardise de la forme.

Pour les critiques, c’est un terrain de rapport que ce fiuctueux terrain sur lequel ils se meuvent. Le critique hésitant et satisfait, amorti et veule, est aussitôt réputé homme de goût, homme bien élevé, compréhensif et charmant, délicat et fin. Ah ! surtout délicat et fin! C’est pour lui tout honneur et tout profit, et j’imagine du reste, que c’est là tout ce qu’il cherche. Demandez plutôt à un homme qui est leur maître à tous, demandez au plus parfait modèle qui existe de la lâcheté de l’idée et de l’hypocrisie du style, demandez au jovial cuistre, au solennel baladin, au mielleux et perfide pleutre qui a nom Renan !

Non, la vérité, c’est qu’on ne peut comprendre l’art et l’aimer vraiment si l’on est un éclectique, un dilettante. L’on ne peut s’installer devant Delacroix si l’on admire M. Bastien-Lepage; l’on n’aime pas Gustave Moreau si l’on admet M. Bonnat, et M. Degas si l’on tolère M. Gervex.

Heureusement ce profitable état de dilettante a un revers: le manque de talent, — car l’on n’a pas de véritable talent si l’on n’aime passionnément ou si l’on ne hait de même. L’enthousiasme et le mépris sont indispensables pour créer une oeuvre. Le talent est aux sincères et aux rageurs, non aux langoureux et aux tartuffes.

Pour en finir avec les rapports que la lâcheté de la critique et que l’imbécillité des gens du monde ont tenté d’établir entre Delacroix et M. Lepage, l’on peut prévoir que cet indécent essai de concubinage est inutile. Delacroix rentre inviolé dans sa gloire si chèrement acquise. M. Lepage, depuis son exhibition, rentre dans l’éternel oubli.

Cette seconde mort n’est, à vrai dire, qu’une insuffisante expiation du scandaleux vol de célébrité que cet industriel avait, de son vivant, commis.

Et pourtant, ce bouvier d’Opéra-Comique, ce Millet de Café Riche, ce Grévin de Cabaret, ce Boissier de banlieue, vient d’apparaître à un certain homme comme un casseur d’assiettes, comme un foudre d’intempérance. Cela parait incroyable et pourtant cela est. Plus arriéré encore que les gens du monde, plus caduc encore que le tardigrade Havard ou que le subalterne Ballue, un homme a récemment soulevé la pierre académique sous laquelle il reposait depuis des ans et, Lazare mâtiné de Jérémie, a cru nécessaire de lancer, au moment du Salon, une brochure intitulée « A nos élèves! » dans laquelle il déplore, en une langue qui sent le sépulcre, le marasme et l’abandon du grand art.

Pour celui-là, — on l’appelait de son vivant, je crois, G. Boulanger — Bastien-Lepage ne serait rien moins que l’un de ces monstres affolés « par le naturalisme, l’impressionnisme, etc... pour parler l’argot dans lequel on prétend glorifier l’impuissance et la paresse ». Pauvre Bastien ! — il est juste d’ajouter que le défunt trouve Rembrandt trivial, et qu’il expectore sur son papier d’outre-tombe une série de pensées dont l’imprévu me frappe. Celles-ci entre autres:

« L’originalité ne se commande pas »; — « on peut traiter un grand sujet dans un petit format » — « il est plus difficile de peindre une déesse qu’une maritorne ». Celle-là enfin: « Le plus grave des maux qui nous menacent c’est la recherche de l’originalité ».

Ah! que ce bon Monsieur se rassure, les peintres ne recherchent rien du tout, à l’exception des médailles et de l’argent. Qu’il reste donc pacifié dans son silence ! Son enseignement de jadis est encore scrupuleusement suivi : ses élèves sont restés bien sages et méritent toutes les exemptions et les bons points. Un coup d’oeil jeté dans le présent Salon le démontre.

