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À rebours (1884)

blue  Notice
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.
blue  Chapitre XIII-XIV.
blue  Chapitre XV-XVI.


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Chapitre XV.


Allumé comme un feu de paille, son enthousiasme pour le sustenteur tomba de même. D’abord engourdie, la dyspepsie nerveuse se réveilla ; puis, cette échauffante essence de nourriture détermina une telle irritation dans ses entrailles que des Esseintes dut, au plus tôt, en cesser l’usage.

La maladie reprit sa marche ; des phénomènes inconnus l’escortèrent. Après les cauchemars, les hallucinations de l’odorat, les troubles de la vue, la toux rèche, réglée de même qu’une horloge, les bruits des artères et du coeur et les suées froides, surgirent les illusions de l’ouïe, ces altérations qui ne se produisent que dans la dernière période du mal.

Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitement des murmures d’eau, des vols de guêpes, puis ces bruits se fondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d’un tour ; ce ronflement s’éclaircit, s’atténua et peu à peu se décida en un son argentin de cloche.

Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des ondes musicales, roulé dans les tourbillons mystiques de son enfance. Les chants appris chez les jésuites reparurent, établissant par eux-mêmes, le pensionnat, la chapelle, où ils avaient retenti, répercutant leurs hallucinations aux organes olfactifs et visuels, les voilant de fumée d’encens et de ténèbres irradiées par des lueurs de vitraux, sous de hauts cintres.

Chez les Pères, les cérémonies religieuses se pratiquaient en grande pompe ; un excellent organiste et une remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spirituels un délice artistique profitable au culte. L’organiste était amoureux des vieux maîtres et, aux jours fériés, il célébrait des messes de Palestrina et d’Orlando Lasso, des psaumes de Marcello, des oratorios de Haendel, des motets de Sébastien Bach, exécutait de préférence aux molles et faciles compilations du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des « Laudi spirituali » du XVIe siècle dont la sacerdotale beauté avait mainte fois capté des Esseintes.

Mais il avait surtout éprouvé d’ineffables allégresses à écouter le plain-chant que l’organiste avait maintenu en dépit des idées nouvelles.

Cette forme maintenant considérée comme une forme caduque et gothique de la liturgie chrétienne, comme une curiosité archéologique, comme une relique des anciens temps, c’était le verbe de l’antique église, l’âme du moyen âge; c’était la prière éternelle chantée, modulée suivant les élans de l’âme, l’hymne permanente élancée depuis des siècles vers le Très-Haut.

Cette mélodie traditionnelle était la seule qui, avec son puissant unisson, ses harmonies solennelles et massives, ainsi que des pierres de taille, put s’accoupler avec les vieilles basiliques et emplir les voûtes romanes dont elle semblait l’émanation et la voix même.

Combien de fois des Esseintes n’avait-il pas été saisi et courbé par un irrésistible souffle, alors que le « Christus factus est » du chant grégorien s’élevait dans la nef dont les piliers tremblaient parmi les mobiles nuées des encensoirs, ou que le faux-bourdon du « De profundis » gémissait, lugubre de même qu’un sanglot contenu, poignant ainsi qu’un appel désespéré de l’humanité pleurant sa destinée mortelle, implorant la miséricorde attendrie de son Sauveur !

En comparaison de ce chant magnifique, créé par le génie de l’église, impersonnel, anonyme comme l’orgue même dont l’inventeur est inconnu, toute musique religieuse lui paraissait profane. Au fond, dans toutes les oeuvres de Jomelli et de Porpora, de Carissimi et de Durante, dans les conceptions les plus admirables de Haendel et de Bach, il n’y avait pas la renonciation d’un succès public, le sacrifice d’un effet d’art, l’abdication d’un orgueil humain s’écoutant prier ; tout au plus, avec les imposantes messes de Lesueur célébrées à Saint-Roch, le style religieux s’affirmait-il, grave et auguste, se rapprochant au point de vue de l’âpre nudité, de l’austère majesté du vieux plain-chant.

Depuis lors, absolument révolté par ces prétextes à Stabat, imaginés par les Pergolèse et les Rossini, par toute cette intrusion de l’art mondain dans l’art liturgique, des Esseintes s’était tenu à l’écart de ces oeuvres équivoques que tolère l’indulgente église.

D’ailleurs, cette faiblesse consentie par désir de recettes et sous une fallacieuse apparence d’attrait pour les fidèles, avait aussitôt abouti à des chants empruntés à des opéras italiens, à d’abjectes cavatines, à d’indécents quadrilles, enlevés à grand orchestre dans les églises elles-mêmes converties en boudoirs, livrées aux histrions des théâtres qui bramaient dans les combles, alors qu’en bas les femmes combattaient à coups de toilettes et se pâmaient aux cris des cabots dont les impures voix souillaient les sons sacrés de l’orgue !

