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La Gazette des Amateurs 12 février 1876.


LES TROIS DERNIÈRES EAUX-FORTES


Au nombre des belles eaux-fortes qui ont paru ces temps derniers, chez Cadart, chez Lévy, ou qui ont été éditées ar leurs auteurs mêmes, trois sont remarquables entre toutes : le portrait de Seymour-Haden, par Léopold Flameng, l'eau-fortee de M. Martial, d'après le tableau de Goupil exposé au salon de l'année dernière, et enfin le tableau « des Lances » de Velasquez par M. Laguillermie.

Procédons par ordre. L'oeuvre de M. Flameng est la première d'une séries ; « les Contemporains illustres », que le maître se propose de faire. Seymour-Haden, le fameux graveur anglais, est représenté de face. La tête aux chevaux éparpillés et aux favoris qui descendent jusqu'au menton, se détache admirable, sur des hachures d'un noir intense. L'oeil est fin, la bouche large et puissamment modelée, la main droite tient une épreuve : la gauche qui retombe le long de la cuisse, une loupe. Leau-forte est enlevée avec cette vigueur et ce brio qui ont rendu Flameng célèbre entre les plus célèbres des graveurs contemporains.

La seconde, l'oeuvre de M. Martial, est également enlevée avec une sûreté toute magistrale. Vous connaissez le tableau de Goupil, vous vous rappelez certainement cette grande femme, vêtue de soie grenat, cette figure pâles, aux yeux d'un bleu presque vitreux, cette bouche large, ces cheveux tombant en emmêlées blondes et droites sur une immense cravate de tulle blanc. Le corsage, aux grands boutons, descend en pointe jusque sur le bas du ventre, la robe casse ses longs plis sur un mignon soulier, à broche, une main se pose sur l'un des ondulements de la robe, l'autre tient un gant dont la moitié retombe sur les doigts pliés. — La première médaille fut accordée à ce tableau. C'était, au demeurant, une oeuvre étrange et qui la méritait. Cette physionomie bizarre, coiffée d'un chapeau gigantesque empenné de plumes énormes, vous appelair à elle, avec une attirance irrestistible ; son oeil pâle, sa bouche serrée et presque blanche avaient un je ne sais quoi de fascinant et de cruel qui vous poignait et vous poursuivait même après qu'on avait échappé à sa vue. M. Martial a magnifiquement reproduit le charme de cette ensorceleuse. Elle vit, dans son eau-forte, comme elle vivait dans la toile du salon dernier. Les étoffes que le pinceau de M. Goupiil avait si merveilleusement rendues, vous carressent encore l'oeil, avec leur luisant de soie, leurs arêtes lumineuses, leur ombres des cassures. Cette femme à l'accoutrement baroque et aux appâts troublant des succubes, est assurée désormais de n'être pas oubliée. M. Martial lui a fait boire l'élixir de longue vie.

Mais arrivons à la pièce principale, à la splendide eau-forte de la prise de Bréda, d'après le tableaus de Velasquez. L'original qui avait été primitivement destiné au palais de Buen-Retiro est actuellement au musée del Rey, à Madrid. Il fut peint dans l'intervalle des années 1645 et 1648.

La ville de Bréda, l'une des anciennes places fortes de la Hollande (car elle a été récemment démantelée), passait pour être inexpugnable. Le chef des armées espagnoles, le marquis de Spinola, voulut démontrer au roi les difficultés inouïes que rencontreraient le siège et l'assait de cette place. Il reçut de Madrid la réponse suivante : « Marquis, prenez Bréda. Moi, le Roi. »

La ville fut immédiatement investie et après une défense opiniâtre des assiégés, le prince Justin de Nassau qui la commandait dut faire sa soumission et remettre au vainqueur les clefs de la place forte.

Tel est le sujet que Velasquez a mise en scène.

Le gouverneur-général de Bréda s'avance au devant du marquis d'Espagne, et s'inclinant, tête nue, lui remet les clefs des portes. Derrière lui, se presse la foule de ses troupes, hérissées de hallebardes et de piques. Les Hollandais ont l'air pesant avec leurs grosses faces stupéfiées, leurs énormes bottes à chaudron, leur armures de buffle, leurs chausses larges. Véritablement le peintre ne s'est pas montré généreux pour les vaincus. Le contrase entre les Espagnols et les Flamands est trop accusé pour être absolument vrai. Et cependant quelle exquise figure que celle de ce cavalier vêtu de blanc qui se tient debout près d'un cheval ! c'est le seul seigneur de Hollande auquel Velasquez ait donné si fière mine.

L'armée castillane occupe l'autre côté de la toile. Le marquis de Spinola s'avance au devant du rince de Nassau et se dispose à l'embrasser. Comme il a grand air et superbe prestance sous sa cuirasse noire, le vaillant capitaine ! quel sourire tout à la fois bienveillant et fin ! Derrière lui, s'étage toute sa suite : seigneurs bardés de fer, pages écussonnés, et, à cheval derrière eux, la cohue des reîtres, avec leur feutres empanachés, leurs longues rapières, leur gorgerins poudreux, dress sous le ciel bleu le taillis de ses lances.

Quels admirable groupes ! quel magnifiques portraits ! comme ces têtes sont belles ! quelle vie dans ces yeux noirs, quelle grandeur dans ces poses ! Derrière le marquis castillan, il y a deux têtes de seigneurs, l'une qui regarde avec pitié l'humiliation des vaincus, l'autre qui nous fixe de son oeil dur. Ce sont deux incomparables merveilles. Enfin, appuyé contre le cadre et à moitié caché par un cheval, apparaît une figure intelligente et fière, celle du peintre qui nous occupe : Diégo Velasquez.

Quel homme que celui qui a peint la reddition de Bréda, le Silène ivre, le Crucifiement du couvent de religieuses de San Placido à Madrid, la toile connue en Espagne sous le nom de « las Meñinas », les Filles d'honneur ! Qu'il touche à des mendiants loqueteux ou à des aegypans en ribote ; qu'il aborde les grands drames de la passion ou qu'il peigne le portrait d'infantes aux cheveux blonds piqués d'une rose ; qu'il chante l'épopée des guerres ou la joie du buveur, quoi qu'il dessine, quoi qu'il peigne, Velasquez est un grand maître ! — Et quelle couleur il a, ce prodigieux artiste, des gris d'argent, des roses exquis, des blonds soufrés, toute une gamme charmeresse qui nous ravit ! Mais l'eau-forte de M. Laguillermie, direz-vous ? je n'ai rien à en dire, sinon que je pense que Velasquez l'eût vraiment signée, c'est, je crois, le plus bel éloge que j'en puisse faire.

Il est une pièce de maîtrise dans la vie de l'aqua-fortiste, celle qui reproduit fidèlement et vulgarise l'oeuvre capitale d'un grand maître. Léopold Flameng l'a faire avec la ronde du capitaine Bauning Cock, de Rembrandt ; M. Laguillermie vient de le faire avec le tableau des lances de Velasquez.