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L'Exposition des Beaux-Arts: Salon de 1880

Paris: Ludovic Baschet.

1880.



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LES NATURES MORTRES



1

Les peintres de nature morte sont devenus d'une habileté vraiment étonnante. Tous connaissent maintenant à fond le maniement de leur outil, et aucun de ces procédés, de ces trucs qui arrivent à donner l'illusion d'un faire large, n'est désormais inconnu des plus piètres d'entre eux. Selon le goût des visiteurs ou les besoins de la vente, ils prennent telles ou telles recettes et servent, à la minute, le plat du jour, le mets en vogue. Leur ingéniosité peut satisfaire l'esprit superficiel du public, mais les artistes ne s'y trompent pas, et c'est avec une certaine tristesse qu'ils passent devant ces oeuvres d'artisans qui imitent Vollon, s'assimilant de leur mieux sa terrible pratique, oubliant qu'en sus de son habileté, celui-la possède un tempérament, une personnalité qui en fait l'un des vrais peintres de notre époque.

M. Vollon, qui paraissait avoir déserté, dans les salles des expositions officielles du moins, le genre de tableaux qui l'avait rendu célèbre — et, certes, je ne l'en blâme point, car en sus de la femme du Pollet, il nous a donné de superbes paysages — étale, cette année, sur la cimaise, une étourdissante courge. Dans un cadre noir, son potiron est posé sur un fond sombre, près d'un coquemar de fer et d'une écuelle à manche de cuivre jaune. Jamais pétard plus extraordinaire, plus aveuglant, n'a jailli d'une toile. Turgide, gonflé, apoplectique, barbouilié de cinabre et d'orange, pareil à une boule de feu, ce potiron flambe dans la nuit du tableau, détonne au milieu des grêles peintures qui l'environnent, écrase tout ce qui l'entoure.


2

DESGOFFE (B.) — Croix reliquaire du XIIe siècle, étoffes, fleurs, etc.


La facture en est audacieuse et ample ; c'est peint à grands coups, enlevé comme d'un jet, pétri à la force du pouce ; c'est la fougue des portraits de Frans Hals transportée dans la nature morte.

D'autres tableaux, des légumes, des fleurs, des fruits, vont se succéder, emplissant les travées, les corridors, les salles, des rampes aux frises. Je mettrai tout d'abord de côté les habituels panneaux où une maigre fleur de taffetas trempe dans le ventre d'une molle potiche. Elles abondent, cette fois, signées, pour la plupart, en traits de vermillon, par M. un tel ou plutôt par Mme une telle, car ce sont les femmes qui s'adonnent surtout à ce genre spécial.


3

ATTENDU (A.-F.) — Pommes

Trois seulement sortent de la foule : Mlle Gonzalès dont je parlerai plus loin, Mme Ayrton, qui brosse avec une rare énergie ses toiles, et Mlle Desbordes, qui a le faire également brave. J'ai vu d'elle, jadis, des pivoines grassement peintes, brossées avec une incomparable hardiesse. Sa facture semble depuis s'être un peu dévirilisée.

Son Souveni de l'absent est ainsi conçu : des fleurs, dans un vase, grimpent sur une mappemonde, et couvrent le pays où l'absent fait sans doute escale.

Cette prétention des titres, nous allons du reste la retrouver dans d'autres toiles, dans une de M. Delanoy, par exemple. — Ici c'est une véritable devinette — une épée traverse la page d'un bouquin sur lequel est posé un casque. Solution juste du rebus : La force prime le droit.

Du même peintre, un grand tableau intitulé Le cellier de Chardin. M. Delanoy a été bien imprudent d'évoquer, à propos d'une nature morte, le souvenir du maître, d'autant qu'il faut bien le dire, si M. Delanoy possède une habileté consommée, une indéfiable pratique, il nous sonne, en revanche, une note bien peu neuve.

L'aisance impersonnelle de son oeuvre déconcerte. Sa bouteille qui reflète le cadre croisillé d'une fenêtre, sa fontaine de cuivre rouge sont excellentes, j'en conviens ; son chaudron et le tonneau dont la bonde vide bée dans l'ombre, sont à toucher du doigt, tant ce peintre connaît toutes les ficelles de son état, mais dès que la nature animale ou végétale paraît, c'est autre chose. Ses verdures sont découpées dans du métal, et la raie qui s'étale au centre de sa toile est flasque, gorgée d'étoupe sous sa couverte de caoutchouc peinte en lilas et en rose. Décidément M. Delanoy a commis une grosse maladresse en mettant sous son tableau le nom de l'artiste qui a exposé en 1728, à la place Dauphine, la fameuse raie, aujourd'hui au Louvre.