Depuis des années, il s’était obstinément refusé à prendre part à ces pieuses régalades, restant sur ses souvenirs d’enfance, regrettant même d’avoir entendu quelques Te Deum, inventés par de grands maîtres, car il se rappelait cet admirable Te Deum du plain-chant, cette hymne si simple, si grandiose, composée par un saint quelconque, un saint Ambroise ou un saint Hilaire, qui, à défaut des ressources compliquées d’un orchestre, à défaut de la mécanique musicale de la science moderne, révélait une ardente foi, une délirante jubilation, échappées, de l’âme de l’humanité tout entière, en des accents pénétrés, convaincus, presque célestes !

D’ailleurs, les idées de des Esseintes sur la musique étaient en flagrante contradiction avec les théories qu’il professait sur les autres arts. En fait de musique religieuse, il n’approuvait réellement que la musique monastique du moyen âge, cette musique émaciée qui agissait instinctivement sur ses nerfs, de même que certaines pages de la vieille latinité chrétienne; puis, il l’avouait lui-même, il était incapable de comprendre les ruses que les maîtres contemporains pouvaient avoir introduites dans l’art catholique ; d’abord, il n’avait pas étudié la musique avec cette passion qui l’avait porté vers la peinture et vers les lettres. Il jouait, ainsi que le premier venu, du piano, était, après de longs ânonnements, à peu près apte à mal déchiffrer une partition, mais il ignorait l’harmonie, la technique nécessaire pour saisir réellement une nuance, pour apprécier une finesse, pour savourer, en toute connaissance de cause, un raffinement.

D’autre part, la musique profane est un art de promiscuité lorsqu’on ne peut la lire chez soi, seul, ainsi qu’on lit un livre; afin de la déguster, il eût fallu se mêler à cet invariable public qui regorge dans les théâtres et qui assiège ce Cirque d’hiver où, sous un soleil frisant, dans une atmosphère de lavoir, l’on aperçoit un homme à tournure de charpentier, qui bat en l’air une rémolade et massacre des épisodes dessoudés de Wagner, à l’immense joie d’une inconsciente foule !

Il n’avait pas eu le courage de se plonger dans ce bain de multitude, pour aller écouter du Berlioz dont quelques fragments l’avaient pourtant subjugué par leurs exaltations passionnées et leurs bondissantes fougues, et il savait pertinemment aussi qu’il n’était pas une scène, pas même une phrase d’un opéra du prodigieux Wagner qui pût être impunément détachée de son ensemble.

Les morceaux, découpés et servis sur le plat d’un concert, perdaient toute signification, demeuraient privés de sens, attendu que, semblables à des chapitres qui se complètent les uns les autres et concourent tous à la même conclusion, au même but, ses mélodies lui servaient à dessiner le caractère de ses personnages, à incarner leurs pensées, à exprimer leurs mobiles, visibles ou secrets, et que leurs ingénieux et persistants retours n’étaient compréhensibles que pour les auditeurs qui suivaient le sujet depuis son exposition et voyaient peu à peu les personnages se préciser et grandir dans un milieu d’où l’on ne pouvait les enlever sans les voir dépérir, tels que des rameaux séparés d’un arbre.

Aussi des Esseintes pensait-il que, parmi cette tourbe de mélomanes qui s’extasiait, le dimanche, sur les banquettes, vingt à peine connaissaient la partition qu’on massacrait, quand les ouvreuses consentaient à se taire pour permettre d’écouter l’orchestre.

Etant donné également que l’intelligent patriotisme empêchait un théâtre français de représenter un opéra de Wagner, il n’y avait pour les curieux qui ignorent les arcanes de la musique et ne peuvent ou ne veulent se rendre à Bayreuth, qu’à rester chez soi, et c’est le raisonnable parti qu’il avait su prendre.

D’un autre côté, la musique plus publique, plus facile et les morceaux indépendants des vieux opéras ne le retenaient guère ; les bas fredons d’Auber et de Boieldieu, d’Adam et de Flotow et les lieux communs de rhétorique professés par les Ambroise Thomas et les Bazin lui répugnaient au même titre que les minauderies surannées et que les grâces populacières des Italiens. Il s’était donc résolument écarté de l’art musical, et, depuis des années que durait son abstention, il ne se rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre où il avait entendu du Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré ses nerfs à la façon des plus intimes et des plus tourmentés poèmes d’Edgar Poe.

Certaines parties pour violoncelle de Schumann l’avaient positivement laissé haletant et étranglé par l’étouffante boule de l’hystérie ; mais c’étaient surtout des lieders de Schubert qui l’avaient soulevé, jeté hors de lui, puis prostré de même qu’après une déperdition de fluide nerveux, après une ribote mystique d’âme.

Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu’aux os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues. Cette musique de désolation, criant du plus profond de l’être, le terrifiait en le charmant. Jamais, sans que de nerveuses larmes lui montassent aux yeux, il n’avait pu se répéter « les Plaintes de la jeune fille », car il y avait dans ce lamento, quelque chose de plus que de navré, quelque chose d’arraché qui lui fouillait les entrailles, quelque chose comme une fin d’amour dans un paysage triste.

Et toujours lorsqu’elles lui revenaient aux lèvres, ces exquises et funèbres plaintes évoquaient pour lui un site de banlieue, un site avare, muet, où, sans bruit, au loin, des files de gens, harassés par la vie, se perdaient, courbés en deux, dans le crépuscule, alors qu’abreuvé d’amertumes, gorgé de dégoût, il se sentait, dans la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé par une indicible mélancolie, par une opiniâtre détresse, dont la mystérieuse intensité excluait toute consolation, toute pitié, tout repos. Pareil à un glas de mort, ce chant désespéré le hantait, maintenant qu’il était couché, anéanti par la fièvre et agité par une anxiété d’autant plus inapaisable qu’il n’en discernait plus la cause. Il finissait par s’abandonner à la dérive, culbuté par le torrent d’angoisses que versait cette musique tout d’un coup endiguée, pour une minute, par le chant des psaumes qui s’élevait, sur un ton lent et bas, dans sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient frappées par des battants de cloches.

Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se posséda mieux et demanda au domestique de lui présenter une glace ; elle lui glissa aussitôt des mains ; il se reconnaissait à peine ; la figure était couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, la langue ridée, la peau rugueuse ; ses cheveux et sa barbe que le domestique n’avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaient encore à l’horreur de la face creuse, des yeux agrandis et liquoreux qui brûlaient d’un éclat fébrile dans cette tête de squelette, hérissée de poils. Plus que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui rejetaient tout essai de nourriture, plus que ce marasme où il plongeait, ce changement de visage l’effraya. Il se crut perdu, puis, dans l’accablement qui l’écrasa, une énergie d’homme acculé le mit sur son séant, lui donna la force d’écrire une lettre à son médecin de Paris et de commander au domestique de partir à l’instant à sa recherche et de le ramener, coûte que coûte, le jour même.

Subitement, il passa de l’abandon le plus complet au plus fortifiant espoir; ce médecin était un spécialiste célèbre, un docteur renommé pour ses cures des maladies nerveuses : « il doit avoir guéri des cas plus têtus et plus périlleux que les miens, se disait des Esseintes; à coup sur, je serai sur pied, dans quelques jours »; puis, à cette confiance, un désenchantement absolu succédait; si savants, si intuitifs qu’ils puissent être, les médecins ne connaissent rien aux névroses, dont ils ignorent jusqu’aux origines. De même que les autres, celui-là lui prescrirait l’éternel oxyde de zinc et la quinine, le bromure de potassium et la valériane ; qui sait, continuait-il, se raccrochant aux dernières branches, si ces remèdes m’ont été jusqu’alors infidèles, c’est sans doute parce que je n’ai pas su les utiliser à de justes doses.

Malgré tout, cette attente d’un soulagement le ravitaillait, mais il eut une appréhension nouvelle : pourvu que le médecin soit à Paris et qu’il veuille se déranger, et aussitôt la peur que son domestique ne l’eût pas rencontré, l’atterra. Il recommençait à défaillir, sautant, d’une seconde à l’autre, de l’espoir le plus insensé aux transes les plus folles, s’exagérant et ses chances de soudaine guérison et ses craintes de prompt danger ; les heures s’écoulèrent et le moment vint où, désespéré, à bout de force, convaincu que décidément le médecin n’arriverait pas, il se répéta rageusement que, s’il avait été secouru à temps, il eût été certainement sauvé ; puis sa colère contre le domestique, contre le médecin qu’il accusait de le laisser mourir, s’évanouit, et enfin il s’irrita contre lui-même, se reprochant d’avoir attendu aussi longtemps pour requérir un aide, se persuadant qu’il serait actuellement guéri s’il avait, depuis la veille seulement, réclamé des médicaments vigoureux et des soins utiles.

Peu à peu, ces alternatives d’alarmes et d’espérances qui cahotaient dans sa tête vide s’apaisèrent; ces chocs achevèrent de le briser ; il tomba dans un sommeil de lassitude traversé par des rêves incohérents, dans une sorte de syncope entrecoupée par des réveils sans connaissance ; il avait tellement fini par perdre la notion de ses désirs et de ses peurs qu’il demeura ahuri, n’éprouvant aucun étonnement, aucune joie, alors que tout à coup le médecin entra.