Cette fois, comme toujours, il y a une aimable cohue de collégiens récitant leur leçon d’Homère et préparant en sourdine leur petit thème, et, pour affirmer la nécessité d’être banal, l’on a affiché dans la classe de l’Industrie l’un des tableaux du défunt Maître Boulanger. Cet exercice, — prêté sans doute par un lycée de province — s’intitule: la Mère des Gracques. Tout y est : la peinture pénible et lasse, égayée par de petites taches, la couleur maussade et plate, le dessin triste et glacé, le geste, imposé et convenu. Ah ça manque de bourrasques, mais aussi quel complet exemple de grand art! Fidèle intendant préposé à la garde des antiques formules, conservateur du musée de la clicherie humaine, le bon Boulanger égale presque celui de ses collègues dont l’oeuvre, si connue qu’elle soit, déconcerte quand même lorsqu’on l’approche, l’oeuvre de l’incomparable, de l’auguste, de l’imposante souche appelée « Signol »!

leon bonnat

Le Martyre de saint Denis:
Léon Bonnat

Au reste, la haute regratterie du grand art s’étale sans discrétion dans le Marennes de ces limbes. M. Bouguereau ne désarme pas; paganisme et chrétienté, salauderies de la chair et élans de l’âme, tout y passe. Cette année encore, il persiste à nous verser l’ipéca spirituel de sa peinture; un poisseux dyptique: L’Adoration des Bergers et des Mages va consumer d’admiration le cerveau des porcelainières, quotidiennement échauffé par le souvenir de l’ancienne balançoire de M. Cot ! Puis, pour faire repoussoir aux précises glucoses emmagasinées dans la boîte à jacquet de ce dyptique, voici que M. Bonnat fonctionne. Celui-là va loin. Il nous présente saint Denis décollé, à genoux, mouchant avec ses doigts le nez de sa tête roulée par terre. Du cou, agréablement capitonné de rouge, sort une étoffe, un if à gaz qui brûlote doucement, sans éclat. En vérité, j’ai l’air de débiter des fariboles et ma description est pourtant exacte. Ajoutez au navrant comique de cette scène un faire tout à la fois fuligineux et plâtreux, une râpe d’empâtements, un émeri de grumeaux, et songez que cet indigent solde va figurer sur des murs du Panthéon !

Mais quoi! M. Cabanel y est déjà. M. Meisonnier, le peintre des puces, qui devait autrefois s’associer à cette petite fête, a fait faux bon ou n’a pas été invité à temps ; s’il consentait enfin à brosser sa fresque, comme ce serait complet !

Ah ! le pauvre Puvis de Chavaunes ! Certes, on peut discuter ses toiles, soupçonner son originalité, se défier de l’aloi de sa simplesse, mais tout de même, sa fresque du Panthéon est véritablement honorable et témoigne, du moins, d’une distinction rare parmi les peintres; quel voisinage il va subir ! Il est vrai que M. de Chavannes est un habitué des omnibus de l’Art, car chaque année, il ne manque point de s’installer, en bien mauvaise compagnie, sur les cymaises. Cette fois, il apporte une petite toile, « l’Automne », ainsi figurée: Une femme debout, dans un bois, cueille des grappes de raisin et les dépose dans une corbeille que lui tend une autre femme: une troisième, assise, sourit et les regarde. Dans la maladive pâleur de ce tableau, une robe déroule un lilas d’un ton charmant et une association de vert laiteux de feuilles et de blancheurs florales de chairs caresse délicieusement l’oeil irrité par les criardes mesquineries de M. Bonnat.

Puis, ces femmes, avec leurs poses élancées et leurs yeux bleus étonnés de poupées mystérieuses, paraissent si étranges, si vagues au milieu de ce troupeau de femelles échappées des ateliers de ses confrères et réunies dans le parc des Champs-Elysées, ont leur charme !

M. Henner a, bien entendu, amené la sienne : Madeleine ! une femme à genoux qui pleure nue; comme c’est neuf! — L’orientaliste des Batignolles, M. Constant, a, pour sa part. convoyé un tas de modèles qui ronflent ou râlent, sans chemises, sur des étoffes certainement achetées au Louvre. M. Henner, M. Clairin, M. Formentin, Monsieur je ne sais qui en ont déshabillé des masses; ce qu’il y en a de vautrées sur des tapis, c’est incroyable! Enfin, M. Rochegrosse nous en offre une touffe assez mal teinte, pétrifiée par l’invasion d’une joyeuse bande de mohicans dans une salle à manger, style moyen âge, banalement construite par une vieille mazette d’architecte, élève de Viollet-le-Duc !

Mais l’intérêt de ces impersonnelles pauvretés est mince; mieux vaut tourner bride et, laissant de côté les friperies de l’antique, déboucher dans les salles où sont pendues quelques toiles moins élimées, quelques charpies plus fraîches.