Un autre peintre dont le métier est encore plus inouï, c'est M. Martin. Sa toile intitulée Chez un orientaliste est singulière. Imaginez sur une table tapissée d'étoffes du Levant, teintes de bleus expirés, de roses faiblis, de verts mourants, brochés de fantasques fleurs d'argent et d'or, des aiguières, des plats, des colliers de perles, des kandjars aux pommeaux orfévrés, des narguilés, des argenterries anciennes, presque éteintes par places et piquées, à d'autres, de lueurs, d"étoiles, dominés par une grande lanterne, et, à gauche, une mirifique bouteill à grosse panse, une dame-jeanne de verre dans laquelle apparaît, réfléchi, tout l'atelier du peintre et l'artiste lui-même, nous tournant le dos, assis, en train de copier les bibelots que nous voyons représentés dans sa toile.

Cette excentricité se sauve par un réel talent. Le relief que prennent ces objets lorsqu'en clignant de l'oeil un peu, on les détache, est étonnant. L'effet d'ailleurs choisi par M. Martin peut être exact et puis, sous les formules que, lui aussi, connaît malheureusement trop, une certaine personnalité semblerait prête à poindre. Il faudra retenir son nom et juger ce peintre, si dangereusement habile, à sa prochaine oeuvre.

Plus calme est M. Jourdeuil qui expose, lui aussi, des armes, tout un arsenal de casques, de boucliers, de sabres, de longs fusils aux canons damasquinés et aux crosses pavées de pierres, étincelants sur les bigarrures des étoffes asiatiques. Seulement ici, le savant désordre de ces joailleries et de ces métaux est trop bien organisé, tout cela tient par un miracle d'équilibre ; logiquement les fusils qui, barrant la toile, appuient leurs bouches sur un mur, glisseraient peu à peu et finiraient par se coucher, détruisant l'ordonnance un peu prévue, adoptée par M. Jourdeuil.


4

JEANNIN (G.) — Embarquement de fleurs.


Moins compliqué est le tableau de Mlle Blanche Pierson. Sur une table, sont entassés les accessoires de la danse au Japon : guitares au longs manches traversés de clefs, rappelant les longues épingles nichées au travers des coques des Japonaises, masques en bois, terribles par leur expression prise sur le vif de l'ironie, de la douleur de la joie, potiches où, sur le fond bleuté de la pâte, grimpent des fleurs chimériques et réelles, couleur de sang, le tout groupé presque sans artifice. D'une facture un peu sèche, ce tableau qui est la première oeuvre, je crois, exposée par Mlle Pierson, nous présage pour l'avenir, à moins que cette actrice, suivant en cela un exemple connu, ne s'adonne à un art différent et ne se mette à brasser désormais de la terre glaise, une série d'honnêtes natures mortes, convenablement dessinées et sagement peintes.

Revenons en France maintenant, après cette course dans les bazars de l'extrême Orient. Les éventaires des halles, les boutiques des marchands de fleurs se sont transportés dans le palais de l'Industrie où, à tous les étages, des cymaises aux ciels, pendent des bottelettes de légumes et des bouquets variés, s'épanouissant tous ensemble, au mépris des saisons. Ici M. Thurner fait crouler sur les cages en bois des fruitiers, des avalanches de fleurs et de fruits, tandis qu'au premier plan s'étalent les légumes des pot-au-feu, les carottes d'un rouge pâle, les filandreux panais d'un jaune noyé de blanc, les pâles navets tapotés de violet, doucement. Là, M. Biva nous montre un coin de jardin ensoleillé, où les fleurs s'élancent en grappes le long des treilles, où les touffes bombent, accrochées aux charmilles, arrosant d'une pluie de pétales les cailloux de rivières qui crient, dans les allées, sous les pas ; partout, vivantes en pleine terre, ou les tiges coupées et buvant l'eau des Delft, des pivoines, des lilas, des roses, continuent à pousser dans les serres chaudes des salles, plantées ou bouturées par M. tout le monde, ni bien, ni mal. Je fais une exception cependant pour les pots de géraniums de Mlle Jeanne Gonzalès qui balancent, par extraordinaire, leurs rouges étoiles dans de la vraie lumière et du plein air. Mal placée dans un coin de corridor, cette oeuvre qui procède directement de M. Manet, étonne par sa hardiesse et sa franchise. Je signale encore, mais non pour les mêmes motifs, un tableau ainsi arrangé : un revolver est posé sur une table à côté d'une lettre ouverte, annonçant que le jury de cette année refuse au peintre ladite toile. Un bout de testament complète la scène. Cela s'appelle de la peinture à idées et d'aucuns même trouvent cette plaisanterie spirituelle. — Tout alors !