Le domestique l’avait sans doute mis au courant de l’existence menée par des Esseintes et des divers symptômes qu’il avait pu lui-même observer depuis le jour où il avait ramassé son maître, assommé par la violence des parfums, près de la fenêtre, car il questionna peu le malade dont il connaissait d’ailleurs et depuis de longues années les antécédents ; mais il l’examina, l’ausculta et observa avec attention les urines où certaines traînées blanches lui révélèrent l’une des causes les plus déterminantes de sa névrose. Il écrivit une ordonnance et, sans dire mot, partit, annonçant son prochain retour.

Cette visite réconforta des Esseintes qui s’effara pourtant de ce silence et adjura le domestique de ne pas lui cacher plus longtemps la vérité. Celui-ci lui affirma que le docteur ne manifestait aucune inquiétude et, si défiant qu’il fût, des Esseintes ne put saisir un signe quelconque qui décelât l’hésitation d’un mensonge sur le tranquille visage du vieil homme.

Alors ses pensées se déridèrent; d’ailleurs ses souffrances s’étaient tues et la faiblesse qu’il ressentait par tous les membres s’entait d’une certaine douceur, d’un certain dorlotement tout à la fois indécis et lent ; il fut enfin stupéfié et satisfait de ne pas être encombré de drogues et de fioles, et un pâle sourire remua les lèvres quand le domestique apporta un lavement nourrissant à la peptone et le prévint qu’il répéterait cet exercice trois fois dans les vingt-quatre heures.

L’opération réussit et des Esseintes ne put s’empêcher de s’adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l’existence qu’il s’était créée; son penchant vers l’artificiel avait maintenant, et sans même qu’il l’eût voulu, atteint l’exaucement suprême ; on n’irait pas plus loin ; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu’on pût commettre.

Ce serait délicieux, se disait-il, si l’on pouvait, une fois en pleine santé, continuer ce simple régime. Quelle économie de temps, quelle radicale délivrance de l’aversion qu’inspire aux gens sans appétit, la viande ! quel définitif débarras de la lassitude qui découle toujours du choix forcément restreint des mets ! quelle énergique protestation contre le bas péché de la gourmandise ! enfin quelle décisive insulte jetée à la face de cette vieille nature dont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes !

Et il poursuivait, se parlant à mi-voix : il serait facile de s’aiguiser la faim, en s’ingurgitant un sévère apéritif, puis lorsqu’on pourrait logiquement se dire : « Quelle heure se fait-il donc ? il me semble qu’il serait temps de se mettre à table, j’ai l’estomac dans les talons », on dresserait le couvert en déposant le magistral instrument sur la nappe et alors, le temps de réciter le bénédicité, et l’on aurait supprimé l’ennuyeuse et vulgaire corvée du repas.

Quelques jours après, le domestique présenta un lavement dont la couleur et dont l’odeur différaient absolument de celles de la peptone.

— Mais ce n’est plus le même ! s’écria des Esseintes qui regarda très ému le liquide versé dans l’appareil. Il demanda, comme dans un restaurant, la carte, et, dépliant l’ordonnance du médecin, il lut :


Huile de foie de morue.....20 grammes

Thé de boeuf....200 grammes

Vin de Bourgogne....200 grammes

Jaune d’oeuf....no 1.


Il resta rêveur. Lui qui n’avait pu, en raison du délabrement de son estomac, s’intéresser sérieusement à l’art de la cuisine, il se surprit tout à coup à méditer sur des combinaisons de faux gourmet ; puis, une idée biscornue lui traversa la cervelle. Peut-être le médecin avait-il cru que l’étrange palais de son client était déjà fatigué par le goût de la peptone ; peut-être avait-il voulu, pareil à un chef habile, varier la saveur des aliments, empêcher que la monotonie des plats n’amenât une complète inappétence. Une fois lancé dans ces réflexions, des Esseintes rédigea des recettes inédites, préparant des dîners maigres, pour le vendredi, forçant la dose d’huile de foie de morue et de vin et rayant le thé de boeuf ainsi qu’un manger gras, expressément interdit par l’église ; mais il n’eut bientôt plus à délibérer de ces boissons nourrissantes, car le médecin parvenait, peu à peu à dompter les vomissements et à lui faire avaler, par les voies ordinaires, un sirop de punch à la poudre de viande dont le vague arôme de cacao plaisait à sa réelle bouche.

Des semaines s’écoulèrent, et l’estomac se décida à fonctionner ; à certains instants, des nausées revenaient encore, que la bière de gingembre et la potion antiémétique de Rivière arrivaient pourtant à réduire.

Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent ; aidées par les pepsines, les véritables viandes furent digérées, les forces se rétablirent et des Esseintes put se tenir debout dans sa chambre et s’essayer à marcher, en s’appuyant sur une canne et en se soutenant aux coins des meubles ; au lieu de se réjouir de ce succès, il oublia ses souffrances défuntes, s’irrita de la longueur de la convalescence, et reprocha au médecin de le traîner ainsi à petits pas. Des essais infructueux ralentirent, il est vrai, la cure ; pas mieux que le quinquina, le fer, même mitigé par le laudanum, n’était accepte et l’on dut les remplacer par les arséniates, après quinze jours perdus en d’inutiles efforts, comme le constatait impatiemment des Esseintes.

Enfin, le moment échut où il put demeurer levé pendant des après-midi entières et se promener, sans aide, parmi ses pièces. Alors son cabinet de travail l’agaça ; des défauts auxquels l’habitude l’avait accoutumé lui sautèrent aux yeux, dès qu’il y revint après une longue absence.

Les couleurs choisies pour être vues aux lumières des lampes lui parurent se désaccorder aux lueurs du jour ; il pensa à les changer et combina pendant des heures de factieuses harmonies de teintes, d’hybrides accouplements d’étoffes et de cuirs.

— Décidément, je m’achemine vers la santé, se dit-il, relatant le retour de ses anciennes préoccupations, de ses vieux attraits.

Un matin, tandis qu’il contemplait ses murs orange et bleu, songeant à d’idéales tentures fabriquées avec des étoles de l’église grecque, rêvant à des dalmatiques russes d’orfroi, à des chapes en brocart, ramagées de lettres slavones figurées par des pierres de l’Oural et des rangs de perles, le médecin entra et, observant les regards de son malade, l’interrogea.

Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables souhaits, et il commençait à manigancer de nouvelles investigations de couleurs, à parler des concubinages et des ruptures de tons qu’il ménagerait, quand le médecin lui assena une douche glacée sur la tête, en lui affirmant d’une façon péremptoire, que ce ne serait pas, en tout cas dans ce logis qu’il mettrait à exécution ses projets.

Et, sans lui laisser le temps de respirer, il déclara qu’il était allé au plus pressé en rétablissant les fonctions digestives et qu’il fallait maintenant attaquer la névrose qui n’était nullement guérie et nécessiterait des années de régime et de soins. Il ajouta enfin qu’avant de tenter tout remède, avant de commencer tout traitement hydrothérapique, impossible d’ailleurs à suivre à Fontenay, il fallait quitter cette solitude, revenir à Paris, rentrer dans la vie commune, tâcher enfin de se distraire comme les autres.

— Mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs des autres, s’écria des Esseintes indigné !

Sans discuter cette opinion, le médecin assura simplement que ce changement radical d’existence qu’il exigeait était, à ses yeux, une question de vie ou de mort, une question de santé ou de folie compliquée à brève échéance de tubercules.

— Alors c’est la mort ou l’envoi au bagne ! s’exclama des Esseintes exaspéré.

Le médecin, qui était imbu de tous les préjugés d’un homme du monde, sourit et gagna la porte sans lui répondre.



Chapitre XVI.


Des Esseintes s’enferma dans sa chambre à coucher, se bouchant les oreilles aux coups de marteaux qui clouaient les caisses d’emballage apprêtées par les domestiques ; chaque coup lui frappait le coeur, lui enfonçait une souffrance vive, en pleine chair. L’arrêt rendu par le médecin s’accomplissait ; la crainte de subir, une fois de plus, les douleurs qu’il avait supportées, la peur d’une atroce agonie avaient agi plus puissamment sur des Esseintes que la haine de la détestable existence à laquelle la juridiction médicale le condamnait.

Et pourtant, se disait-il, il y a des gens qui vivent solitaires, sans parler à personne, qui s’absorbent à l’écart du monde, tels que les réclusionnaires et les trappistes, et rien ne prouve que ces malheureux et que ces sages deviennent des déments ou des phtisiques. Ces exemples, il les avait cités au docteur sans résultat ; celui-ci avait répété d’un ton sec et qui n’admettait plus aucune réplique, que son verdict, d’ailleurs confirmé par l’avis de tous les nosographes de la névrose, était que la distraction, que l’amusement, que la joie, pouvaient seuls influer sur cette maladie dont tout le côté spirituel échappait à la force chimique des remèdes ; et, impatienté par les récriminations de son malade, il avait, une dernière fois, déclaré qu’il se refusait à lui continuer ses soins s’il ne consentait pas à changer d’air, à vivre dans de nouvelles conditions d’hygiène.