M. Roll faisait partie de ce trio qui représentait, aux yeux des bourgeois, l’art moderne, le trio Bastien-Lepage, Gervex et Roll, 1’Ecole Normale de la peinture entrée dans le journalisme de l’Art, les Weiss et les About de l’Huile. M. Roll expose deux toiles dont une moderne Le Travail avec ce sous-titre Chantier de Suresnes. Supérieur à ses deux confrères, il a parfois un simulacre de brutalité qui joue l’énergie, une verve de couleur qui, comparée par exemple à l’aridité de M. Gervex, semble jaillir d’une réelle source; mais son moderne reste toujours à mi-côte. Il choisit un sujet de la rue, des ouvriers soulevant des poutres et taillant des pierres. Evidemment il ne fait pas, de même que le prudent Lepage, habiller des acteurs en ouvriers et des actrices en paysannes, seulement ces maçons et ces charpentiers ont posé pour lui, dans son atelier encombré de gravats, à tant l’heure. Je sens l’inanité de leurs labeurs; ils sont au repos malgré leurs tensions de muscles; çà ne remue pas; c’est adroitement ordonné, peint dans un ton bleuté et blanc, tout aussi conventionne! du reste que les teintes au jus de chique de la vieille peinture, mais ça n’est pas pris sur le vif, saisi au bond, enlevé d’arrache-pied, ainsi que l’eût fait un impressionniste. C’est une série de gens, immobiles dans des gestes forcés, devant l’objectif d’un photographe; c’est lent, figé, laborieux et faux. Sa seconde toile intitulée Etude se compose d’un taureau et d’une femme nue dans un bois. Je ne sais pus du tout ce que cela veut dire, mais ça m’est égal. Il y a quelques jolies notes de couleur. Je ne puis en somme lui en demander plus.

Et à M. Gervex, que pourrait-on lui demander ? de travailler à un autre métier que celui de peintre ? Pourquoi? Il fait tout aussi bien que les autres teinturiers en renom. Ça vaut bien le Cabanel et le Bouguereau, je suppose; dans tous les cas c’est plus neuf, en tant que sujet, et c’est, on peut le dire, d’une destruction d’esprit au moins égale. Cette année M. Gervex dans sa séance du Jury de peinture exhibe le portrait des gabelous de l’institut et des douaniers de l’art.

Ils sont là, en tas, piétinant sur place et la chaleur de la discussion est symbolisée par des cannes et des parapluies levés en l’air, le ragoût de la couleur est cuisiné par un cartonnier vert poireau complétant le rouge d’un fauteuil qui ressort lui-même sur le noir des vêlements de ces juges. Le tout immergé dans une lumière enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et un peu clarifiée par Manet. Ah Dieu ! que ces particuliers réunis pour expulser toutes les oeuvres qui ne ressemblent pas aux leurs, sont donc complaisants! Ils s’écartent pour se faire valoir les uns les autres, cédant, celui-ci le profil, et celui-là, la face. Tiens, je te passe la barbe et laisse-moi le nez! C’est pour les dames qui contemplent groupées sur ce panneau les gloires chères à la France, les peintres mâtinés de Yankees et de Juifs, les artisans issus de l’abominable ventre d’une Philadelphie forniquée par un Ghetto !

Comme peinture, la toile de M. Gervex est quelconque. Elle est supérieure pourtant au Julien Stewart qui vêt d’habits rouges des poupées aux tètes de porcelaine, et surtout au Béraud qui prend avec les caricatures de ces deux derniers ans la succession par malheur retrouvée de feu Gill.

En fait de portraits rassemblés en troupe, un dédommagement nous est moins acquis. M. Fantin-Latour a groupé autour de l’auteur de Gwendoline, M. Chabrier, assis au piano, un petit cercle des plus fervents admirateurs de Wagner.

Encore que le défaut des postures visiblement imposées, s’affirme, ce tableau n’en est pas moins l’un des plus savoureux morceaux de peinture que le Salon contienne. Avec des habits modernes, des étoffes répudiées par la plupart des peintres qui les jugent tristes et sourdes, M. Fantin a développé toute une éclatante gamme de noirs et de bruns échauffés dans l’un de ces doux fonds perlinnés qu’il affectionne; puis quel dessin vivant et serré, quelle facture simple et forte ! Comme à côté de cette placide robustesse, les criardes turbulences des aras du portrait s’effondrent ! Comme M. John Sargent [sic] avec ses misses et son portrait de dame semble prétentieux et jactant! puis ces poses soulignées, ces gris et ces rouges pris à Vélasquez et à Goya, ces mains fuselées, bizarres, brossées à l’imitation de celles qu’on voit dans certains Hais inachevés de Haarlem, tout le côté faussement curieux de cette exécution empruntée de toutes parts et raccordée par une apocryphe fougue, écartent et lassent. Allez, tout cela tombera, de même que les Carolus Duran, et vite !

