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La Jeune Belgique, mars 1890.


Les dessins de Victor Hugo


Parmi ces dessins d’Hugo qui furent exposés chez Georges Petit, rue de Sèze, peu de figures humaines ; dans de pluviales ténèbres, un pendu qui tressaille, les yeux sortis en de blancs trémas au-dessus du nez, la langue ponctuant d’une virgule noire le bas éclairé d’une face horrible ; puis une tête isolée, roulant, sans buste et sans jambes dans la fumée d’un crépuscule, une tête qui rappelle celles que fusine Odilon Redon, en ses albums; enfin, d’extraordinaires paysages :

Des villes fortes se levant du fond de la mer, des villes précédées de remparts bâtis avec des pierres spongieuses, vermicellés comme des madrépores, troués comme des éponges, plaqués de problématiques écussons, de fabuleuses armoiries, flanqués d’immenses tours coiffées de capuches sombres.

De ces tours, en quelque sorte, sacerdotales, l’on dirait des aïeules de ces religieuses de l’Adoration perpétuelle qu’Hugo a si magnifiquement peintes dans un des chapitres des Misérables; des soeurs faisant, rétractées, mais debout, la coulpe, priant, la tête baissée sous leurs voiles, pour les péchés de la ville, un Christ quasi byzantin dont la croix émerge de la mer, à droite.

L’impression de cette oeuvre demeure ambiguë et énorme. L’on songe devant cette architecture de rêve, non plus aux amusettes romantiques d’un Doré, mais à des cités douloureuses du moyen âge, à des châteaux de légende, escaladant, avec leurs cimes bousculées, leurs pignons en déroute, leurs clochers fous, les plaines ravinées d’un ciel saturé de pluies et gorgé de foudre.

Un autre dessin nous montre encore un roc sur lequel des marches serpentent en un vertigineux escalier jusqu’au firmament, que bouche une forteresse creusée dans le granit et dont on ne voit qu’une embrasure grillée de fer, devant laquelle passent en bouillonnant d’effrayants nuages.

Tout cela campé à la diable, balafré de traînées de sépia et de bistre, trituré comme avec des estompes imbibées d’encre, rehaussé dans les parties liquides, de lavures d’un bleu pâle et gris, du bleu de la pierre divine, pilée et délayée dans un peu d’eau.

Et l’on dit que c’est bien de Victor Hugo, cet art-là. C’est bien de lui, cette atmosphère d’orage, ces grands ciels en deuil, ces naufrages du jour culbuté par la houle des nues.

Devant ces tourmentes peintes bien inférieures pourtant à l’ouragan de ses phrases, mais néanmoins indiquées, nettement, violemment, d’un pinceau qui s’écrase à pleins poils sur le papier fort, l’on se remémore les marines des Travailleurs de la mer et de L’Homme qui rit; c’est, en effet, la même conception gigantesque, la même vision du tétanos des mers et de l’épilepsie des ciels; c’est la même hantise des éléments océaniques et fluides que, seul, dans toutes les littératures, il a pu rendre. Il semble que son oeuvre soit astrologiquement blasonnée par l’image héraldique d’Orion, l’étoile des tempêtes, l’astre qui provoque les bourrasques et les mantures.

Ses châteaux fantastiques n’évoquent-ils pas aussi le souvenir de ces bizarres et splendides pages où, dans la geôle de Southwork, Gwynplaine regarde la face stratégique du juge qui, une touffe de roses à la main, psalmodie d’une voix morte, coupée de répons latins, la litanie des séculaires lois au nom desquelles il supplicie Hardquannare, dont on entend, sous les pierres qui l’écrasent, l’épouvantable râle ?


J.-K. Huysmans