Des Esseintes s’était aussitôt rendu à Paris, avait consulté d’autres spécialistes, leur avait impartialement soumis son cas, et, tous ayant, sans hésiter, approuvé les prescriptions de leur confrère, il avait loué un appartement encore inoccupé dans une maison neuve, était revenu à Fontenay et, blanc de rage, avait donné des ordres pour que le domestique préparât les malles.

Enfoui dans son fauteuil, il ruminait maintenant sur cette expresse observance qui bouleversait ses plans, rompait les attaches de sa vie présente, enterrait ses projets futurs. Ainsi, sa béatitude était finie ! ce havre qui l’abritait, il fallait l’abandonner, rentrer en plein dans cette intempérie de bêtise qui l’avait autrefois battu !

Les médecins parlaient d’amusement, de distraction ; et avec qui, et, avec quoi, voulaient-ils donc qu’il s’égayât et qu’il se plût ?

Est-ce qu’il ne s’était pas mis lui-même au ban de la société ? est-ce qu’il connaissait un homme dont l’existence essayerait, telle que la sienne, de se reléguer dans la contemplation, de se détenir dans le rêve ? est-ce qu’il connaissait un homme capable d’apprécier la délicatesse d’une phrase, le subtil d’une peinture, la quintessence d’une idée, un homme dont l’âme fût assez chantournée, pour comprendre Mallarmé et aimer Verlaine ?

Où, quand, dans quel monde devait-il sonder pour découvrir un esprit jumeau, un esprit détaché des lieux communs, bénissant le silence comme un bienfait, l’ingratitude comme un soulagement, la défiance comme un garage, comme un port ?

Dans le monde où il avait vécu, avant son départ pour Fontenay? — Mais la plupart des hobereaux qu’il avait fréquentés, avaient dû, depuis cette époque, se déprimer davantage dans les salons, s’abêtir devant les tables de jeux, s’achever dans les lèvres des filles ; la plupart même devaient s’être mariés; après avoir eu, leur vie durant, les restants des voyous, c’était leurs femmes qui possédaient maintenant les restes des voyoutes, car, maître des prémices, le peuple était le seul qui n’eût pas du rebut !

Quel joli chassé-croisé, quel bel échange que cette coutume adoptée par une société pourtant bégueule ! se disait des Esseintes.

Puis, la noblesse décomposée était morte ; l’aristocratie avait versé dans l’imbécillité ou dans l’ordure ! Elle s’éteignait dans le gâtisme de ses descendants dont les facultés baissaient à chaque génération et aboutissaient à des instincts de gorilles fermentés dans des crânes de palefreniers et de jockeys, ou bien encore, ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse, elle roulait dans la boue de procès qui la rendaient égale en turpitude aux autres classes.

Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la tenue héraldique, le maintien pompeux de cette antique caste avaient disparu. Les terres ne rapportant plus, elles avaient été avec les châteaux mises à l’encan, car l’or manquait pour acheter les maléfices vénériens aux descendants hébétés des vieilles races !

Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient toute vergogne à bas ; ils trempaient dans des gabegies, vannaient la bourbe des affaires, comparaissaient, ainsi que de vulgaires filous, en cour d’assises, et ils servaient à rehausser un peu la justice humaine qui, ne pouvant se dispenser toujours d’être partiale, finissait par les nommer bibliothécaires dans les maisons de force.

Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s’étaient aussi répercutés dans cette autre classe qui s’était constamment étayée sur la noblesse, dans le clergé. Maintenant on apercevait, aux quatrièmes pages des journaux, des annonces de cors aux pieds guéris par un prêtre. Les monastères s’étaient métamorphosés en des usines d’apothicaires et de liquoristes. Ils vendaient des recettes ou fabriquaient eux-mêmes : l’ordre de Cîteaux, du chocolat, de la trappistine, de la semouline et de l’alcoolature d’arnica ; les ff. maristes du biphosphate de chaux médicinal et de l’eau d’arquebuse ; les jacobins de l’élixir antiapoplectique ; les disciples de saint Benoît, de la bénédictine; les religieux de saint Bruno, de la chartreuse.

Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guise d’antiphonaires, les grands livres de commerce posaient sur des lutrins. De même qu’une lèpre, l’avidité du siècle ravageait l’église, courbait des moines sur des inventaires et des factures, transformait les supérieurs en des confiseurs et des médicastres, les frères lais et les convers, en de vulgaires emballeurs et de bas potards.

Et cependant, malgré tout, il n’y avait encore que les ecclésiastiques parmi lesquels des Esseintes pouvait espérer des relations appariées jusqu’à un certain point avec ses goûts ; dans la société de chanoines généralement doctes et bien élevés, il aurait pu passer quelques soirées affables et douillettes ; mais encore eût-il fallu qu’il partageât leurs croyances, qu’il ne flottât point entre des idées sceptiques et des élans de conviction qui remontaient de temps à autre, sur l’eau, soutenus par les souvenirs de son enfance.