Puisque nous sommes au milieu des portraits, voyons celui de M. Clémenceau dans une réunion publique.

Debout près d’une table, l’orateur affirme d’un geste incisif son éloquence en acier, tranchante et nette. Derrière lui, l’on aperçoit nombre de républicains dont les têtes sont connues; c’est une série de portraits secondaires, étagés derrière un portrait principal.

Au premier abord, un malaise vous obsède. Il semble qu’il y ait je ne sais quel déséquilibre entre le panneau et le sujet qui demandait une dimension autre. Sur cette toile, on étouffe, les couleurs s’obstruent et les plans vacillent; enfin, l’aspect général, la tristesse sans caractère des habits, les tons cadavériques et charbonneux des faces vous repoussent. Puis à l’étudier lentement, on se dit que ce jour boueux, que ces teintes malpropres, sont peut-être exacts où ils furent pris! On reconnaît cette vigueur d’opération qui a fait de M. Raffaëlli un véritable peintre. On convient enfin de l’ingénieuse idée d’avoir pris un orateur dans son milieu, au lieu de l’avoir détaché d’un rideau ou d’un fond quelconque. Réussi ou non, ce tableau décèle un effort sérieux qui mérite qu’on s’arrête. J’ajouterai d’ailleurs, qu’on peut retrouver l’ancien Raffaëlii dans une autre salle, où il exhibe des dessins rehaussés d’huile d’une clarté charmante, un chiffonnier surtout, qui remplit un sac sur un terrain égayé par de rouges tessons de tuiles.

En passant, je signale un Lerolle plus personnel que d’habitude. Une jeune fille debout, chante à l’orgue, et les murs blancs de l’église rayonnent autour d’elle. Cette toile simple et claire semble enfin débarrassée de ces affectations et de ces mièvreries que M. Bastien-Lepage avait dans le temps prêtées à M. Lerolle.

Je ne m’arrêterai guère devant Le Vin de M. Lhermitte. C’est du moderne arrangé comme celui de M. Roll. Aucun de ces vendangeurs qui ne soit dans une pose juste. L’un d’eux même, avec son chapeau de travers sur le front et son poing campé sur le flanc, a l’air d’un Mélingue déguisé en paysan. C’est de la nature vue au travers d’une rampe, un choeur de théâtre organisé par un metteur en scène. De même que M. Tissot, M. Lhermitte est un artiste qui a la malencontreuse idée de toucher à des couleurs. Il dessine de très beaux fusains, et, de son côté, M. Tissot enlève de solides eaux-fortes anglaises, vraiment modernes. Le jour où tous deux tiennent un pinceau, va-te-faire-fiche! tout s’écroule! M. Tissot par exemple, qui est un intéressant coloriste lorsqu’il manie une pointe, est bien le plus piètre des peintres lorsqu’il se sert d’une boîte à pastel ou d’une palette! Aussitôt il devient cotonneux et glacé, précieux et lourd.

Ses illusoires Parisiennes exposées chez M. Sedelmeyer nous ramènent à M. Forain qui les peignit jadis avec une pénétrante acuité et une âcre odeur. M. Forain apporte, cette année, deux pièces: un Veuf et un Portrait d’homme. Le portrait est curieux et dans une note toute différente de celle qu’il donna, naguère, dans un portrait peint à plat, tel que Ingres, avec cette vigueur sèche, ce relief des couleurs rêches et rusées du maître. En dépit des souvenirs qu’il évoquait, ce portrait de femme était troublant, presque personnel, avec son attitude empesée, maladroite, comme barbare. Celui de cette année est plus expert et plus libre. Un monsieur est assis, en face de nous, devant une table couverte de livres, sur un fond rose de pêcher réprimandé par un soupçon de gris; la figure a quelque chose de falot et de gauche, de vague et de pile. Mais telle quelle, je préfère, pour ma part, cette toile qui sent encore un peu le fruit vert non édulcoré de l’ancien Forain, à son Veuf plus officiel et plus mûr, mais aussi plus atténué et plus terne.