Ah ! nous pouvons l'avouer entre nous, les peintres sont de bien terribles gens lorsque, par malheure, des pensées divertissantes leur germent dans la cervelle.

Tel n'est heureusement pas le cas de M. Bergeret, dont les fruits sont, en revanche, vitreux et louches, écrabouillés pour le régal des mouches, mais non pour le plaisir de nos yeux, une peinture turbulente, sans saveur et molle.

5

BERGERET (D.-P.) — Guerre, Art, Religion

M. Claude, lui, nous est connu depuis longtemps comme un peintre très sage. Il expose, cette année, un fromage blanc, placé près de boîtes à lait et de pivoines couchées en tas. Cela est brossé sincèrement. Le fromage entamé est grassement peint, quelques-unes de ses ferblanteries sont bonnes, mais quelle couleur livide et sourde ! Les pivoines semblent avoir traîné dans la boue. Leur rouge et leur rose sont de cette nuance que les Goncourt ont appelé « un rouge d'onglée », et puis une question, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure, se pose : comment tout cela est-il éclairé ? Sommes-nous dans une cave où le jour filtre par un soupirail, ou sommes-nous dans une boutique de laitière, éclairée comme d'habitude par des vitrages ? Le problème est impossible à résoudre et il va demeurer encore insoluble pour les autres natures mortes exhibées dans le salon, pour La Valence, de M. Attendu, un déballage d'oranges, nues ou vêtues de papier de soie et flanquées de grenades et dun pot vert, pour les Pensées de M. Potémont, pour la Marchande de fleurs de M. Quost, qui est dextrement peinte ; à signaler, dans cette toile aux tons éteints, une potiche du Japon, car généralement l'on voit peu chez les marchandes en plein vent de potiches semblables ; — à signaler aussi l'Embarquemeni de fleurs, de M. Jeannin, et La marée, de M. Foret, trop métallique et trop dure. Son poisson saignant est terriblement sec, et son plat d'huîtres ne me dit rien qui vaille. Le glauque nacré de l'huître manque, et le petit jus perliné ne sort pas ; c'est de la marée qui fera venir l'eau à la bouche de bien peu de gourmets.

Enfin, je laisse volontairement de côté les oeuvres de M. Desgoffe, l'Abraham Mignon du siècle, car cela n'a rien à voir, selon moi, avec l'art, et, tout en constatant, comme je l'ai fait plus haut, la très impitoyable aisance manuelle de la plupart de ces peintres, je dois en même temps constater leur parti pris de continuer les vieilles routines.

Où est le peintre qui nous ait peint des fruits en plein jour ? — Nulle part. — Tous persistent dans le procédé des lumières factices ; partout des enténèbrements, des fonds noirs servant de repoussoir aux taches vives des bibelots ou des fleurs, aucun artiste qui ait tenté de s'attaquer à la nature, franchement. Même dans la prodigieuse courge de M. Vollon, même dans les belles natures-mortes que M. Ribot expose, avenue de l'Opéra, l'antique procédé fonctionne sans mesure. Sans médire des tableaux du Valentin, l'on peut cependant affirmer, au nom du modernisme, qu'ils ont fait leur temps, ou du moins qu'il devient nécessaire de ne plus imiter leurs artifices. Plus que tous ceux des années précédentes, le salon de 1880, pour me résumer, témoigne, chez les peintres de nature morte, d'une habileté extrême, et j'aimerais mieux, je l'avoue, moins d'acquis chez ces praticiens et un peu plus de naïveté et de simplesse


J. K. Huysmans.


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JOURDEUIL (A.) — Armes orientales.



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THURNER (G.) — Le retour de la halle.



4

Marchande de poissons à Dieppe.



4

BIVA (H.) — Un coin de mon jardin.



4

PIERSON (Mlle B.) — Accessoires de la danse sacrée, au Japon.



4

Fleurs de mai