Il eût fallu avoir des opinions identiques, ne pas admettre, et il le faisait volontiers dans ses moments d’ardeur, un catholicisme salé d’un peu de magie, comme sous Henri III, et d’un peu de sadisme, comme à la fin du dernier siècle. Ce cléricalisme spécial, ce mysticisme dépravé et artistement pervers vers lequel il s’acheminait, à certaines heures, ne pouvait même être discuté avec un prêtre qui ne l’eût pas compris ou l’eût aussitôt banni avec horreur.

Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème l’agitait. Il eût voulu que cet état de suspicion dans lequel il s’était vainement débattu, à Fontenay, prît fin ; maintenant qu’il devait faire peau neuve, il eût voulu se forcer à posséder la foi, à se l’incruster dès qu’il la tiendrait, à se la visser par des crampons dans l’âme, à la mettre enfin à l’abri de toutes ces réflexions qui l’ébranlent et qui la déracinent ; mais plus il la souhaitait et moins la vacance de son esprit se comblait, plus la visitation du Christ tardait à venir. à mesure même que sa faim religieuse s’augmentait, à mesure qu’il appelait de toutes ses forces, comme une rançon pour l’avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle, cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance à franchir l’épouvantait, des idées se pressaient dans son esprit toujours en ignition, repoussant sa volonté mal assise, rejetant par des motifs de bon sens, par des preuves de mathématique, les mystères et les dogmes !

Il faudrait pouvoir s’empêcher de discuter avec soi-même, se dit-il douloureusement ; il faudrait pouvoir fermer les yeux, se laisser emporter par ce courant, oublier ces maudites découvertes qui ont détruit l’édifice religieux, du haut en bas, depuis deux siècles.

Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiologistes ni les incrédules qui démolissent le catholicisme, ce sont les prêtres, eux-mêmes, dont les maladroits ouvrages extirperaient les convictions les plus tenaces.

Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en théologie, un frère prêcheur, le R.P. Rouard de Card, ne s’était-il pas trouvé qui, à l’aide d’une brochure intitulée : « De la falsification des substances sacramentelles » avait péremptoirement démontré que la majeure partie des messes n’était pas valide, par ce motif que les matières servant au culte étaient sophistiquées par des commerçants.

Depuis des années, les huiles saintes étaient adultérées par de la graisse de volaille ; la cire, par des os calcinés; l’encens, par de la vulgaire résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était pis, c’était que les substances, indispensables au saint sacrifice, les deux substances sans lesquelles aucune oblation n’est possible, avaient, elles aussi, été dénaturées : le vin, par de multiples coupages, par d’illicites introductions de bois de Fernambouc, de baies d’hièble, d’alcool, d’alun, de salicylate, de litharge ; le pain, ce pain de l’Eucharistie qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe !

Maintenant enfin, l’on était allé plus loin; l’on avait osé supprimer complètement le blé et d’éhontés marchands fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre !

Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C’était un fait indéniable, sûr; dans le second tome de sa théologie morale, S.E. le cardinal Gousset, avait, lui aussi, longuement traité cette question de la fraude au point de vue divin ; et, suivant l’incontestable autorité de ce maître, l’on ne pouvait consacrer le pain composé de farine d’avoine, de blé sarrasin, ou d’orge, et si le cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune discussion, prêter à aucun litige, quand il s’agissait d’une fécule qui, selon l’expression ecclésiastique, n’était, à aucun titre, matière compétente du sacrement.

Par suite de la manipulation rapide de la fécule et de la belle apparence que présentaient les pains azymes créés avec cette matière, cette indigne fourberie s’était tellement propagée que le mystère de la transsubstantiation n’existait presque jamais plus et que les prêtres et les fidèles communiaient, sans le savoir, avec des espèces neutres.

Ah ! le temps était loin où Radegonde, reine de France, préparait elle-même le pain destiné aux autels, le temps où, d’après les coutumes de Cluny, trois prêtres ou trois diacres, à jeun, vêtus de l’aube et de l’amict, se lavaient le visage et les doigts, triaient le froment, grain à grain, l’écrasaient sous la meule, pétrissaient la pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes sur un feu clair, en chantant des psaumes !

Tout cela n’empêche, se dit des Esseintes, que cette perspective d’être constamment dupé, même à la sainte table, n’est point faite pour enraciner des croyances déjà débiles ; puis, comment admettre cette omnipotence qu’arrêtent une pincée de fécule et un soupçon d’alcool ? Ces réflexions assombrirent encore l’aspect de sa vie future, rendirent son horizon plus menaçant et plus noir.