Dans un genre singulièrement différent, M. Uhde a peint une ferme et persuasive toile. Sous ce titre: Laissez venir à moi les petits enfants, une foule de bambins blonds, réunis dans une chambre, doucement, avec la honte et la défiance des enfants qu’un inconnu appelle, s’approchent de Jésus qui leur tend la main, assis sur une chaise. Dans la réalité où M. Uhde a placé cette scène, il a su donner à son Christ une expression de douceur attristée et de paternelle tendresse vraiment charmante. Sous le misérable manteau d’un bleu de blouse déjà lavée, qui le couvre, il est empreint d’un délicat affinement, d’une incontestable noblesse qui tranchent sur la débonnaire roture des pauvres gens qui l’entourent. Enfin, les enfants sont bien observés, véridiquement rendus dans cette peinture blanche et claire qui dégage une certaine senteur d’intimité rare en France.

Les enfants ont aussi porté bonheur à M.. Bartholomé. Sa récréation est ainsi conçue: des petites filles jouent dans un préau autour duquel court un hangar soutenu par des piliers de fonte et coiffé de tuiles rouges. Au fond, un arbre poussé de travers, un pan de mur qui profile sur un champ pommelé de ciel. Un coup de soleil divise la cour en deux parties, l’une éclairée, l’autre perdue dans l’ombre.

An premier plan, six fillettes se tiennent la main et s’affectent à tourner en rond. La chaîne est interrompue par l’une d’elles, qui renoue le cordon de sa chaussure; plus loin, d’autres se lancent et se renvoient des balles, tandis que, dessinant comme un A renversé sur sa pointe avec leurs pieds réunis et arc-boutes sur le sol, leurs corps renversés en arrière, écartés à droite et à gauche, comme les deux jambages de la lettre et reliés au milieu par la barre des bras, deux bambines, les mains enlacées, se préparent à pivoter éperdûment sur place.

D’autres enfin, grimpent sur des bancs pour une partie de chat-perché, et, dans l’ombre du hangar, passe la silencieuse silhouette d’une méditante soeur.

Ce qu’il faut tout d’abord relever, c’est l’observation précise du peintre. Les enfants sont saisies au vol, piquées sur la toile, sans tricheries, ni dols. A ce point de vue, les fillettes, gui tendent encore la main à leur camarade si naturellement courbée sur sa chaussure, sont décisives — puis, prenez chacune d’elles à part et voyez comme les tempéraments s’accusent. Ici, une petite, maigriotte, pauvre de sang, intéressante par la mine fûtée, anoblie presque par sa chétivité et sa pâleur; là, une autre plus membrée, plus mastoque, plus tachée de son; là, encore, une autre dont la figure est déjà faite; son visage de trente ans est prêt; plusieurs sont dans ce cas fréquent, du reste, parmi les enfants du peuple. Et dans cette joie d’une sortie de classe, dans ce délassement de cris et de rires, dans ces transports de courses et de danses, les traits endormis s’éveillent, les physionomies effacées s’accusent, les laides même deviennent charmantes.

Ajoutez enfin une la toile est lumineuse et gaie, que la couleur parfois un peu timide du peintre s’est enhardie et qu’avec les teintes neutres des tabliers et le bleu ou le lilas des robes, avec ces touffes de cheveux tombant en natte sur le col ou noués en paquets d’échalottes sur la nuque, ces cheveux de blondines qui se fonceront plus tard, il est parvenu à moduler une mélodie d’une plaisance de tons exquise. Cette toile, la meilleure que je connaisse de M. Bartholomé, est soutenue par un très beau pastel Près du tas de blé, une paysanne tenant son enfant endormi dans ses bras, une pastel blond tout ensoleillé, d’une saveur intense.

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Lady Archibald Campbell:
James McNeil Whistler

Arrivons maintenant à l’ouvre maîtresse du Salon, au splendide Portrait de Lady Archibald Campbell, par M. Whistler,

Campée de côté, presque de dos, montrant le visage qui se détourne, elle se découpe sur l’un de ces fonds d’un noir de Chine, comme ce peintre seul peut les faire. Et, dans cette noirceur tout à la fois fluide et chaude, partent deux coups de brun d’amadou, le coup des petits souliers et celui des longs gants qu’elle enfile, deux coups qui réveillent la nuit claire de cette toile.

Mais tout cela n’est que l’accessoire, le détail disposé de cette harmonie en noir et brun,, Dans l’ajustement du manteau de loutre et de la robe sombre, jaillit, avec une suprême élégance, Lady Campbell, dont le corps palpite et vit et dont le mystérieux visage, avec son oeil énigmatique et sa bouche d’un rouge glacé, inquiète. Cette fois encore, le peintre a sorti de la chair vêtue une expression indéfinie d’âme.

Artiste extra lucide, visionnaire dégageant de la réalité le suprasensible, M. Whistler me fait songer, avec ses paysages et ses portraits, à plusieurs poésies d’une douceur indécise et torpide de Verlaine. Il évoque comme lui, à certains moments, de subtiles suggestions, et berce, à d’autres, comme une incantation dont l’occulte sortilège enveloppe. M. Verlaine est évidemment allé aux confins de la poésie, là où elle s’évapore complètement et ou l’art du musicien commence. M. Whistler, dans ses harmonies de nuances, passe presque la frontière de la peinture; il entre dans le pays littéraire et s’avance dans cette morbide brume, là où les pâles fleurs de Verlaine poussent.

Dans son ensemble, le portrait de Lady Campbell fascine et trouble, met comme une apparition d’un autre monde sur les murs de cette auberge où toutes les vulgarités de l’imagerie dominent.

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Theodore Duret:
James McNeil Whistler

M. Whistler expose également une autre toile, le portrait de M. Duret, l’auteur des vigilantes et scrupuleuses Critiques d’avant garde, récemment parues. Avec MM. Zola et Duranty, M. Duret fut l’un des premiers défenseurs de Manet et des peintres impressionnistes. L’un des premiers aussi, il a défendu M. Whisler; dans son Salon de 1870, il prend fait et cause pour les peintres aujourd’hui répudiés par la foule et la légion de ses guide-ânes, et poursuivant ses investigations dans les districts les moins parcourus de l’art, il étudie et explique l’art d’Okou-Saï et de ses élèves. Dans ces temps de critique nigaude et veule, M. Duret tranche par sa bravoure d’idées et son sens très affiné de l’art.

M. Whistler l’a représenté en habit noir, debout, tenant sur un bras un domino rose et un éventail à lames rouges. L’attitude est belle de fermeté, l’oeuvre haute, mais les couleurs sont tristes, comme déteintes. L’on dirait d’un Manet atone. En somme, pour parler franc, je préfère à celui-là les autres portraits plus personnels de M. Whistler.

Après ces tableaux, il ne reste plus grand chose dans ce Salon qui vaille. Cependant, un inconnu se révèle: M. Butler, qui expose un portrait de vieille femme sur une chaise. C’est une harmonie whistlerienne de rosâtre et de gris; de gris, chanté par le ton de la robe et le fond de la toile; de rosâtre modulé par la tête, les mains et le carreau de la chambre où elle est assise. C’est une oeuvre tout à la fois substantielle et étrange qui me fait conclure à la venue d’un peintre.

Puis maintenant, quoi encore? Au point de vue moderne, un Jeanniot qui pourrait exposer, cette fois, près des Impressionnistes, un soldat et sa payse stir les remparts, très justement observé et très simple; après cette toile qui sort vraiment de la moyenne, l’on peut citer encore une intéressante fonderie signée Gueldry; enfin, dans un autre genre, je me reprocherais d’oublier une délirante cocasserie qui m’a mis en fête.

C’est le tableau de l’excellent Bettanier, un peintre que je surveille avec une attention particulière tous les ans. Comme toujours, cet incontestable palettiste pleure la Lorraine absente; mais, cette fois, sa douleur est encore devenue plus militaire et plus vive. Un Saint-Cyrien, tenant Madame sa mère en pleurs et en noir, lève au ciel une tête tondue, pleine de souffrance et de menaces, tandis qu’un paysan met des os, ceux du papa sans doute, dans une bière; ça s’appelle « 1870-1880 », et ça porte en épigraphe un vers de Virgile que le peintre s’est probablement fait traduire. — C’est déjà bien, mais ce qui est mieux, c’est le shako qui pose par terre: un gentil shako bleu surmonté d’un aimable panache blanc et rouge. Que je reconnais donc bien là l’esprit des peintres! — J’espère que l’intelligente Ligue des Patriotes va hennir de joie devant ce paravent patriotique, digne d’être traduit en vers par son grand chef, l’ineffable Déroulède.

Tel, est l’exact et court bilan du Salon de l’an 1885, an de grâce où M. Boulanger fut exhumé et où le suffrage des peintres à élu, comme président de leur section, M. Bouguereau, et comme vice-présidents, M, Cabanel et M. Bonnat.


J.-K. HUYSMANS