Décidément, il ne lui restait aucune rade, aucune berge. Qu’allait-il devenir dans ce Paris où il n’avait ni famille ni amis ? Aucun lien ne l’attachait plus à ce faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse, s’écaillait en une poussière de désuétude, gisait dans une société nouvelle comme une écale décrépite et vide ! Et quel point de contact pouvait-il exister entre lui et cette classe bourgeoise qui avait peu à peu monté, profitant de tous les désastres pour s’enrichir, suscitant toutes les catastrophes pour imposer le respect de ses attentats et de ses vols ?

Après l’aristocratie de la naissance, c’était maintenant l’aristocratie de l’argent; c’était le califat des comptoirs, le despotisme de la rue du Sentier, la tyrannie du commerce aux idées vénales et étroites, aux instincts vaniteux et fourbes.

Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée et que le clergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation frivole, leur jactance caduque, qu’elle dégradait par son manque de savoir-vivre, leur volait leurs défauts qu’elle convertissait en d’hypocrites vices; et, autoritaire et sournoise, basse et couarde, elle mitraillait sans pitié son éternelle et nécessaire dupe, la populace, qu’elle avait elle-même démuselée et apostée pour sauter à la gorge des vieilles castes !

Maintenant, c’était un fait acquis.Une fois sa besogne terminée, la plèbe avait été, par mesure d’hygiène, saignée à blanc ; le bourgeois, rassurée, trônait, jovial, de par la force de son argent et la contagion de sa sottise. Le résultat de son avènement avait été l’écrasement de toute intelligence, la négation de toute probité, la mort de tout art, et, en effet, les artistes avilis s’étaient agenouillés, et ils mangeaient, ardemment, de baisers les pieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient vivre !

C’était, en peinture, un déluge de niaiseries molles ; en littérature, une imtempérence de style plat et d’idées lâches, car il lui fallait de l’honnêteté au tripoteur d’affaires, de la vertu au flibustier qui pourchassait une dot pour son fils et refusait de payer celle de sa fille ; de l’amour chaste au voltairien qui accusait le clergé de viols, et s’en allait renifler hypocritement, bêtement, sans dépravation réelle d’art, dans les chambres troubles, l’eau grasse des cuvettes et le poivre tiède des jupes sales !

C’était le grand bagne de l’Amérique transporté sur notre continent ; c’était enfin, l’immense, la profonde, l’inconmensurable goujaterie du financier et du parvenu, rayonnant, tel qu’un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre, d’impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques !

Eh ! croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! s’écria des Esseintes, indigné par l’ignominie du spectacle qu’il évoquait ; ce cri rompit le cauchemar qui l’opprimait.

Ah ! fit-il, dire que tout cela n’est pas un rêve ! dire que je vais rentrer dans la turpide et servile cohue du siècle ! Il appelait à l’aide pour se cicatriser, les consolantes maximes de Schopenhauer, il se répétait le douloureux axiome de Pascal « L’âme ne voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense », mais les mots résonnaient, dans son esprit comme des sons privés de sens son ennui les désagrégeait, leur ôtait toute signification, toute vertu sédative, toute vigueur effective et douce.

Il s’apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme étaient impuissants à le soulager, que l’impossible croyance en une vie future serait seule apaisante.

Un accès de rage balayait, ainsi qu’un ouragan, ses essais de résignation, ses tentatives d’indifférence. Il ne pouvait se le dissimuler, il n’y avait rien, plus rien, tout était par terre ; les bourgeois bâfraient de même qu’à Clamart sur leurs genoux, dans du papier, sous les ruines grandioses de l’église qui étaient devenues un lieu de rendez-vous, un amas de décombres, souillées par d’inqualifiables quolibets et de scandaleuses gaudrioles. Est-ce que, pour montrer une bonne fois qu’il existait, le terrible Dieu de la Genèse et le pâle Décloué du Golgotha n’allaient point ranimer les cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flamme qui consumèrent les cités jadis réprouvées et les villes mortes ? Est-ce que cette fange allait continuer à couler et à couvrir de sa pestilence ce vieux monde où ne poussaient plus que des semailles d’iniquités et des moissons d’opprobres ?

La porte s’ouvrit brusquement; dans le lointain, encadrés par le chambranle, des hommes coiffés d’un lampion, avec des joues rasées et une mouche sous la lèvre, parurent, maniant des caisses et charriant des meubles, puis la porte se referma sur le domestique qui emportait des paquets de livres.

Des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.

— Dans deux jours je serai à Paris ; allons, fit-il, tout est bien fini ; comme un raz de marée, les vagues de la médiocrité humaine montent jusqu’au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j’ouvre, malgré moi, les digues. Ah ! le courage me fait défaut et le coeur me lève ! — Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir !